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Quelle vérité dans le credo ? Vers un post-libéralisme

 

George Lindbeck (né en 1923

Le théologien luthérien américain George Lindbeck a publié en 1984 un ouvrage, traduit en français en 2002, qui a pour titre La nature des doctrines, religion et théologie à l’âge du post-libéralisme. Il y expose une manière « postlibérale » de penser les doctrines du christianisme (et en particulier, celles mentionnées dans le credo). Ses thèses devraient intéresser les lecteurs d’Évangile et Liberté qui souvent, tout en se reconnaissant chrétiens, ne savent que faire du credo.

De plus, l’Église protestante unie de France se prépare à élaborer une nouvelle Déclaration de foi. Il peut donc être utile de réfléchir à la fonction, au sens et à la vérité des articles de foi confessés par l’ensemble des Églises chrétiennes. D’ailleurs, certaines des thèses de l’ouvrage de Lindbeck ont été présentées par le théologien Marc Boss dans le dossier Ressources d’octobre 2015 édité par l’Église pour préparer l’élaboration de cette nouvelle Déclaration de foi.

 Croit-on ce que l’on confesse ?

Rudolf Otto (1869-1937).

L’approche « post-libérale » de Lindbeck se démarque non seulement de l’orthodoxie traditionnelle mais aussi des conceptions du libéralisme protestant. Voyons pourquoi.

Pour la dogmatique orthodoxe (qu’elle soit celle du catholicisme, de l’orthodoxie ou du protestantisme orthodoxe), les articles de foi, en particulier ceux du credo, décrivent des réalités objectives, factuelles et ontologiques. Lorsque l’on dit « Dieu est le créateur du ciel et de la terre, Jésus-Christ est né d’une femme vierge, il est ressuscité, etc. », ces énoncés sont censés décrire des faits et c’est pour cela qu’ils sont vrais. On leur reconnaît une vérité « ontologique ».

En revanche, pour les libéraux, ces énoncés sont vus non comme la description même imagée de faits (L’Espoir de Malraux décrit, de manière imagée, la guerre d’Espagne ; ce roman n’en est pas moins la description d’un fait historique), mais comme l’expression symbolique du sentiment religieux, spirituel et mystique de ceux qui les professent. Cette religiosité spontanée, naturelle et plus ou moins instinctive peut avoir des formes différentes : sentiment qu’il y a du divin au-dessus ou au-dedans de nous, sentiment d’être dépendant de forces surnaturelles (Schleiermacher), croyance en la puissance d’énergies cosmiques (Rudolph Otto), besoin d’un père idéalisé (Freud), préoccupation d’un Ultime nécessaire (Paul Tillich), sentiment de manque et de détresse suscitant un appel au secours adressé au « Ciel » (cf. les Psaumes), etc. Le croyant rend compte de cette religiosité imprécise et polymorphe par les formulations des articles du credo. Ainsi le fait de s’étonner devant l’existence de l’univers et son organisation s’exprime par l’énoncé doctrinal « Dieu est le créateur du ciel et de la terre », le sentiment qu’il y a un au delà de la mort s’exprime sous la forme « Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts », le fait que la vie soit donnée à tous, bons ou méchants, avec une égale mansuétude conduit à confesser que Dieu est bon et qu’il pardonne les pécheurs, etc.

Sigmund Freud (1856-1939)

Selon cette manière de voir, les articles de foi sur Dieu, la trinité, la rédemption par le Christ etc. constituent des projections à l’extérieur de soi de l’expérience que les hommes ont du divin et aussi de la culpabilité, de l’espérance, etc. Par exemple, chez Luther, ce serait son angoisse devant son inaptitude à donner par lui-même un sens à sa vie qui l’aurait conduit à élaborer la doctrine de la justification par grâce seule. Ce qui incite à critiquer cette conception, c’est que, alors que les hommes ont plus ou moins les mêmes affects psychiques, le discours théologique se formule de façon très différente selon les religions. De plus, il y a un écart, et même un saut, entre le sentiment religieux naturel et les énoncés des confessions de foi. Les corréler est, de fait, souvent quelque peu acrobatique et artificiel.

C’est pourquoi Lindbeck propose une tout autre approche. Pour lui, les religions font partie de la culture d’un peuple et cette culture, c’est-à-dire les formes de vie, les manières de voir, les règles sociales qu’elle institue et transmet n’ont pas ou peu d’assise dans la psyché humaine. Chaque peuple a sa culture, et celle-ci, tout comme une langue, se forme, se développe, se modifie et se transmet selon ses propres lois. Ainsi, les articles de foi et les doctrines théologiques constituent un idiome culturel, social, traditionnel dans un milieu social donné. Ce sont des « idées reçues », des « on dit », des « adages », des rituels langagiers, voire des slogans transmis par la coutume et l’éducation. Certes, ils permettent l’expression de la religiosité des membres de ce groupe social, mais ils n’en sont ni l’émanation, ni la traduction, même symbolique. Les doctrines du christianisme constituent donc un « jeu de langage » (selon l’expression de Wittgenstein) tout à fait autonome, voire autarcique. De fait, la dogmatique du christianisme s’est construite et développée dans la matrice d’autres énoncés doctrinaux déjà en cours sans que l’on puisse identifier un premier commencement qui serait fondateur. Ainsi, pour Paul et ses disciples, l’énoncé « Jésus est le Christ et le Fils de Dieu, il est mort pour nos péchés et ressuscité d’entre les morts » avait pour fonction de convaincre les juifs que Jésus était bien le Messie qu’ils attendaient et que leurs Écritures et leur propre conception doctrinale avaient préalablement annoncé. Paul écrit en effet : « Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’ai aussi reçu, que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures ; il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures » (1 Co 15,3-4). Ainsi les doctrines théologiques du christianisme constituent un code rhétorique et linguistique propre à un milieu culturel. Les « socles » des articles de foi (l’autorité du Christ, celle des Écritures, celle de l’enseignement professé par l’Église, par exemple les Sola gratia, Solus Christus, Sola scriptura du protestantisme) se fondent les uns par les autres, en boucle, par un jeu de hiérarchies enchevêtrées. L’Église, pour dispenser son enseignement, dit se fonder sur les Écritures et la prédication du Christ, mais c’est elle qui a décrété que ces Écritures et cette prédication avaient autorité. Autrement dit, le discours doctrinal du Christianisme constitue un « château en l’air » qui ne repose ni sur des fondements ontologiques et factuels, ni même sur la religiosité naturelle des fidèles.

Les articles de foi du christianisme ont-ils une vérité ?

Paul Tillich (1886-1965)

Dès lors, quelle vérité peut-on reconnaître à ces articles de foi ? Sur ce point, nous nous détacherons, pour une part, des thèses de Lindbeck.

Ces articles ont certes une vérité, mais celle-ci est instituée par l’enseignement des Églises. Les énoncés « Dieu est amour », que « les Écritures sont le véhicule de la Parole de Dieu » ou que « Jésus-Christ est le Seigneur et le Sauveur » constituent des vérités instituées par la tradition et la culture du christianisme. Cette notion de « vérité instituée » ne doit pas surprendre et n’est nullement propre au champ du religieux : le fait que François Hollande soit désigné comme le président de la République constitue une vérité instituée. De même, le fait que la coupure de papier que j’ai dans mon portefeuille a une valeur de 100 €, ou celui que Monsieur Dupond est le légitime propriétaire du champ de Montfermeil. Une vérité instituée est une création langagière qui ne vaut qu’en vertu de la légitimité reconnue à l’autorité qui l’édicte (l’Église, le Conseil constitutionnel, la Banque de France…). Les vérités instituées n’ont aucun fondement ontologique ; elles peuvent même contredire les faits réels et ontologiques. Ainsi l’enseignement du christianisme a institué comme une vérité que la mère biologique d’un enfant est restée vierge ; et de même, un tribunal a pu également instituer une mère comme le père adoptif de l’enfant qu’elle avait mis au monde : si la mère biologique d’un enfant, après qu’elle a changé de sexe, est instituée (comme cela a été le cas par une décision de justice rendue récemment par un Tribunal québécois) comme père adoptif de l’enfant qu’elle (il) a mis au monde, il s’agit là d’une création langagière qui établit bien une vérité, même si celle-ci contredit une réalité ontologique et biologique. « Lex fecit de albo negrum » (la loi fait d’un blanc un noir) ou encore : « Res judicata pro veritate habetur » (la chose jugée est tenue pour la vérité) ; autrement dit : la vérité instituée vient à la place de la vérité biologique et ontologique.

Mais, pour que ces vérités instituées prennent effet, il faut qu’elles soient soutenues par la force de la coutume et qu’on y adhère par une foi implicite, spontanée et quasiment instinctive. Cette foi implicite, spontanée et irréfléchie, peut donc se perdre ; ainsi, en période de forte inflation, on peut perdre confiance en la monnaie en cours. C’est par une habitude collective que l’on commerce avec des billets de banque et que l’on professe les vérités chrétiennes (« Dieu est amour », « Christ est ressuscité »…). Comme le dit La Fontaine : « L’accoutumance nous rend tout familier : ce qui nous paraissait terrible et singulier s’apprivoise avec notre vue quand ce vient à la continue. » (Le chameau et les bâtons flottants)

Les articles de foi du credo sont donc des idées reçues et des conventions considérées comme des faits acquis au même titre que les énoncés de principe de la Déclaration des droits de l’homme, par exemple. Ils font partie de l’arrière plan de la société ; ils s’implantent dans l’inconscient et structurent la conscience. Comme le disent John Murphy et l’école du pragmatisme : « L’essence de la croyance réside dans l’instauration d’une habitude. » De plus, les énoncés doctrinaux des religions peuvent être considérés comme des vérités parce qu’ils produisent des effets réels. En effet, le fait d’entrer dans le jeu d’un idiome culturel particulier induit par lui-même des « formes de vie » (Lindbeck reprend ici une expression de Wittgenstein), et même des sentiments et des croyances spécifiques (par exemple l’adhésion à l’enseignement du Christ, la foi en un Dieu d’amour, etc. ) qui se superposent à la religiosité naturelle et spontanée et bien souvent la remplacent. On peut même aller jusqu’à dire que la culture induit une forme de psychisme. De fait, celui qui baigne dans la culture chrétienne n’a pas la même manière de voir « Dieu », l’amour et l’au-delà que celui qui est né dans la culture du bouddhisme. Ainsi, dans les milieux où elles ont cours, les idées reçues induisent d’elles-mêmes des effets et des affects, et ceux-ci sont vus comme des preuves de leur vérité. Par exemple pour les musulmans, c’est une vérité que le porc est un animal impur parce que, s’ils en mangent par mégarde et le découvrent ensuite, ils sont réellement malades. De même, pour les chrétiens, c’est une vérité que Dieu est amour, grâce et pardon parce qu’un athée qui embrasse la foi chrétienne découvre réellement le Christ comme son sauveur et son seigneur. Ainsi, quand bien même on pourrait les considérer comme des fictions et des constructions illusoires, voire mensongères, les énoncés des articles de foi peuvent aussi être considérés comme des vérités. De même, les hallucinations et les illusions d’optique peuvent légitimement être considérées comme des vérités parce que le cerveau voit réellement et neurologiquement ce qu’elles donnent à voir.

De fait, la foi et la croyance dans les articles du credo peuvent être considérées comme une forme d’auto-hypnose. Toutefois, cette illusion se fait ou se défait selon les circonstances. Le chrétien qui, au culte, confesse et croit sincèrement que Jésus-Christ est son sauveur se sauvera à toutes jambes si le clocher de l’église menace de s’effondrer. Dans cette auto-hypnose, l’emprise du groupe social dont on fait partie est déterminante. Les confessions de foi collectives ont un effet d’envoûtement sur chacun, de telle sorte que l’on croit collectivement ce qu’on ne croirait pas individuellement. On pourrait dire que les doctrines du Christianisme nous« font marcher » (dans tous les sens de cette expression). Elles ont une vérité pragmatique parce qu’elles induisent des actes (« pragma »), des comportements et même des faits.

Ce qu’il faut noter, c’est que cette manière de voir est exactement opposée à celle du libéralisme. Celui-ci voit en effet les doctrines comme une expression symbolique suscitée par « la foi germinale » (le sentiment de dépendance, le sens du sacré, etc.) alors que, bien au contraire, pour l’approche post-libérale, ce sont les doctrines en cours qui induisent chez le fidèle des croyances et des expériences spécifiques.

 Post-libéralisme et Radical Orthodoxy

Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

Ce qui peut surprendre, c’est que ces thèses « postlibérales » et même ultra-libérales (puisqu’elles considèrent les doctrines comme de simples créations culturelles et langagières) rejoignent celles de la Radical orthodoxy professée aujourd’hui par certains théologiens catholiques et anglicans très « tradi » et ultra-orthodoxes. Inauguré en 1989 par la publication d’un ouvrage de l’anglican John Milbank, ce courant théologique professe qu’il faut rejeter le joug de la modernité et de ses soupçons « déconstructifs » et revenir à l’orthodoxie doctrinale et traditionnelle. Mais ce courant est également sensible aux thèses de la pensée post-moderne qui se « dépréoccupe » des questions de fondement et de vérité ontologique pour insister sur la valeur incontournable du langage en tant que tel et, en particulier, sur celle des récits, des symboles, des mythes et autres formes linguistiques de caractère esthétique, liturgique et rituel en cours dans les cultures.

Ainsi, tout comme le courant post-libéral, la Radical orthodoxy reconnaît tout à fait que les doctrines théologiques sont des créations humaines, socioculturelles de nature langagière et institutionnelle. Mais elle professe que ce discours humain est également « parole de Dieu ». Elle justifie cette affirmation en recourant à la notion philosophique et théologique de « participation », héritée de Platon. Puisque l’homme est à l’image de Dieu, le discours humain (et en particulier le discours théologique et dogmatique) doit être considéré comme purement humain mais, en tant que tel, il « participe du » divin même si celui-ci est tout autre que l’humain. Cette notion se différencie donc de celle d’analogie (« analogia entis ») également présente dans la scolastique. Notre activité cognitive participe de l’Intellect divin. Ainsi le logos des créations langagières de la société humaine est porteur du Logos de Dieu. De ce fait, la radical orthodoxy récuse la distinction entre religion naturelle (purement humaine) et religion révélée.

Il n’en reste pas moins que le postulat que l’homme et son logos participent de Dieu et de son Logos est en fait lui-même tout à fait dogmatique ; c’est pourquoi on peut le voir comme une entourloupette pour concilier une présentation purement humaine et culturelle des énoncés dogmatiques avec l’orthodoxie traditionnelle qui assure qu’ils détiennent une vérité divine et révélée. Et de fait, certains analystes de la Radical orthodoxy ont pu voir cette doctrine comme un athéisme déguisé : Dieu disparaît dans le dogmatisme ecclésial. Et il est tout à fait possible de faire la même critique au postlibéralisme de Lindbeck puisqu’il considère que les articles de foi du christianisme relèvent d’un idiome culturel et ne peuvent rendre compte d’aucune vérité ontologique, transcendante ou révélée.

 

 Le credo, t’y crois-t’y, ou t’y crois-t’y pas ?

Adolf von Harnack (1851-1930)

On peut donc se poser la question : l’approche post-libérale des doctrines du christianisme est-elle compatible avec le fait que la foi chrétienne est communément conçue comme l’expression d’une croyance à un Dieu transcendant et surnaturel ? Nous proposerons quelques remarques à ce sujet.

Disons-le tout net, la foi chrétienne n’est pas d’abord une foi en Dieu ; elle est plutôt une adhésion, plus ou moins complète et profonde, aux énoncés doctrinaux enseignés par les Églises. Ainsi, elle est davantage une foi en l’Église qu’en Dieu ; elle est indépendante de notre religiosité et de l’emprise qu’a sur notre psychisme ce que l’on appelle communément « Dieu ». Pour qualifier cette emprise, je ne peux avoir recours à aucun énoncé théologique quel qu’il soit, et préfère citer le magnifique propos de Camille Claudel : « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente. » Dieu est un Absent (étymologiquement, « absent » signifie « qui se tient à distance »), un Absent qui me tourmente, qui toujours me manque et que je manque toujours. Il est pour moi l’objet d’une « désirance » (on traduit par ce néologisme le terme de Sehnsucht utilisé par Freud) et celle-ci est sans fin, comme celle qui vous appelle vers un horizon, ou plutôt un au-delà de l’horizon.

Faudrait-il donc accepter de reconnaître que le credo enseigné par les Églises ne peut en rien exprimer notre tension vers « Dieu » et notre relation (de quelque type qu’elle soit) à son mystère ? À cette question, on peut répondre de trois manières différentes.

Ou bien on considère clairement le credo et ses constructions dogmatiques comme une tour de Babel construite par l’Église et la tradition. Au-dessus de la porte de cette citadelle, il faudrait alors placer cet écriteau : « Défense à Dieu d’entrer » (Victor Hugo, La légende des siècles). Qu’Il aille se faire voir ailleurs ! Dans le tourment qu’il suscite en nous, ou sans doute aussi, par exemple, dans la contemplation du ciel étoilé, dans les impératifs catégoriques qui agissent sur la conscience morale ou encore dans le besoin de prier et d’appeler au secours lorsque l’on se sent perdu.

Ou bien, de manière moins radicale et iconoclaste, on accepte de conserver quelque chose du credo du christianisme, mais en le dédogmatisant, en le démythologisant, voire en le renouvelant, et ce pour lui donner les ailes d’une spiritualité libre, au plus près du sentiment religieux et de ce que les théologiens du Moyen Âge appelaient la « fides qua », à savoir « ce », aussi imprécis soit-il, qui nous pousse à nous déclarer chrétiens. De fait, à la suite de Rudolf Bultmann, le libéralisme protestant a longtemps cru, et croit souvent encore, aux vertus d’une cure d’amaigrissement du credo pour le rendre plus authentique et plus vrai.

Mais le problème est que, même si l’on invente un credo tout à fait nouveau et dépouillé, ce sera peine perdue. Comme le dit Wittgenstein (Recherches philosophiques, paragraphe 244) aucun discours quel qu’il soit ne peut être la description d’une émotion (et en particulier, pour ce qui concerne notre propos, celle que nous fait éprouver la désirance et le manque de Dieu), et ce parce que, dit-il, l’émotion est « quelque chose de trop éthéré pour qu’on la nomme ».

On croit souvent que le christianisme orthodoxe est un oignon dont on pourrait enlever successivement les pelures (autrement dit les couches dogmatiques jugées inutiles, artificielles et culturelles) pour pouvoir atteindre son cœur, son noyau, autrement dit son « essence » (l’expression est d’Adolf von Harnack), son « kérygme » (première proclamation du christianisme naissant, par différence avec les discours catéchétiques et dogmatiques ultérieurs) ou la « foi germinale » qui le suscite. Mais il n’enest rien. Dans un oignon, il n’y a pas de noyau. Il en est de même pour le christianisme ; il est fait de pelures doctrinales. On peut aussi comparer le christianisme à un scarabée. Certes, on peut voir ses doctrines comme une carapace et une superstructure superfétatoires. Mais si on enlève sa carapace au scarabée, il meurt. La foi chrétienne meurt si elle ne s’exprime pas par des énoncés conventionnels, doctrinaux et rituels.

Je propose donc, comme troisième option, que pour exprimer sa foi, on s’en remette au credo traditionnel. Il faut entrer dans son jeu de langage et l’habiter comme on habiterait une demeure étrangère et quelque peu impersonnelle, sans vouloir le transformer ni l’adapter à ses goûts. Et ce pour trois raisons au moins.

Il faut récuser toute déclaration de foi qui fabriquerait un « Dieu » qui serait à l’image de l’homme, de ses désirs et de son imagination. Dieu, nous l’avons dit, est l’Absent ; il est une inconnue, on pourrait dire aussi une place vide, obsédante justement parce qu’elle est vide. S’il faut vraiment avoir une image de Lui, il faut que ce soit celle d’une « altérité contrariante » par rapport à ce que l’on imagine, pense et croit à son sujet ; et c’est pour cela que le credo traditionnel, précisément parce que ses énoncés sont contrariants, inconvenants, paradoxaux et déconcertants, est la meilleure prophylaxie pour ne pas céder à l’illusion de croire qu’un Dieu plus conforme à notre sensibilité serait plus vrai.

Rudolf Bultmann (1884-1976)

Je vois une autre raison pour continuer à confesser le credo traditionnel. On pourrait croire que, du fait de son caractère dogmatique, il constitue pour le croyant un écran qui fait obstacle à sa relation au Dieu de mystère. Mais il n’en est rien. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le dogmatisme laisse place à l’inconnaissable et à l’inconnu. Tel un énoncé mathématique qui se développe autour d’un certain nombre d’inconnues (par exemple 3 x + 2 y + 2024 + 2 n), le discours dogmatique se construit en faisant intervenir des inconnues : « Dieu », « l’après-mort » (appelée « résurrection »), « l’Esprit ». Tout comme x, y et n, ces mots désignent conventionnellement des « inconnues ». Le credo est un discours plus ou moins cohérent qui se construit autour de « mots-trous » (Dieu, résurrection, Esprit) qui renvoient à des « vides » dans la logique, la raison, la connaissance et même la réalité ontologique, et qui donc fait signe vers « l’Absent qui toujours me tourmente » et vers l’« Inconnu » qui toujours me hante.

Dernier point. Usons ici encore d’une métaphore. Un oisillon, une fois éclos, suit le premier animal qu’il rencontre, que ce soit sa mère ou un autre être (que l’on se rappelle le petit cygne du conte d’Andersen qui suit une cane). Bien plus, un poussin orphelin qui, à sa naissance et fortuitement rencontre un ballon en caoutchouc, l’adopte pour sa mère. Il a un besoin physiologique de ce substitut bien que celui-ci ne puisse en rien accomplir la fonction de sa mère ; il se colle à ce ballon parce qu’il est habité par une forme de manque et de besoin. On peut voir la prédisposition du sujet religieux à adhérer à la religion de son milieu culturel comme relevant d’un phénomène tout à fait comparable. Je manque de Dieu et, de ce fait, j’ai un besoin quasi instinctif d’un substitut ; j’adhère au credo du christianisme, par une forme d’adhérence plus que par adhésion ; je me colle et me cramponne à lui ; j’en fais une sorte de fétiche et ce bien qu’il ne soit, en fait, qu’un objet culturel n’ayant rien à voir avec le Dieu qui me manque. Mon besoin de Dieu me conduit au besoin d’embrasser la religion chrétienne, et c’est pourquoi j’ai osé intituler mon dernier ouvrage Christianisme et besoin de dogmatisme. Ce sont l’absence et le deuil de l’Absent qui me conduisent au besoin de dogmatisme.

En conclusion, rappelons cette évidence : le christianisme est une religion comme une autre, et il n’y a pas de religion sans rituels cultuels. Si l’on veut sortir du mutisme à propos de Dieu, il faut nécessairement L’inscrire dans la langue d’un idiome culturel et conventionnel. La foi n’est pas un cri.

Bibliographie
George A. Lindbeck, La nature des doctrines, Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme, Van Dieren éditeur, Paris 2002. Adrian Pabst et Olivier-Thomas Venard, Radical ortodoxy, pour une révolution théologique, Ad Solem éditeur, Genève 2004. Alain Houziaux, Christianisme et besoin de dogmatisme, une analyse critique, Berg International éditeurs, Paris 2015.

À lire l’article de Jean-Marie de Bourqueney  » Pour un christianisme des Lumières « 

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À propos Alain Houziaux

fut enseignant et pasteur de l’Église réformée de France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de réflexion et de spiritualité. Il est intéressé notamment par la rencontre entre théologie et science humaines.

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