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Le goût du risque : entre sécurité et audace

L’être humain est un animal définitivement compliqué. L’homme contemporain n’échappe pas à cette réalité. Regardons-nous fonctionner, individuellement ou en société. Nous sommes bardés d’assurances en tous genres et autres principes de précaution. Dans le même temps, nous cherchons l’adrénaline du risque. Celui-ci devient la drogue d’une société sans doute trop aseptisée. Certes tout le monde ne saute pas à l’élastique pour ressentir la poussée d’adrénaline, mais nous continuons à prendre notre voiture (voire à dépasser les vitesses…), à fumer, et, que nous le voulions ou non, à participer à une société qui a fait du risque le moteur même de son économie. Il n’y a peut-être guère que les Églises pour ne pas suivre cette évolution. Au contraire, rares sont les Églises qui osent « prendre des risques », sortir des sentiers battus. Au risque de se tromper, on préfère si souvent les délices de la langue de bois qui ne dit rien. Entre déclarations d’intentions banales et phrases creuses, notre langage ecclésial ne court pas grand risque… Devons-nous nous réveiller ? Notre théologie, ou plutôt nos théologies doivent-elle épouser la réalité anthropologique de la nécessité du risque ? Résolument, je le crois. 

L’angoisse du risque

Effectivement, nous vivons dans une situation paradoxale : entre réalité du risque et méfiance érigée en système. Tout est assuré aujourd’hui : véhicules, habitations, voyages, scolarité, spectacle, jambes des footballeurs, actes chirurgicaux, et même la vie… L’assurance repose sur une acceptation de l’existence d’un risque ; elle cherche à en prévoir les effets. Mieux, elle permet l’expression d’une solidarité au sein de la société en répartissant les coûts sur l’ensemble d’une population. Mais on constate depuis quelques années que le principe de l’assurance ne suffit plus à se prémunir d’une nouvelle angoisse des risques. On le constate notamment au travers de la judiciarisation de la société : tout est attaquable en justice. À chaque problème son procès. Cela peut aller du pot de fleurs qui fuit sur un balcon à un acte médical dont la « réussite » n’est pas totale. Il nous faut toujours un responsable pour tout. On n’admet pas l’idée même de l’accident, de l’imprévisible. On remplace cette notion par celle de « faute », voire de « délit ». Le risque lié à tout événement a été remplacé par une nouvelle culpabilité. C’est peut-être une forme de sécularisation du péché ! Ce ne sont plus les religions qui sont porteuses de culpabilité mais la société laïque » tout entière : le bûcher pour les fumeurs et le pilori pour les excès de vitesse… La précaution excessive ne risque-telle pas d’étouffer nos vies quotidiennes ? Si tout est danger, quelle place pour la confiance dans l’inattendu des événements ? 

Notre société est souvent perçue comme une jungle pour nos identités personnelles. L’époque moderne nous donnait une identité claire par notre naissance et/ou notre fonction au sein de la société. Aujourd’hui, et c’est une forme de liberté, nous nous forgeons nos propres identités. Celles-ci sont plus complexes et plus mobiles. On parle plus facilement de « parcours de vie » que d’identité stable et définitive. Identités libres mais risquées ! En effet, tout se passe au mieux quand les choix de vie et les circonstances (familiales, affectives, professionnelles, …) sont vécus harmonieusement. Mais si un grain de sable vient perturber les rouages de cette mécanique identitaire, l’édifice risque de s’effondrer. Or, la variabilité est devenue la règle. Il est rare désormais de n’avoir dans sa vie qu’un seul emploi ; il devient presque rare de n’avoir qu’un seul conjoint ; quant aux familles, leur éclatement social et géographique rend le lien plus ténu. Le risque a surgi au cœur même de nos identités personnelles. Mais ce risque demeure extérieur à nous : il est un risque des événements, et donc non prévisible, non maîtrisable. Mon identité peut alors devenir une identité subie. Elle n’est plus l’expression de ma liberté. De plus, si je subis mon identité, cela me dévalorise aux yeux des autres et de moi-même. Je suis qualifié ou je me qualifie moi-même de « looser ». C’est sans doute l’une des raisons de la recherche, parfois frénétique, de situations risquées. On se met en danger pour avoir le sentiment de devenir ou de redevenir le maître des événements, le sujet de sa propre existence. Toutefois, il me semble qu’il faut distinguer trois types de gestion du risque personnel : l’inconséquence, la sensation et le risque calculé.

Le risque inconséquent

L’inconséquence devient un vrai phénomène de société. Il s’agit de l’attitude de certains individus qui, pour réacquérir une illusion de puissance ou de maîtrise, commettent des actes graves sans en mesurer les conséquences. Ces attitudes sont très diverses et touchent toutes les couches de la société : absorption de drogues qui entament la santé et le comportement, dopage massif dans le sport à haut niveau, conduite dangereuse d’un véhicule (vitesse, alcool…), vol de voitures suivi de « rallyes » sur la voie publique, tabagie délirante… on pourrait peut-être ajouter à cette macabre liste certaines attitudes dans le monde du travail (et même dans l’Église…) : harcèlement moral, phénomène des « petits chefs », pression délirante sur la productivité… Le point commun de tous ces comportements dangereux est l’inconscience de celles et de ceux qui les commettent. Pour eux, il n’existe pas de limite. Ils sont au dessus de la réalité ou des lois. Quant aux conséquences directes sur les autres, ils les ignorent. Il existe chez eux un véritable déni de l’autre. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre dans certains tribunaux pour comprendre le mal que se donnent les magistrats pour simplement faire prendre conscience de l’importance et de la gravité de certains actes. L’inconséquent est profondément un être asocial. Il exprime une sorte d’intégrisme du risque. Dans ce genre de comportement, il ne faut pas non plus sous-estimer l’aspect idéologique. « Carpe diem » est devenu pour beaucoup LA devise de toute existence. Certes, savourer le jour et sa part de surprise, de créativité, de rencontre, d’inattendu, est une bonne chose. Mais une survalorisation du présent risque d’effacer de nos yeux la vision de l’avenir, c’est-à-dire de la conséquence de tous nos actes. Cette idéologie du présent permanent masque mal une perte de repères, de points « balises » sur le chemin d’existence de tout être humain.

À la recherche de la sensation perdue

Une tout autre chose est la recherche de sensations fortes et instantanées dans un cadre précis. Dans une société qui a tendance à tout aseptiser, les sports extrêmes ont de beaux jours devant eux. Ils fonctionnent comme une soupape de sécurité, ou comme le sifflet d’une cocotte minute qui l’empêche d’exploser. Le but est de ressentir, dans l’instant, une poussée d’adrénaline qui me donne l’impression d’exister encore plus fortement. La sensation forte est sans doute la rançon d’une société trop sécurisée. Je ne pense pas que le saut à l’élastique (s’il avait été possible) aurait eu un tel succès au Moyen Âge… Mais sans aller jusqu’à la pratique de ces sports ou activités dits « extrêmes », il suffit de regarder l’évolution des fêtes foraines et des parcs d’attraction. Cela devient la surenchère des sensations fortes. On y va pour se faire jeter en l’air, tournoyer et retomber dans le vide… Où sont les calmes manèges de mon enfance où le seul risque consistait à attraper le « pompon rouge » (ah, bon, il n’était pas toujours rouge ?) pour avoir droit à un tour gratuit… Le point commun de ces recherches de sensation est que celle-ci soit intense mais dans un environnement entièrement sécurisé, avec certificats et normes à l’appui… Autrement dit, je me donne l’illusion de prendre des risques. Je fais même semblant d’y croire, à condition de savoir qu’il n’y a aucun risque !

La « maîtrise » du risque

Enfin, il est une troisième catégorie de gestion du risque, c’est celle du « risque calculé ». On peut notamment y retrouver les navigateurs et les montagnards. Les uns comme les autres savent qu’il existe un risque à vivre leur passion. Même les plus grands navigateurs ou alpinistes le payent parfois de leur vie. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, leur passion n’est pas une folie inconséquente. Tout au contraire ! Ils évoluent dans un milieu qu’ils savent hostile. Leur bonheur est pouvoir maîtriser cet univers, de l’apprivoiser en quelque sorte. Traverser l’Atlantique en solitaire (à voile ou à la rame !), faire une course en haute montagne ne se fait pas sans une compétence, une expérience et une préparation méthodique. Le risque existe, mais on va chercher à l’analyser, à le quantifier pour s’en prémunir autant que faire se peut. Le but n’est pas la transgression de la règle, mais la maîtrise de son corps et de son mental dans un environnement qui n’est pas fait naturellement pour la vie humaine. Ils peuvent nous apparaître comme les chevaliers de l’inutile, mais ils se donnent des moments d’intense bonheur et ils continuent à nous faire rêver, nous les terriens des plaines… Après tout notre vie quotidienne ressemble parfois, dans une moindre mesure, à une gestion du risque dans une jungle hostile.

Vers une dérive anthropologique ?

Il faut dire aussi que notre société, à coté de sa tendance aseptisante du risque zéro, nous pousse au risque. Il nous faut toujours être meilleur, voire être LE meilleur. Mais meilleur par rapport à quoi ou qui ? Selon quels critères ? Comment évaluer la « valeur » d’un individu ? En nous poussant à la performance érigée en sainteté sécularisée, notre époque nourrit nos rêves de toute puissance. C’est un peu comme manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal… Autrement dit, la course à la performance vise une certaine forme de divinisation de l’humain. La recherche du risque est comme un symptôme d’une certaine déviance anthropologique, celle d’un humanisme radicalisé. Au début du XVIe siècle le débat entre les Réformateurs, notamment Luther, et les Humanistes, au travers d’Érasme, fut intense. D’où l’humain tire-t-il sa consistance, son identité ? Peut-on « croire en l’humain », c’est-à-dire croire en ses capacités à s’en sortir par lui-même ? Les Réformateurs ont affirmé que l’identité de l’humain est donnée par grâce seule ; les Humanistes ont voulu valoriser la capacité humaine à se construire par lui-même. Les théologiens protestants libéraux ont cherché, par la suite, à concilier humanisme et christianisme, mais sans abandonner la critique de Luther : le risque d’un humanisme trop radical est de diviniser l’humain. C’est parfois ce que nous avons le sentiment de vivre aujourd’hui : « l’homo performatus » est une illusion. L’humain est fragile, faillible. De plus, son identité ne se joue pas dans sa « performance ». Faire croire à cette divinisation c’est entrer dans une inconséquence anthropologique, car c’est faire courir des risques inconsidérés à nos contemporains. Le taux de suicides dans nos sociétés devrait sérieusement nous faire réfléchir… Combien de désespoirs sont-ils nés d’une frustration de la performance non atteinte, de la perte d’un emploi ou d’une situation de stress absolu ? Autrement dit, il nous faut ici plaider pour un humanisme modéré qui intègre la fragilité humaine, sans abandonner la profonde et inaliénable liberté de chaque individu. Oui, l’être humain se construit au fil de son existence. Non, il ne « subit » pas son identité. Mais la part de risque dans des parcours individualisés rend encore plus nécessaire le rôle de la société tout entière dans la mécanique identitaire personnelle. Notre société manque sans doute de solidarité identitaire, c’est-à-dire de lieux et d’occasions de ne pas laisser certains individus se perdre quand leur parcours traverse une tempête. 

Toute orthodoxie est une violence

Si l’on parcourt rapidement l’histoire chrétienne, et notamment l’histoire théologique, on constate que l’élaboration des orthodoxies est toujours une lente maturation. Chaque tradition, chaque famille d’Églises a construit sa « norme » de pensée, son canevas théologique. Or, cela s’est fait au travers de nombreuses discussions, très souvent vives, voire meurtrières. N’oublions jamais la vigueur des débats christologiques du IVe siècle, mais n’oublions pas non plus les bûchers et autres guerres qui ont ensanglanté notre histoire. L’élaboration théologique est le résultat d’une étrange alchimie entre la recherche de compromis successifs et de violences barbares, entre le foisonnement intellectuel et le pouvoir oppresseur. Il y a dans toute orthodoxie la trace indélébile de cette oppression. D’ailleurs, le mot même d’orthodoxie prête à confusion. Il signifie « pensée droite » alors qu’il désigne en fait la pensée majoritaire, ou même la pensée du pouvoir. Ni le pouvoir ni la majorité ne sont des gages absolus de « pensée droite » ou de vérité. L’un comme l’autre peuvent avoir tort ! En contrepoint, le mot d’hérésie résonne encore comme une notion négative, péjorative. Or son étymologie est un programme : « airésis », en grec, signifie le « choix ». Est hérétique qui a choisi ses opinions. Dans l’histoire, les hérésies sont des mouvements qui ont pris des risques, qui ont fait des choix. Ce risque était parfois pour leur vie, mais il était aussi un risque intellectuel. Sortir des sentiers battus est toujours plus ardu que de pratiquer les autoroutes de la pensée. Pour être honnête, je n’épouse pas toutes les idées des hérésies des premiers siècles, mais toutes forcent mon admiration par le risque qu’elles osent prendre contre une « pensée officielle », faite de mélanges tellement subtils qu’ils en deviennent abscons… La construction dogmatique orthodoxe efface l’idée même de risque intellectuel car elle s’établit comme une norme qu’il suffit de suivre. Le perroquet d’une pensée n’est jamais adepte du risque.

 

L’Évangile, c’est le risque

Le risque n’est pourtant pas étranger à l’Évangile, puisqu’il est le moteur même de la vie de Jésus. Il est d’ailleurs toujours assez étonnant de constater que les orthodoxies chrétiennes ont toujours voulu « effacer » la vie de Jésus. Dans le Symbole des Apôtres, le pauvre Jésus est à peine né qu’il « souffre sous Ponce-Pilate » ! Quid de sa vie et de ses rencontres ? Celles-ci sont toutes marquées du sceau du risque. Jésus fréquente celles et ceux qu’on ne veut pas voir : filles de « mauvaise vie », collecteurs d’impôts, infirmes mendiants, fous et autres personnages de la grande comédie humaine de l’exclusion. De plus, il va jusqu’au bout du risque en acceptant les conséquences, la condamnation probable par les Romains au supplice radical… Personnellement, je refuse l’idée d’un Jésus qui aurait « tout prévu » (la « prescience »), et qui, dès le départ, savait quel serait son destin, comme tracé d’avance, par un Dieu un peu sadique. Celui-ci, dans cette compréhension classique, aurait « besoin » de la mort du Christ pour sauver le monde. Étrange méthode pour un Dieu d’amour. Je préfère, en lisant les textes des quatre évangiles, découvrir un Jésus qui prend des risques parce qu’il estime que son action et que sa vie doivent aller jusqu’au bout du témoignage qu’il rend à Dieu et à l’humanité. Le risque apparaît alors comme clef de voûte de l’Évangile, et donc comme moteur de la théologie. Donner, se donner comme le Christ l’a fait, c’est aller jusqu’au bout du risque.

Nourri de cette lecture de l’Évangile, mon désarroi est souvent grand devant la fadeur des discours de nos Églises. Le consensus mou est en fait une violence, car il efface, il gomme, il éradique, il exclut, il évacue toutes les créativités nécessaires au bouillonnement de la pensée et de la vie spirituelle. Où est le souffle de l’Évangile ? Dans un monde où nous sommes souvent perdus entre l’aseptisation du risque zéro et la fragilité dangereuse de nos identités, notre protestantisme a sans doute un rôle à jouer, s’il retrouve le chemin du risque et de l’audace… et de l’hérésie.

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À propos Jean-Marie de Bourqueney

est pasteur de l’Église protestante unie. Il est actuellement à Paris-Batignolles. Il est notamment intéressé par le dialogue interreligieux et par la théologie du Process.

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