Taanit chez les juifs, le carême chez les chrétiens, le ramadan chez les musulmans : les grandes religions préconisent toutes des périodes de jeûne. Cette pratique, probablement de moins en moins observée, est discutée par Jean-Marie de Bourqueney, qui plaide pour un Dieu qui « nous invite à passer à table ».
Il existe sans aucun doute des vertus à la pratique du jeûne. Certains médecins la préconisent même occasionnellement, pour le bien-être… Il existe aussi des raisons spirituelles ou religieuses au jeûne. Même si la pratique stricte du carême d’autrefois est en perte de vitesse, celle du ramadan est toujours vivante. Au-delà de l’aspect culturel, voire identitaire, cela nous invite à porter un autre regard sur notre condition humaine : de quoi ou de qui dépendons-nous dans notre vie quotidienne ? Se priver de nourriture, c’est explorer les limites de notre dépendance animale à l’alimentation et, dans le cas du Ramadan, à notre sexualité ; c’est peut-être même une forme d’humanisation. L’objectif affirmé des jeûnes « religieux » est de pouvoir ainsi se concentrer sur notre relation à Dieu. Nous ne sommes pas que des animaux, nous sommes aussi des âmes, c’est-à-dire des êtres humains en relation, en dépendance avec Dieu. Chaque jeûne est donc vécu comme une occasion spirituelle, et non plus comme une privation simplement négative. C’est éminemment respectable.
Mais attention, il existe un premier risque : celui d’une certaine forme de « performance ». J’aime bien ce proverbe des ermites du désert : « Tu dois te nourrir de quatre sauterelles par jour ; cinq, ce serait de la gourmandise ; trois, ce serait de l’orgueil… » Vouloir toujours moins est comme vouloir toujours plus, cela devient une course orgueilleuse à se croire toujours plus fort. C’est vraisemblablement l’une des raisons pour lesquelles la plupart des pratiques religieuses comportent des garde-fous et des exceptions, afin d’éviter des dérives dangereuses.
Il existe sans doute un deuxième risque : celui d’une forme paradoxale d’animalisation de l’être humain. Reconnaître ses dépendances, ses besoins est probablement une étape nécessaire à une meilleure compréhension de soi. Mais réduire l’alimentation et la sexualité à une simple « animalité », c’est oublier que le propre de l’homme est d’avoir fait de ces deux « besoins » un plaisir, un épanouissement. L’être humain ne se reproduit pas, il « fait l’amour » ! L’être humain ne « mange » pas, il cuisine et, parfois, déguste, savoure… Bien sûr, on ne peut oublier que cette réalité culinaire est celle d’une minorité de la planète qui peut se l’offrir. Mais se priver de ce plaisir n’a jamais sauvé la planète. L’anthropologie que nous défendons ici n’est pas exclusivement fondée sur la « nature », mais sur la capacité humaine à l’épanouissement. C’est vrai en matière de sexualité : le plaisir et l’épanouissement en sont la finalité (cf. l’article co-écrit par Raphaël Picon et Jean-Marie de Bourqueney, Évangile et liberté 266, février 2013). Cela l’est aussi autour de notre table : la cuisine est « le fruit de la nature et du travail des hommes ».
Enfin, cela pose une question théologique : de quel Dieu parlons-nous ? Si, comme nous le croyons, « la Parole a été faite chair », cela signifie que Dieu est présent jusque dans notre chair, c’est-à-dire symboliquement jusque dans notre vie quotidienne, dans notre condition humaine. Le Dieu dans lequel nous croyons ne nous invite pas à fuir le monde, à s’extirper de notre animalité-humanité, mais, au contraire, à aimer le monde. Nous plaidons pour un Dieu des plaisirs et du bonheur. Sinon l’espérance n’aurait plus de saveur… Nous plaidons pour un Dieu qui s’est révélé dans un homme qui n’a cessé de partager des repas, même le dernier, en en faisant des moments spirituels. Nous plaidons pour un Dieu qui nous invite à partager ce plaisir d’une bonne cuisine et nous invite à passer à table.
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