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L’art contemporain et le christianisme

Alors que dans les pays où le protestantisme est culturellement significatif, voire majoritaire, le dialogue entre l’art contemporain et le christianisme est fréquent1, il n’en va pas de même en France. Ce dialogue semble être inexistant, ou réduit à quelques exemples sporadiques et non significatifs.

Comment expliquer cela, alors que la France fut, au XXe siècle, le pays dans lequel on trouva quelques uns des plus grands artistes chrétiens (Rouault, Manessier, Gleizes), ou en dialogue avec le christianisme (Chagall, Le Corbusier) ?

Pour certains cela est dû au catholicisme dominant qui, à cause des positions dirigistes du magistère romain, ne favorise pas un dialogue avec des artistes, lesquels exigent qu’ils soient libres de leur art et de leurs revendications. Pour d’autres, c’est le statut particulier du religieux, cantonné à la sphère du privé du fait de la stricte laïcité française, ainsi que la sécularisation avancée, qui en sont la cause. Pour d’autres encore, cela n’a rien à voir avec le christianisme, mais avec l’évolution de l’art qui, depuis plus d’un siècle, s’est émancipé de tout système de pensée. L’art se veut autonome, ne délivre aucun message particulier, si ce n’est celui de l’art. L’art n’a pas de message à faire valoir, il ne montre que des formes.

Toutes ces raisons ont leur pertinence. Mais elles restent insuffisantes, tant qu’aucune enquête approfondie n’a été faite sur les réalisations artistiques elles-mêmes, les intentions et les écrits des auteurs, les contextes de création et de réception des œuvres. C’est ce que je me suis employé à faire, et cela pendant plus d’une décennie. Parallèlement à cette enquête, il fallait aussi délimiter le sujet. Que choisir ? Qu’approfondir ? Que laisser de côté ? Difficulté d’autant plus grande, qu’aujourd’hui tout peut être de l’art, aussi bien une boite de conserve vide, un chiffon, un tas d’objets (ainsi le mouvement récup’art, initié par Ambroise Monod). Même le rien, le vide, l’absence d’objet, la forme virtuelle peuvent devenir œuvre d’art. Soi-même, l’être humain sont parfois l’unique objet de la création artistique.

Mon enquête a pris en compte plusieurs données, afin de les articuler ensemble :

  • Les débuts de l’art contemporain autour des années 1910-20, mais aussi l’art le plus actuel.

  • Les expressions traditionnelles (peinture, dessin, sculpture, gravure), mais aussi les plus novatrices (Land Art, installations, performances, ready-made etc.)

  • Les productions d’artistes en France et en Europe, mais aussi celles d’autres continents (Amérique du Sud, Asie).

  • Les œuvres d’artistes reconnus internationalement, mais aussi celles de (jeunes) artistes, peu médiatisés, travaillant en marge des décideurs du marché de l’art.

  • L’art produit en contexte d’Église, mais aussi celui qui vise à défier ou à provoquer le christianisme.

  • L’art marqué ou stimulé par la théologie protestante (et plus particulièrement réformée), mais aussi celui inspiré par un christianisme plus général, parfois syncrétiste.

À partir de ces perspectives multiples, on découvrira une importante production artistique en relation ou en tension avec le christianisme. Tellement importante même, que des choix furent nécessaires ; des artistes, œuvres et mouvements artistiques durent être laissés de côté.

Ma recherche n’est pourtant pas partie de rien ; il y eut au XXe siècle au moins trois dialogues réussis, entre l’art contemporain et le christianisme.

Les dialogues réussis

Il y eut d’abord le dialogue que le théologien luthérien germano-américain Paul Tillich noua avec l’art, et plus particulièrement avec l’art expressionniste allemand. On peut dire qu’il fut le seul grand théologien du XXe siècle à avoir été sensible aux arts visuels. Certes, Karl Barth admirait le retable d’Issenheim de Grünewald, mais il s’agit d’une œuvre d’art du passé2 ; le théologien bâlois avouait par ailleurs n’aimer guère la peinture, trop suspecte d’idolâtrie à ses yeux. Tillich avait perçu la force de contestation, mais aussi la spiritualité intérieure contenues dans les tableaux de Nolde, Schmidt-Rottluff, Kandinsky ou Marc. Emporté dans son élan, il a même, comme on sait, qualifié le Guernica de Picasso de « grande œuvre protestante », ce que l’artiste, communiste et athée, n’aurait en aucun cas accepté. Toujours est-il que Tillich fut le pionnier d’une « théologie de la culture », c’est-à-dire d’une pensée de Dieu articulée aux questions sociales et culturelles de notre société.

L’autre exemple d’un dialogue réussi se trouve en contexte catholique et français. Il s’agit de l’œuvre artistique contemporaine réalisée dans les années 1950 pour l’église Notre-Dame de Toutes-Grâces sur le plateau d’Assy, en Haute-Savoie, à l’instigation d’Alain-Marie Couturier. Ce père dominicain, lui-même artiste et grand amateur d’art, était convaincu que le dialogue entre l’art et le christianisme ne pouvait être fécond que s’il partait non de l’art chrétien traditionnel, ni de l’art liturgique, dévoyé par l’industrie saint-sulpicienne, mais des plus grands artistes de son époque, qu’ils soient chrétiens ou non. Le plus important était qu’ils fassent des œuvres d’art qui puissent entrer en dialogue avec le christianisme. C’est ainsi qu’il a su convaincre quelques très grands artistes, dont beaucoup n’étaient pas chrétiens, comme Léger, Chagall, Matisse, Braque, Richier, Lurçat, Bazaine, de réaliser une œuvre d’art pour cette église. L’église est maintenant connue dans le monde entier, comme modèle d’une réalisation contemporaine exemplaire, accueillant le monde de la foi et celui de l’art.

Le troisième exemple est plus récent. Il s’agit du dialogue qu’un ecclésiastique autrichien éclairé, l’archevêque de Vienne Otto Mauer, grand amateur d’art contemporain, a su nouer avec l’artiste avant-gardiste Arnulf Rainer. Rainer, aujourd’hui sans doute le plus grand artiste autrichien vivant, était en révolte contre toutes les institutions qu’elles soient sociales, politiques, artistiques ou religieuses3. Il exprima sa révolte contre l’Église en ce qu’il recouvrait un certain nombre de motifs religieux (le Christ, des croix, les Saints, les anges etc.) par des aplats de couleurs, souvent sombres. Sa démarche de « surpeinture » fut, au sens propre, iconoclaste. Mais l’interprète de l’art qu’était Otto Mauer avait compris que, derrière ce refus et ce rejet, il y avait une quête. Ces recouvrements étaient en effet en même temps des dévoilements : Rainer recouvrait certes ces sujets religieux, mais jamais entièrement. Il restait toujours un détail visible ; la figure religieuse prenait alors un autre sens : elle ne disparaissait pas, elle renaissait. Ce dialogue entre Rainer et Mauer s’est approfondi au cours des années, au point que l’artiste autrichien reçut et accepta, en 2005, un doctorat Honoris Causa de l’université catholique de Münster en Westphalie.

Les échecs

Tout au long du XXe et début du XXIe siècle, les exemples d’incompréhension entre le christianisme et les artistes furent également nombreux. Avec le recul, on peut hélas affirmer sans trop de risques de se tromper, que la faute en incombe presque toujours aux chrétiens et aux institutions ecclésiales. Et il y a plusieurs raisons à cela :

– Ils jugèrent des œuvres en appliquant des catégories morales ou dogmatiques qui ne convenaient pas à la création artistique. Pour réaliser une œuvre d’art, un artiste se doit en effet d’être totalement libre de toute pression extérieure.

– Ceux qui jugèrent ou condamnèrent ces œuvres avaient en général un savoir artistique très médiocre, et ignoraient tout des nouvelles tendances de la création contemporaine, et des avant-gardes artistiques.

– Au lieu de chercher à comprendre, ils jugèrent. Un travail d’interprétation rigoureux (comme c’est le cas pour l’exégèse d’un texte biblique) permet, pas forcément d’accepter, mais au moins de comprendre l’intention d’un artiste, qui s’avèrera en général beaucoup moins provocatrice qu’il avait semblé au premier abord.

J’en citerai quelques uns :

– Il y eut d’abord l’accueil défavorable que reçut le grand polyptique de Emil Nolde, La vie du Christ, auprès de l’Église luthérienne allemande. Nolde, artiste solitaire vivant dans le Schleswig-Holstein, fut pris d’une véritable crise mystique dans les années 1910-1920. Il peignit nombre de sujets bibliques, mais d’une manière novatrice : ses personnages étaient peints grossièrement, avec des couleurs vives, et avaient des traits sémites (!). Scandale dans l’Église tout comme dans la société. Nolde n’obéissait pas aux canons d’une esthétique conservatrice, passéiste, bourgeoise et antisémite. Ses peintures religieuses ne furent jamais exposées dans des églises. Son immense retable en 9 panneaux, La vie du Christ (1911-12), est aujourd’hui considéré comme l’une des plus grandes œuvres artistiques et religieuse du XXe siècle. Il fut pourtant rejeté par tous, les chrétiens, les milieux artistiques et, last but not least, les nazis.

– Toujours en Allemagne autour des années 1930, des artistes pacifiques et aux tendances socialisantes comme Käthe Kollwitz, Ernst Barlach, Georges Grosz, utilisèrent des œuvres à sujet chrétien, pour s’opposer à la militarisation d’une société s’éloignant toujours plus des idéaux chrétiens. Köllwitz était chrétienne, Barlach influencé par le christianisme, Grosz athée. Mais ces trois artistes se rejoignent dans leur condamnation d’une société se disant chrétienne, mais incapable de résister à une l’idéologie nazie ; ils utilisèrent pour cela non seulement le langage de l’art, mais aussi la force symbolique de sujets chrétiens. Nombre de leurs œuvres furent détruites, enlevées des musées, condamnées. Barlach vit une de ses sculptures, un ange de paix, dans l’église luthérienne de Güstrow, enlevée puis fondue ; Grosz fut condamné au cours d’un procès pour avoir dessiné un Christ pacifique, crucifié en soldat allemand.

– Dans l’église d’Assy, déjà évoquée, un scandale éclata en 1952 autour du Crucifix réalisé par Germaine Richier. Ce Christ expressionniste, sans visage, exprimait parfaitement le dénuement du Fils de Dieu sur la croix, la réalisation des prophéties du « serviteur souffrant » dans le livre du prophète Ésaïe, ainsi que la souffrance des malades accueillie dans les sanatoriums du plateau d’Assy. Des groupes catholiques conservateurs ont fait une campagne visant à interdire ce crucifix « indigne ». Ils trouvèrent un écho auprès du Vatican qui demanda d’ôter le crucifix, qui ne put revenir à sa place que 20 ans plus tard.

– Dans le monde anglophone, des œuvres, maintenant célèbres, de Renée Cox, Chris Olifi, Andres Serrano, furent aussi l’objet de scandales. Quand on les étudie de près et que l’on entre en dialogue avec leurs auteurs, elles s’avèrent certes surprenantes, mais jamais agressives.

– Enfin récemment en France, l’Église catholique ne manqua pas d’attaquer certaines publicités s’inspirant de sujets religieux, et en particulier de la Cène de Léonard de Vinci (ainsi par Volkswagen en 1997, et par François et Marithé Girbaud en 2005), toujours avec les mêmes arguments. On peut ne pas approuver l’usage de thèmes religieux dans la publicité, mais il est un fait que celle-ci s’inspire de thèmes artistiques et religieux, de notre patrimoine historique, artistique et culturel, pour vendre des produits. Derrière une intention commerciale, il y a aussi un travail sur la réactualisation de valeurs culturelles, que l’on ne saurait ignorer ni mépriser.

Adrian Frutiger, Berne, Le livre de Jonas, chap. 1

Indépendamment de ses relations (tendues ou non) avec le christianisme, l’art contemporain (XXe s), et plus encore l’art actuel (début XXIe s), dérange. Souvent difficile à comprendre, il n’est pas « beau » au sens où est belle une œuvre du Moyen Âge ou de la Renaissance. C’est que si l’art contemporain a rejeté le christianisme et son art, il a aussi rejeté l’art des siècles passés. Il se veut novateur, et obéit à d’autres notions que celles de l’harmonie et des canons de l’esthétique antique, renaissante et classique. Je voudrais, brièvement, mettre en avant quatre mots qui me semblent bien caractériser certaines tendances de l’art, tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Or ces mots ont tous une résonance biblique.

La rupture

L’art contemporain est un art de rupture. Il veut représenter le monde, les objets, les humains, autrement. Il prendra volontiers le contre-pied des anciennes traditions et expressions artistiques, trop compromises avec le fonctionnement d’une société de classes, embourgeoisée et volontiers guerrière. Cette rupture se voit surtout dans les styles, les formes, les matériaux. La création artistique n’a plus d’espaces propres, de règles de création, de matériaux spécifiques. Tout peut devenir œuvre d’art, cela dépend du regard que l’on porte sur ce qui est donné à voir. La seule similitude que l’on trouve est, précisément, le regard. Mais ce peut être aussi le regard du spectateur (et non plus celui du seul créateur) qui fait l’œuvre. Elle devient un processus complexe, qui intègre divers acteurs ; l’œuvre contemporaine devient, de plus en plus, une œuvre collective. Créer du neuf, du nouveau et s’éloigner des conception passéistes, n’est-ce pas également un concept biblique : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5) ?

Par ailleurs, en s’éloignant des règles de la création artistique telles qu’on les connaissait depuis la Renaissance (et au-delà, l’Antiquité), l’œuvre contemporaine se rapproche de la vie, du quotidien. Il y a là une relation possible avec la pensée du Dieu biblique, qui est inscrite dans l’histoire humaine dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus banal.

La révolte

J’ai déjà eu l’occasion de parler de la protestation de quelques artistes qui refusèrent les compromissions (de l’art, des Églises, de la société dans son ensemble) avec les idéologies totalitaires. L’art contemporain est sur plusieurs aspects un art engagé. Son message réside non seulement dans la qualité esthétique de l’œuvre (c’est « la finalité sans fin » chère à Kant), mais aussi dans le message que l’œuvre délivre. L’art contemporain est souvent contextuel, c’est-à-dire qu’il prend sa place au milieu des luttes des hommes et des femmes pour un monde plus juste, plus humain. Dans cet engagement éthique, existentiel, le témoignage des artistes rejoint souvent celui des chrétiens et des militants des causes justes. Donnons quelques exemples de cet art « engagé », qui exprime la révolte et la contestation, face à des structures politiques, sociales ou économiques injustes.

– Les expressionnistes allemands face à la montée du nazisme en Allemagne, et dénoncés par ces derniers comme représentant d’un art « dégénéré4 ».

– Les toiles « christiques » du juif Marc Chagall. En représentant des Christs crucifiés, il utilise ce qui est pour lui le symbole le plus universel de la souffrance humaine, pour dénoncer les pogroms, les persécutions et l’extermination du peuple juif en Europe centrale et en Allemagne, dans la première moitié du XXe siècle.

– L’artiste abstrait Alfred Manessier, a vécu son art comme un double engagement, à la fois chrétien et politique, contre les injustices de ce monde. L’une de ses toiles les plus fortes fut réalisée en réponse à l’assassinat du pasteur baptiste noir américain Martin Luther King, en avril 1968.

– Caricaturistes et pamphlétaires utilisent souvent la figure du Christ (souffrant), dans les dessins de presse, pour dénoncer les crimes racistes, les situations d’exclusion, l’exploitation ou l’assassinat d’innocents.

– Enfin, sous d’autres continents, comme en Afrique, en Amérique du Sud, aux Philippines, des régimes dictatoriaux ou l’extrême misère d’un peuple économiquement exploité, sont dénoncés par des artistes, qui utilisent pour cela une imagerie chrétienne. Une intéressante étude a pu monter que certains artistes (chrétiens) sud-africains ont participé, par leur art, au mouvement de libération du peuple noir, aboutissant à l’abolition de l’apartheid.

– Une photographe afro-américaine, Renée Cox, a récemment posé nue à la place du Christ dans une représentation de la Cène, exposée au Brooklyn Museum de New York, qui fit scandale : elle voulait simplement par là attirer l’attention sur la situation des femmes noires et métisses aux États-Unis, et montrer leur dignité d’enfants de Dieu.

On n’aura pas de difficulté à mettre le combat de ces artistes en rapport avec la militance chrétienne, et voir en eux une forme moderne du combat prophétique (et christique), contre l’injustice, l’exploitation humaine, la violence et le mensonge. À bien des égards, l’artiste contemporain est un prophète des temps modernes.

L’invisibilité

J’ai parlé de la nouveauté des formes et des matériaux, caractéristiques de l’art contemporain. Il faudrait compléter en parlant de l’absence de formes. L’une des ruptures les plus fondamentales de l’art contemporain est celle d’avec la représentation. Le début du XXe siècle vit naître l’abstraction, avec les pionniers que furent Kandinsky, Malevitch, Mondrian. Leurs intuitions furent reprises plus tard par Manessier, Rothko, Newman. Chacun de ces artistes montre des œuvres qui ne représentent plus rien : on ne voit plus que des lignes, des couleurs, des valeurs ou des formes, sans plus aucun rapport avec des objets du monde réel. Parfois, il n’y a même plus rien à voir. Cet art de la non représentation fut également montré dans des sculptures (Chillida) ou des architectures (Le Corbusier).

On notera que l’abstraction est devenue un mode durable de représentation, qui est encore bien vivant aujourd’hui. Par ailleurs, dès le début, cet art « abstrait », sans image, fut mis en relation avec une quête spirituelle, et cela par les créateurs eux-mêmes : Kandinsky a écrit Du spirituel dans l’art ; Malevitch était un peintre chrétien mystique ; Mondrian fut très marqué par son atavisme calviniste ; Rothko, influencé par le judaïsme de son enfance, a décoré une chapelle, « de toutes les confessions » à Houston. Manessier s’est mis à s’éloigner de la représentation au moment où il a découvert la foi chrétienne. Il y a comme un lien congénital entre cet art sans objet et un Dieu biblique sans image.

L’écriture

Enfin, l’art contemporain est inséparable de l’écriture, et cela de différentes manières :

– L’écriture peut être présente dans la représentation elle-même : les signes linguistiques deviennent des éléments visuels qui sont à la fois à lire et à regarder. L’un des précurseurs fut le belge René Magritte, qui écrit « Ceci n’est pas une pipe » sous la représentation d’une pipe, dans l’espace même du tableau.

– Ce peut être aussi ce que l’artiste écrit. Les artistes d’aujourd’hui écrivent souvent autant qu’ils créent plastiquement, soit pour théoriser, soit pour expliquer leurs créations. Kandinsky et Klee étaient des théoriciens de l’art ; Barlach était sculpteur, graveur et dessinateur, mais aussi poète, dramaturge et écrivain. Gleizes a écrit des théories religieuses à propos de son art, dans la mesure où il voulait réactiver dans des formes cubiques et abstraites la spiritualité des formes byzantines et romanes.

– Pour d’autres, c’est l’Écriture (le texte biblique inspiré) qui est présent dans l’espace même de la représentation. Des textes ou paroles bibliques (Jonas pour Frutiger, le « Je suis » de Exode 3,14 pour Piaubert) sont au fondement de leur représentation artistique. Ainsi assiste-t-on à une rencontre entre écriture et image : alors même qu’une dimension visible de la lettre de l’Écriture est montrée, l’œuvre d’art devient un texte à lire.

– Un exemple saisissant de cette présence de l’Écriture dans l’œuvre – parfois à l’insu même du spectateur – se trouve dans les calligraphies « dansantes » de la jeune artiste coréenne, travaillant à Paris, Joanne Lim (elle organise souvent des chorégraphies, avec des danseuses et danseurs coréens, devant ses tableaux) : le spectateur ne voit que des signes coréens incompréhensibles, qui sont pourtant des extraits de textes bibliques ; ce sont autant des mots à lire que des formes harmonieuses à regarder.

Par ses incursions dans l’univers du signe, l’art contemporain peut ainsi rendre une certaine actualité à l’écriture, au texte, et donc aussi au texte biblique.

Young-Hwa Yoon, Images de la croix.

On a évoqué un certain nombre d’œuvres et d’artistes du XXe siècle. Mais en ce début du XXIe siècle, l’art a continué à explorer de nouvelles voies. J’ai eu récemment l’occasion de proposer une découverte de « l’art actuel » à travers les quatre notions suivantes5 : 1. Cet art n’est plus de l’art. 2. Il est l’expression d’une subjectivité radicale. 3. Il met en valeur la densité de la matière. 4. Il permet une transfiguration du réel. Chacune de ces notions, en soi non chrétienne, peut cependant trouver des résonances dans une anthropologie biblique. Deux autres notions méritent d’être relevées et brièvement commentées ici, car elles veulent apporter une réponse au risque d’une perte du réel suggéré par l’envahissement du monde virtuel dans notre société mondialisée.

La mise en avant du corps humain

Dans ses tendances les plus actuelles, l’art remet en avant le corps humain, qui avait disparu sous l’influence de l’abstraction. Avec la disparition du monde des objets, de la nature, le corps humain avait aussi disparu. Il réapparaît depuis quelques années, dans différentes formes d’art : installations, photographies, art vidéo, performance. Parfois, c’est le corps de l’artiste qui devient l’unique sujet du travail artistique (Body Art). La frontière entre artiste et acteur n’est plus alors très nette.

– Un artiste comme Bill Viola, qui travaille à partir de séquences vidéo, montre des corps humains plongés dans différents liquides, ou en lévitation. Il en ressort une double impression de légèreté et de corporéité, qui pourrait symboliser la réception de la Grâce en l’être humain. De fait l’auteur ne nie pas du tout les lectures rituelles, voire religieuses que l’on peut faire de son art.

– Un autre artiste très connu sur la scène internationale, Christian Boltansky, représente des visages photographiés en série. Ces visages, tous les mêmes et en même temps tous différents, nous disent l’unicité de la personne humaine, à une époque et dans des situations où l’être humain n’a souvent plus de visage, défiguré par l’exploitation économique, les conflits ethniques ou les répressions dictatoriales.

– D’autres artistes ont représenté des malades du sida, et mettent en scène des mourants, souvent de jeunes hommes, à la manière des pietà : ils meurent à l’âge où le Christ est mort, dans les bras de l’être aimé.

Le retour du corps humain dans l’art n’est pas qu’une réponse à l’art abstrait, volontiers considéré comme désincarné, spirituel. Cette présence accrue du corps humain peut être aussi une réponse à l’emprise du virtuel sur le réel.

La contestation de la société de consommation et de spectacle

Une des nouveautés de l’art le plus actuel, est l’utilisation des médias de masse dans la création artistique : écrans, caméras, images de synthèse font leur apparition dans les installations et autres créations. Mais ces supports d’images de consommation sont en général utilisés pour être retournés contre eux-mêmes : il ne s’agit en aucun cas de prôner le pouvoir de la technique et le triomphe de l’image médiatique. Il s’agit au contraire de montrer à quel point ces techniques performantes de communication par des images toujours plus séduisantes et efficaces sont vaines, trompeuses. Ce que l’on prenait pour une réalité supérieure n’est en fait qu’un leurre, fondé sur des apparences trompeuses. On retrouve là la critique platonicienne de l’image, ainsi que celle de Jacques Ellul sur l’emprise de la technique sur l’humain. Les artistes, en détournant l’image médiatique, la ridiculisent et en détruisent le pouvoir séducteur.

Quand les médias sont utilisés pour eux-mêmes, sans être détournés, ils montrent d’autres images que celles, lisses et parfaites, de nos écrans de télévision. À la suite du Pop Art américain et de l’Art vidéo, ces artistes, dans ces mises en scènes insolites et souvent provocantes, attirent notre attention sur les manipulations des images de consommation : elles tendent à se substituer à la réalité et à faire de nous des « images d’images ».

Un théologien réformé, habitué à la critique des idoles, ne pourra que consonner à cette critique des images par l’art. Ainsi esthétique et éthique tendent à se rejoindre à travers ces créations d’un nouveau genre.

  • 1. De nombreuses Églises historiques ont des espaces d’expositions, ou se sont même transformées en « Églises ouvertes » (City-Church Citykirchen : www.citykirche.de) proposant de nombreuses animations culturelles, en même temps que des espaces et temps réservés à la méditation.
  • 2. Geraldine Wheeler, « 3 Theologians (Barth, Tillich, Nouwen) and their favorite painting », Arts : The arts in Religions and theological Studies, 2007/1
  • 3. Le chapitre VIII de La mystique de l’art, est entièrement consacré à cet étonnant artiste : « Obscurcissement et dévoilement. Les “surpeintures” de Arnulf Rainer » (pp. 271-296)
  • 4. L’exposition « Art dégénéré », organisée par les nazis, circula dans toute l’Allemagne entre 1936 et 1938, et fut un immense succès populaire. Les œuvres des plus grands artistes de l’Avant-garde allemande n’étaient exposées que pour être dénoncées et fustigées.
  • 5. Voir ma série de cinq articles « Comprendre l’art actuel », parue dans l’hebdomadaire Réforme, octobre-novembre 2007.

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À propos Jérôme Cottin

Jerome.Cottin@evangile-et-liberte.net'
Pasteur de l'Église Réformée de France, Paris

Un commentaire

  1. 1011@wanadoo.fr'

    Plasticienne engagée, je me permets de répondre à votre article. Petite proposition : une vision contemporaine de l’iconographie traditionnelle pour interroger.
    Je travaille entre autre sur la représentation du corps de la femme au travers des dérives religieuses ou des sociétés viriles.
    A découvrir :
    Ecce Homo : https://1011-art.blogspot.com/p/ecce-homo.html
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    Ou encore Noli me Tangere : https://1011-art.blogspot.fr/p/noli-me-tangere.html

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