Des contes, il y en a de toutes sortes : de fées, philosophiques, moralisateurs, licencieux, etc. Mais qu’en est-il des contes de Noël ? Ce genre littéraire ou narratif pourrait bien être typiquement protestant, tant dans son origine que dans ses formes les plus caractéristiques. En français, il y a bien Les trois messes basses d’Alphonse Daudet, qui datent de 1873, mais on n’aurait guère l’idée de conter ce récit lors d’un culte de Noël rassemblant parents et enfants devant le sapin paroissial. Les contes de Noël au sens où les entend la tradition protestante de ces 150 dernières années sont d’une tout autre veine, même si l’Encyclopédie Larousse, par exemple, ne les considère pas comme relevant d’un genre littéraire particulier et se contente de le mentionner au passage à propos de Charles Dickens.
Un « cantique de Noël » Or il semble bien, justement, que Charles Dickens soit l’initiateur d’un genre littéraire certes mineur, mais spécifique et très largement présent, en décembre, dans le patrimoine imprimé de l’aire protestante. En 1843, il en a ouvert la voie avec son Christmas Carol, son « cantique de Noël », qui, bientôt traduit en de nombreuses langues, devait connaître un succès sans précédent dans le domaine de la production littéraire directement rattachée à la célébration de Noël. Ce conte devait être suivi, de 1851 à 1867, de dix-sept autres publiés dans les hebdomadaires qu’il avait lui-même lancés sur le marché. Plusieurs de ces autres contes ont bénéficié d’une traduction française dès 1857, mais sans rencontrer le même succès.
Le personnage central du Cantique de Noël est Ebenezer Scrooge, un « vieux pécheur avare qui savait saisir fortement, arracher, tordre, pressurer, gratter, ne point lâcher surtout, dur et tranchant comme une pierre à fusil dont jamais l’acier n’a fait jaillir une étincelle généreuse, secret, renfermé en lui-même et solitaire comme une huître ». Scrooge considère Noël et tout ce qui entoure cette fête et sa célébration comme « des foutaises » et envoie au diable son neveu qui voudrait l’inviter à partager un repas de famille à cette occasion. Mais Scrooge fait une série de rêves cauchemardesques qui le changent du tout au tout, jusqu’à accepter de fêter Noël dans la famille toute simple de son employé Bob Cratchit, dont il décide d’améliorer substantiellement le statut professionnel et les appointements. Le Cantique de Noël, récit rythmé en quatre « strophes », est donc l’histoire d’un miracle, mais tout intérieur : celui d’une conversion du cœur, des pensées, des sentiments. Loin d’être dû à quelque effet magique ou spectaculairement surnaturel, ce changement résulte tout entier du message même de Noël travaillant Scrooge de l’intérieur par le biais des songes qui ont tourmenté son âme suite à l’invitation toute candide et amicale de son neveu.
Non des miracles, mais le message de Noël
Les contes de Dickens et le succès de ce genre narratif sont contemporains de l’extension des Écoles du Dimanche dans le protestantisme européen et francophone en particulier. Au moment où l’on se préoccupait de plus en plus d’évangélisation et d’éducation religieuse des familles, de la jeunesse et de l’enfance, les contes de Noël sont venus prendre le relais, à la manière protestante, de la fonction qu’assumaient et assument encore souvent dans la tradition catholique les récits de miracles attribués à des saints, par exemple à saint Nicolas. Tandis que les saints sont censés opérer toutes sortes de guérisons et autres prodiges sortant de l’ordinaire, les contes protestants sont faits de récits plus ou moins imaginaires mettant en scène ce qui peut se passer dans le cœur et la vie des gens quand le message de Noël ou l’atmosphère suscitée par ce message portent leurs fruits. C’est la mise en récits d’une parole du mystique silésien Angelus Silesius (1624-1677) qui s’inspirait probablement de Martin Luther : « Le Christ serait-il né mille fois à Bethléem, s’il ne naît en toi ton âme est solitaire. »
Le mécanisme de ces narrations est dans la plupart des cas celui de l’épisode de Zachée dans l’évangile de Luc (19,1-10). Ce péager aux procédés financiers douteux s’était juché sur un arbre pour voir passer Jésus, par simple curiosité ; mais arrivé à sa hauteur, Jésus s’est arrêté et s’est invité chez lui d’autorité. Réaction de Zachée en accueillant Jésus à la porte de sa demeure : « Seigneur, voici : je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai fait tort à quelqu’un en quoi que ce soit, je lui rends quatre fois autant. » Et Jésus de conclure : « Aujourd’hui, le salut est entré dans cette maison. »
Ou bien c’est la mise en récit de cette affirmation de l’évangile de Jean : « La Parole est venue chez les siens et les siens ne l’ont pas reçue ; mais à tous ceux qui l’ont reçue elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » (1,11-12)
Une autre tradition protestante, d’origine plus nordique, emboîte le pas au Danois Hans Christian Andersen et à son conte intitulé La petite fille aux allumettes (1845). Le thème dominant est alors celui de la lumière, symbolisé à Noël par les sapins ornés de bougies ; cette coutume d’origine nordique, elle aussi, n’a gagné nos régions que dans la seconde moitié du XIXe siècle, par le biais des Écoles du Dimanche, avant de se généraliser jusqu’à coloniser même les espaces les plus délibérément laïcs. Mais là encore, en contexte évangélique, la lumière des contes qui jouent sur ce thème y devient la parabole ou le symbole de la lumière qui gagne les cœurs et les consciences au sens où le Christ dit de lui-même qu’il est « la lumière du monde » et que celui qui le suit « ne marchera pas dans les ténèbres » (Jn 8,12), ou encore au sens où ceux qui croient en lui deviennent eux-mêmes cette « lumière du monde » (Mt 5,14).
Sur cette lancée, de nombreux pasteurs de France et de Suisse romande en sont venus à imaginer à leur tour de brèves histoires plus ou moins bien troussées à raconter lors de leurs fêtes de Noël paroissiales. S’adressant le plus souvent aux enfants, à travers eux ils visaient tout autant leurs parents ; on ne touche en effet jamais aussi bien le cœur et l’intelligence des adultes qu’en parlant à leur progéniture. Pour être utiles à d’autres, les plus imaginatifs et les plus productifs de ces auteurs occasionnels en sont venus à publier leurs contes sous forme de recueils.
Les vertus de la narrativité
Au milieu du siècle dernier, il était de bon ton dans certains cercles pastoraux de regarder de haut ce genre littéraire si particulier : l’Évangile était affaire trop sérieuse à leurs yeux pour le compromettre dans de telles historiettes trop souvent à l’eau de rose. Mais les contes de Noël ont la vie dure et ces réticences élitistes n’en ont pas eu raison. C’est que, non contents de se conformer à des types de scénarios d’origine indubitablement évangélique, ces contes relèvent d’un genre expressif très présent non seulement dans la Bible, mais encore dans les traditions les plus anciennes de l’humanité : la narrativité.
Que pouvaient dire ou raconter nos ancêtres d’il y a vingt ou cinquante mille ans ? Nous n’en savons rien. Mais tout donne à penser que pendant des millénaires on a raconté des histoires, bien avant de formuler des pensées abstraites du type de celles qu’affectionne la théologie. Dans la Bible, la création est par exemple l’objet de récits, non de théories, et Jésus a privilégié les paraboles pour parler de notre relation à Dieu et nous faire comprendre à la fois sa sévérité et l’amour qu’il nous porte.
Raisonnablement sages ou complètement farfelus (certains le sont excellemment !), les contes de Noël relèvent de cette ancestrale manière de parler de l’essentiel. Tous ne se valent pas, tous ne font pas mouche, tous ne sont pas pétris de sève évangélique. Il faut donc choisir, si possible en toute lucidité, et ensuite ne pas omettre de les raconter, chacun à sa manière.
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