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Rudolf Bultmann, ou le souci de l’existence croyante

 

Rudolf Bultmann (1884-1976)

Sous de nombreux aspects, Rudolf Bultmann fut – et demeure souvent aujourd’hui encore ! – une figure contestée : pour les uns, il est un des principaux théologiens allemands du XXe siècle, auteur de contributions importantes dans diverses disciplines théologiques ; pour les autres, il est un penseur dangereux, à éviter soigneusement, parce que sa théologie conduit à réduire le message chrétien à rien, à en faire une simple philosophie tout humaine. Nous voulons tenter, dans ce petit dossier, de comprendre ce qu’il en est.

 Quelques indications sur la vie de Bultmann

Né le 20 août 1884 à Wiefelstede, dans le nord de l’Allemagne (région d’Oldenburg), Rudolf Bultmann était le fils aîné d’un pasteur luthérien. Au lycée d’Oldenburg (1895-1903), il eut comme camarade d’école le philosophe Karl Jaspers. Il choisit de faire ses études de théologie dans les Universités de Tübingen, Berlin et Marbourg. Parmi les différents professeurs qui l’ont marqué durant ces années de formation, on en retiendra deux surtout : Hermann Gunkel à Berlin, chez qui il a été formé à l’école de l’histoire des religions (religionsgeschichtliche Schule), s’attachant à interpréter le christianisme primitif dans le contexte des religions de l’Antiquité tardive ; Wilhelm Herrmann à Marbourg, qui l’inspira fortement sous l’angle théologique, notamment en lui permettant un approfondissement de la pensée de Luther, qui restera une référence constante dans son œuvre. Ces enseignements, issus de la théologie libérale du XIXe siècle, garderont leur importance, même si Bultmann choisit plus tard d’autres options.

Après son doctorat en 1910, avec une thèse consacrée à une comparaison entre le style de la prédication de l’apôtre Paul et la diatribe des stoïciens, et son habilitation en 1912, avec une thèse consacrée à un exégète antique de l’école d’Antioche, Théodore de Mopsueste, Bultmann commence tout d’abord sa carrière d’exégète du Nouveau Testament comme professeur extraordinaire à Breslau (1916-1920), puis comme professeur ordinaire à Giessen (1920-1921). En 1917, il épouse Helene Feldmann, et de cette union naîtront trois filles (en 1918, 1920 et 1924). En 1921, il devient professeur à Marbourg, et le restera jusqu’à sa retraite en 1951. C’est dans cette ville aussi qu’il vivra jusqu’à son décès en 1976.Dans la première moitié des années 1920, il se ralliera rapidement au mouvement de la théologie dialectique, établissant des contacts réguliers avec Karl Barth, Emil Brunner, Friedrich Gogarten et Eduard Thurneysen. La seconde moitié des années 1920 seront également marquées par la rencontre, décisive pour son oeuvre, du philosophe Martin Heidegger, avec lequel il travaillera de manière intense, avant qu’il ne quitte Marbourg pour Fribourg en Brisgau.

Durant les années de la montée du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, Bultmann, même s’il garde ses fonctions professorales à l’Université de Marbourg, s’engage activement dans la lutte contre le régime, par son soutien aux prises de position critiques de sa Faculté, ses prédications, ses contacts avec les membres de l’Église confessante, ses liens avec des étudiants et des collègues juifs.

La période d’après-guerre sera surtout marquée par les débats autour de son programme de la démythologisation, sur lequel nous reviendrons plus bas, ainsi que par diverses discussions avec ses élèves (Herbert Braun, Gerhard Ebeling, Ernst Fuchs, Ernst Käsemann), notamment concernant la signification du Jésus historique pour la foi chrétienne.

 Un exégète du Nouveau Testament d’abord

Tant dans son enseignement que dans ses publications, Bultmann s’est d’abord distingué en tantqu’exégète du Nouveau Testament. Après ses travaux de qualification académique, déjà mentionnés ci-dessus, Bultmann commence par s’intéresser à une analyse détaillée des formes littéraires dans lesquelles se transmet la tradition des évangiles synoptiques (L’histoire de la tradition synoptique, en allemand en 1921 ; trad. française en 1973). En 1926 paraît un livre consacré à Jésus, qui rompt avec les vies de Jésus du XIXe siècle en ce qu’il se concentre uniquement sur une présentation de la prédication de Jésus, laissant de côté la question de la personnalité de Jésus (Jésus, en allemand en 1926 ; trad. française en 1968). Suivent alors ses deux œuvres maîtresses : un grand commentaire de l’évangile de Jean (Das Evangelium des Johannes, 1941), et une synthèse théologique du Nouveau Testament (Theologie des Neuen Testaments, 1948). On peut ajouter à ce petit panorama un commentaire des trois épîtres de Jean (Die drei Johannesbriefe, 1967) et un cours consacré à l’exégèse de la seconde épître de Paul aux Corinthiens (Der zweite Brief an die Korinther, 1976), ainsi qu’un grand recueil d’articles exégétiques (Exegetica, 1967).

Mais on n’oubliera pas non plus de mentionner un ouvrage dans lequel on retrouve l’influence de l’école de l’histoire des religions, une présentation du christianisme primitif dans le contexte des religions antiques (Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, en allemand en 1949 ; trad. française en 1950).

 

 Méthode historico-critique et interprétation existentiale

Héritée de la tradition libérale du XIXe siècle, c’est la méthode qu’on appelle historico-critique qui guide le travail exégétique de Bultmann. Comme son nom l’indique, cette méthode consiste en une approche critique des données historiques, et notamment des textes, en s’efforçant de saisir, avec les principes et les moyens de la raison, le sens premier du texte en l’interprétant dans son contexte initial de communication. Développée d’abord par des philosophes et des historiens, elle a été reprise, aux XVIIe et XVIIIe siècles déjà, par les biblistes des facultés de théologie protestantes. L’un des plus célèbres est Johann Salomo Semler, à Halle, dont on retrouve le nom dans ce qu’on a appelé parfois le« principe de Semler » pour dire la règle fondamentale de cette méthode. On retrouve également ce principe chez Bultmann : « L’interprétation des écrits bibliques n’est pas soumise à d’autres conditions de compréhension que celles auxquelles toute autre littérature est soumise. » (« Le problème de l’herméneutique » – cf. références en fin de texte, avec l’extrait de Bultmann, tiré du même article). Autrement dit : on lira ces textes bibliques indépendamment de toute autorité religieuse qu’on pourrait leur attribuer et qui leur donnerait un statut spécial, exigeant une lecture spécifique, guidée par des présupposés extérieurs à la démarche historique.

Mais, pour Bultmann, ce travail critique sur les textes, qui les met consciemment à distance pour les interpréter dans leur lieu d’insertion historique, n’est pas un but en soi, et il n’est donc pas possible de s’arrêter là. Ce travail doit permettre de faire rejaillir le sens premier dans la situation présente et donc être au service des textes dans leur potentiel d’interpellation actuelle. La tradition exégétique peut parler à cet égard de l’application, de l’actualisation ou de l’appropriation des textes. C’est grâce à la rencontre de Heidegger que Bultmann pourra affiner ce second pôle de la lecture des textes néotestamentaires. En effet, travaillant avec ce philosophe au moment où ce dernier élabore son ouvrage Être et temps (Sein und Zeit, 1927), il découvre chez lui un outillage qu’il estime adéquat pour son travail d’exégète. L’analyse phénoménologique des structures fondamentales de l’existence humaine, l’être-au-monde, l’être-avec, le souci, la temporalité, l’être-pour-la-mort, etc., permet à Bultmann de parler d’une interprétation existentiale des textes bibliques comme du but ultime de l’exégèse historico-critique. Par le biais de Heidegger, il retrouve des intuitions déjà perçues chez Luther et Kierkegaard.

Les textes véhiculent un message existentiel que Bultmann caractérise à l’aide du terme d’origine grecque kérygme (proclamation de la foi, du verbe kerussein, « proclamer, prêcher »). Ce message interpelle le lecteur dans son existence, l’appelant à une compréhension de soi nouvelle. C’est pourquoi, comme le dit l’extrait choisi ci-dessous, il serait faux de demander à l’interprète de faire taire sa subjectivité, dans le souci d’obtenir une prétendue objectivité de l’interprétation. Il faut au contraire que l’interprète se laisse interpeller au plus profond de ce qui le constitue, s’il veut véritablement comprendre le texte. C’est pourquoi Bultmann peut dire, de manière consciemment paradoxale, que l’interprétation « la plus subjective » est aussi « la plus objective ».

Ce que nous venons d’expliciter brièvement fait partie de l’herméneutique (science de l’interprétation des textes, du verbe grec hermeneuein, « exprimer, traduire, interpréter, comprendre »), c’est-à-dire d’une théorie de l’interprétation, qui doit réfléchir aux tenants et aux aboutissants du travail d’interprétation, et en expliciterles principes et les limites. Pour Bultmann, une telle réflexion herméneutique doit constamment accompagner l’effort exégétique, et elle exige donc de placer ce dernier dans un contexte méthodologique plus vaste.

L’ascension d’Élie.

 Toute la théologie sous le signe de l’herméneutique

En tant qu’exégète, Bultmann ne se conçoit pas seulement comme un historien, mais comme un théologien. Il porte donc le souci de ce qu’est la théologie en tant que telle, dans ses principes fondamentaux, ses méthodes et ses disciplines. En témoigne un cours d’initiation consacré à la définition de la théologie, donné plusieurs fois durant sa carrière et publié à titre posthume, à l’occasion du centenaire de sa naissance (Theologische Enzyklopädie, 1984).

Cette réflexion théologique se trouve tout entière placée sous le signe de l’herméneutique, en dialogue constant avec Luther et Kierkegaard, mais aussi Schleiermacher et Dilthey. Cet accent s’exprime de la manière la plus claire dans le titre choisi pour les quatre tomes d’articles relevant de cette herméneutique théologique : ils sont tous inscrits dans la tension entre le « croire » et le « comprendre » (Glauben und Verstehen, 1933-1965 ; trad. française en deux tomes sous le titre Foi et compréhension, 1969-1970). Le « croire » est toujours solidaire d’un « comprendre », et cela permet à Bultmann d’assumer son appartenance au mouvement de la théologie dialectique, même si l’insistance bultmannienne sur l’herméneutique irrite son collègue bâlois Karl Barth, qui tend de plus en plus, au fil des ans, à l’accuser de vouloir « anthropologiser » la théologie, ne respectant pas le caractère radicalement « tout autre » de Dieu, transformant celui-ci en une donnée de la religiosité humaine.

Cette critique touche un point central du principe dialectique chez Bultmann : il n’y a pas de sens à parler de Dieu si l’on ne parle pas en même temps de l’existence humaine. Pour le dire autrement : théologie et anthropologie sont solidaires, et Bultmann peut, sur ce point, se référer aux Réformateurs qui soulignent que la théologie est connaissance de Dieu et de l’homme, ou pour le dire avec les mots de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin : que « la connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes ». C’est ce qui conduit Bultmann, lorsque Barth et Brunner s’affrontent en 1934 sur le problème de la théologie naturelle, à se placer plutôt du côté de Brunner. Il le fait, certes, avec ses propres catégories : la communication du kérygme, si elle veut atteindre son destinataire, doit prendre en compte que ce dernier est déjà habité par une précompréhension de ce qui est en jeu dans ce kérygme ; si celui-ci veut s’opposer à cette précompréhension pour permettre à l’être humain d’accéder à une compréhension nouvelle, il ne peut le faire qu’en se rattachant à cette précompréhension, pour la transformer de l’intérieur.

Cette herméneutique dialectique conduit le théologien Bultmann non seulement à réfléchir, sous un angle pratique, sur les conditions actuelles de la prédication, mais aussi à se faire lui-même prédicateur. La théologie n’a de sens que si elle débouche sur cette tâche de proclamer le kérygme que l’exégète fait ressortir des textes et qui, par le ministère du prédicateur, vient interpeller les humains d’aujourd’hui. Cette activité de prédicateur se trouve reflétée dans deux recueils de prédications : les Marburger Predigten, données durant les années 1930-1940 et publiées par Bultmann lui-même en 1956, et le recueil Das verkündigende Wort, publié à titre posthume, en 1984, et contenant des prédications datant de 1906 à 1941.

Le bouc émissaire

 Le programme de la démythologisation

Tout ce qui précède est requis pour bien comprendre ce que Bultmann appellera son programme de démythologisation. En effet, ce programme n’innove rien fondamentalement, mais ne fait que tirer les conséquences de l’interprétation existentiale et de son exigence d’intelligibilité.

C’est en 1941, à l’occasion d’une rencontre pastorale à Alpirsbach, que Bultmann exposera la première fois ce programme. Le contexte historique n’est pas totalement indifférent : on peut lire entre les lignes de l’exposé magistral de Bultmann aussi bien une critique de la mythologie du régime nazi qu’une démarcation à l’égard de l’herméneutique très conservatrice de l’Église confessante. Cet exposé, intitulé « Nouveau Testament et mythologie » (trad. française, avec d’autres articles, dans le recueil L’interprétation du Nouveau Testament, en 1955 ; nouvelle trad. française en 2013 – cf. références ci-dessous), suscitera un débat de plusieurs décennies, non seulement parmi les théologiens et les philosophes, mais aussi jusque dans l’espace public, dans les journaux et à la radio. Différents mouvements évangéliques et fondamentalistes contribueront à une véritable « diabolisation » de Bultmann, souvent plus sur la base de préjugés et de rumeurs qu’à partir d’une lecture attentive. Les contributions théologiques et philosophiques sont documentées dans une série intitulée Kerygma und Mythos, comportant environ une quinzaine de volumes. Cette vaste discussion obligera Bultmann à préciser sa position par rapport aux critiques et malentendus : il le fera dans des articles, et notamment une série de conférences données en Amérique et intitulées Jésus-Christ et la mythologie (publiées en trad. française en 1968, avec Jésus).

Quelles sont les thèses centrales de ce programme très contesté ?

Bultmann entreprend tout d’abord de montrer que les textes néotestamentaires véhiculent un langage qui n’est plus le nôtre, au XXe siècle. Alors que nous pensons notre rapport au monde sous le signe des acquis des sciences modernes, la conception du monde de l’Antiquité tardive, dont les textes sont imprégnés, est, elle, mythologique. Le monde est conçu comme un ensemble à trois étages, le monde des hommes, au milieu, étant exposé simultanément aux interventions du divin, se situant au-dessus, dans les cieux, et aux interventions du diabolique, des démons, vivant au-dessous, dans les enfers. Ainsi, le monde humain est le champ de bataille constant entre les forces divines et diaboliques, et les mythes racontent les péripéties multiples de cet affrontement, tant en ce qui concerne les origines (protologie) que la fin des temps (eschatologie). Pour Bultmann, il est nécessaire de libérer les textes du carcan de la conception mythologique du monde, et c’est cet effort qu’il appelle la démythologisation. L’argumentation par laquelle il justifie la mise en œuvre de ce programme se situe à différents niveaux.

 Différents niveaux d’argumentation

Nous avons déjà évoqué l’un des niveaux en parlant de l’incompatibilité entre la conception du monde mythologique des textes et la conception du monde scientifique qu’est la nôtre. Il en va ici d’une exigence de responsabilité et d’intelligibilité. Il n’est pas possible de continuer à croire en la mythologie sans opérer un sacrifice de son intelligence. L’honnêteté intellectuelle exige que je rende compte de manière intelligible de la signification des textes pour une époque marquée par les sciences modernes (on ne peut pas croire en la possession par des forces démoniaques et en même temps solliciter un traitement médical sur des bases scientifiques). Cette tâche d’intelligibilité inclut celle du prédicateur : la proclamation du kérygme doit se faire dans un langage compréhensible aujourd’hui. Exiger des contemporains qu’ils croient encore en les représentations mythologiques revient à susciter de faux scandales qui obstruent l’accès au vrai scandale, celui du Christ crucifié, manifestation de la force et sagesse de Dieu (1 Co 1,18-25). Cette parole de la croix de l’apôtre Paul doit pouvoir être proclamée sans exiger des auditeurs qu’ils renoncent à leur conception moderne du monde.

Un deuxième niveau d’argumentation concerne une ambiguïté constitutive du langage mythologique lui-même. En lui s’expriment des paroles portant sur les dimensions fondamentales de l’existence humaine, sa genèse, ses failles, son basculement dans la culpabilité, son aspiration à la réparation, sa destinée ultime, etc., et, dans tout cela, les péripéties de son rapport à la transcendance. Il y a donc dans les mythes une portée indubitablement existentiale. Mais en même temps, le mythe parle de ce qui constitue la transcendance, de « ce qui n’est pas de ce monde », en des termes utilisés habituellement pour parler des « choses de ce monde », comme si l’au-delà était dicible dans les catégories de l’ici-bas. C’est ce que Bultmann appelle la dimension objectivante de la mythologie. La démythologisation devra donc dégager la dimension existentiale du mythe de sa tendance inhérente à l’objectivation.

Il résulte de cette ambiguïté du mythe un troisième niveau d’argumentation : en objectivant la transcendance, en la rendant immédiatement tangible (en la « mondéanisant », dira Bultmann), la mythologie tend à rassurer l’être humain, à le sécuriser en lui suggérant qu’il est inscrit dans un ordre du monde tel que Dieu l’a voulu de tout temps et qui donc durera à jamais, puisque Dieu vaincra le mal une fois pour toutes. Une telle sécurisation est en contradiction avec le message de la justification par la foi seule, comme l’était aussi la sécurisation garantie à l’époque de Luther par la piété des indulgences. La démythologisation est donc dans la droite ligne de la Réformation du XVIe siècle : comme Luther a dénoncé la fausse assurance des indulgences pour souligner le risque inhérent à la confiance, la démythologisation doit réaffirmer la « crise de la foi » aujourd’hui, qui revendique l’être humain sans lui donner des garanties.

Enfin, il faut souligner un quatrième niveau d’argumentation : lorsqu’on lit de manière attentive les textes du Nouveau Testament, on peut observer qu’ils commencent eux-mêmes déjà un travail de démythologisation, certes de manière partielle et rudimentaire. Ainsi, par exemple, lorsque Jésus dit dans l’évangile de Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient – et maintenant elle est là – où les morts entendront la voix du Fils de Dieu » (Jn 5,25), la petite incise « et maintenant elle est là » est démythologisante. Ce même évangile démythologise le jugement de la fin des temps en proclamant qu’il a déjà lieu en Jésus et que celui qui ne croit pas en lui « est déjà jugé » (Jn 3,18). De même, il y a déjà démythologisation lorsque Paul ou les évangiles synoptiques appellent le croyant à la vigilance en soulignant que nul ne peut savoir ni le jour, ni l’heure, et que le jour du Seigneur viendra « comme un voleur dans la nuit » (1 Th 5,2 ; Mc 13,35-37). On s’inscrit donc dans la ligne des textes eux-mêmes en poursuivant de manière plus méthodique ce qu’ils ont déjà partiellement mis en route.

 Comment démythologiser ?

Comment l’effort de démythologisation doit-il être mis en œuvre ? Bultmann, contrairement à ce qu’on a pu ensuite lui reprocher, a toujours souligné qu’il ne s’agissait pas d’un processus sélectif. Il n’est pas question de choisir certains passages au détriment d’autres, donc d’opérer des coupures. Il n’est pas non plus question de se débarrasser une fois pour toutes des représentations mythologiques. La démythologisation est de nature herméneutique : il s’agit non pas de supprimer, mais d’interpréter les représentations mythologiques, pour en dégager les significations existentielles qui s’y cachent. En ce sens, il y a une très forte continuité entre l’interprétation existentiale et la démythologisation : la seconde est la conséquence logique de la première. C’est donc dans un autre langage qu’il faudra pouvoir redire ce que le langage mythologique veut signifier, et la conviction de Bultmann, c’est que ce langage peut être trouvé dans la philosophie de l’existence, non seulement chez Heidegger, mais aussi chez Kierkegaard et chez d’autres « pères », comme Pascal, Luther ou Augustin.

 Quelques questions ouvertes

Dans le tourbillon suscité par les propositions de Bultmann, de multiples questions critiques ont été débattues, dans une atmosphère souvent passionnée et polémique, conduisant à des simplifications abusives. Ainsi, négligeant son accent sur l’interprétation, on a pu reprocher à Bultmann de vouloir retrancher systématiquement les aspects mythologiques du christianisme et donc de ne plus s’arrêter, faisant même de Jésus-Christ un mythe. On l’a condamné comme le « grand réducteur », qui fait du message chrétien une simple philosophie de l’existence.

Dans un climat plus serein, des questions plus pertinentes ont été posées, notamment par Paul Ricoeur, invitant à poursuivre à frais nouveaux la réflexion herméneutique de Bultmann. Peut-on vraiment dissocier complètement le kérygme et le langage mythique ? Le mythe n’est-il pas d’abord narration (mythos en grec signifie « récit »), et le kérygme n’a-t-il pas fondamentalement besoin d’une dimension narrative ? Bultmann a-t-il suffisamment réfléchi au statut du langage dans la communication du message ? Ne considère-t-il pas trop les langages comme simplement interchangeables ? Le langage existential peut-il être performant pour la proclamation du kérygme ? Et lorsque Dieu est interprété comme « acte », rend-on suffisamment compte de ce qu’est Dieu ?

Bultmann n’a jamais estimé être parvenu au terme de sa réflexion et a donc accepté en toute humilité et lucidité de la poursuivre, à condition qu’elle soit au service du souci qui fut constamment le sien : la pertinence de l’existence croyante aujourd’hui.

Vouloir que l’interprète fasse taire sa subjectivité, étouffe son individualité afin d’arriver à une connaissance objective est donc la plus impensable des absurdités. Une telle exigence n’est sensée et justifiée que si l’on veut dire que l’interprète doit faire taire ses désirs personnels en ce qui concerne les résultats de l’interprétation […]. À coup sûr l’absence de présupposition quant aux résultats est évidemment et inconditionnellement exigée pour l’interprétation comme pour toute recherche scientifique. Mais pour le reste cette exigence méconnaît totalement l’essence de la véritable compréhension. Celle-ci présuppose en effet de la part du sujet qui comprend la plus grande vivacité possible, le déploiement le plus riche possible de son individualité. De même que l’interprétation d’une œuvre poétique ou artistique n’est possible que pour celui qui se laisse prendre par elle, pareillement celui-là seul peut comprendre un texte politique ou sociologique qui se sent concerné par les problèmes de la vie politique et sociale. Cela vaut aussi enfin de la compréhension vers laquelle Schleiermacher et Dilthey orientent leur théorie herméneutique, […] à savoir l’interprétation qui interroge les textes sur les possibilités de l’existence humaine en tant que nôtre. L’interprétation “la plus subjective possible” est ici “la plus objective”, c’est-à-dire que celui-là seul peut percevoir l’exigence du texte qui se sent concerné par le problème de sa propre existence.

 Tiré de l’article « Le problème herméneutique », dans : Foi et compréhension, tome 1 : L’historicité de l’homme et de la révélation, traduit de l’allemand par André Malet, Paris, Seuil, 1970, p. 619-620.

 

Pour continuer la réflexion :

 André Malet, Bultmann et la mort de Dieu. Présentation, choix de textes, biographie, bibliographie, Paris, Éditions Seghers (collection « Philosophes de tous les temps »), 1968 (c’est à André Malet que nous devons la plupart des traductions françaises de Bultmann).

 Rudolf Bultmann, Nouveau Testament et mythologie. Avec un texte inédit de Paul Ricœur, Genève, Labor et Fides, 2013.

 Pour celles et ceux qui lisent l’allemand, une biographie détaillée : Konrad Hammann, Rudolf Bultmann. Eine Biographie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009.

À lire l’article de Laurent Gagnebin  » Rencontrer la pensée de Rudolf Bultman (1884-1976) « 

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À propos Pierre Bühler

Après une thèse de doctorat sous la direction de Gerhard Ebeling, Pierre Bühler a été professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel puis à l’Université de Zurich. Spécialiste de Luther, Kierkegaard et Ricœur, il a travaillé sur l’herméneutique, les rapports entre foi et raison ainsi qu’entre littérature et théologie.

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