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Jésus à la lumière des manuscrits de la mer Morte

  Quand il s’agit de parler de Jésus, se pose aussitôt la question : de qui parlons-nous ? du Jésus historique, ou du Christ de la foi ? Nous sommes tous conscients du fait que les évangiles sont des compositions largement postérieures à Jésus, et qu’il s’agit de confessions de foi, non d’un compte rendu précis de ses faits et gestes ou de ses paroles. Néanmoins, supposer que tout est inventé serait tout simplement absurde, et il me semble qu’à la lecture continue des textes on se rend compte que le Jésus historique déborde les constructions théologiques postérieures. Tout ne « colle » pas, comme en témoigne par exemple l’épisode dans l’évangile de Matthieu où Jésus commence par repousser durement la femme « cananénne » qui vient lui demander la guérison de sa fille…

  Ma méthode pour tenter de cerner à la fois la part d’éléments historiques que contiennent les évangiles et l’originalité du message évangélique dans le contexte de son époque, consiste à les comparer à la littérature juive du second Temple, voire dans certains cas à la littérature rabbinique, ainsi qu’aux documents de la culture gréco-romaine, en tentant de discerner où se situent les similitudes et les divergences. Dans cette perspective, Qumrân est d’une importance cruciale, car ce corpus de manuscrits datés entre le IIIe siècle avant notre ère et le Ier siècle de notre ère nous a permis de connaître de façon beaucoup plus précise la diversité du judaïsme du tournant de notre ère. À condition de respecter certains principes méthodologiques et de ne pas céder aux rapprochements superficiels ou fallacieux, les manuscrits de la mer Morte nous permettent de mieux cerner certains enjeux des évangiles et d’accéder, même indirectement, à une meilleure compréhension du message de Jésus. Après un bref rappel général sur la nature du corpus trouvé à Qumrân, j’examinerai successivement :

  1) comment pratiquer une comparaison raisonnée des textes de Qumrân et des textes du Nouveau Testament ;

  2) en quoi Jésus peut être considéré comme un pharisien libéral très éloigné des positions esséniennes ;

  3) dans quelle mesure les évangiles contiennent des échos de polémiques anti-esséniennes.

  Rappelons tout d’abord que ce que l’on appelle souvent, par commodité, la « bibliothèque de Qumrân » (à ne pas entendre au sens actuel de bibliothèque, mais plutôt de collection ou de corpus) est composée de 25 % de manuscrits correspondant aux livres qui formeront par la suite la Bible hébraïque ou Ancien Testament, environ 15 % à 20 % de manuscrits dits communautaires (ou esséniens), et quelque 55 % à 60 % de textes juifs globalement antérieurs au Ier siècle de notre ère (vu la datation paléographique et le fait que la plupart des manuscrits copiés au Ier siècle sont des copies d’oeuvres déjà existantes), de provenances diverses. Certains deces textes étaient déjà connus des historiens via des traductions et grâce à leur transmission dans le cadre des Églises orientales, mais la plus grande partie d’entre eux était inconnue. Il est important de retenir que les manuscrits de Qumrân ne contiennent aucun texte chrétien, qu’il s’agit uniquement de littérature juive (presque exclusivement des écrits religieux), et qu’on n’y trouve aucune référence à Jésus, Jean-Baptiste, Paul ou quelque autre figure « chrétienne » que ce soit.

  Aux questions souvent posées, « Qui a regroupé ces quelque mille manuscrits dans ces onze grottes sur les bords de la mer Morte ? », « Qui sont les auteurs des textes “communautaires” de Qumrân ? », diverses réponses ont été apportées. La thèse la plus solide reste celle proposée dès la découverte des manuscrits, à savoir que le mouvement religieux juif décrit par exemple dans la Règle de la Communauté et l’Écrit de Damas se rattache au courant essénien du judaïsme de la période du Second Temple. Ce courant, lui-même divers, a existé du IIe siècle avant notre ère jusqu’à la guerre des Juifs contre Rome en 66-73. La description détaillée qu’en donne Flavius Josèphe, qui vécut tout d’abord en Judée et connut des esséniens, présente des similitudes tellement frappantes avec les textes de Qumrân, qu’il est clair qu’il s’agit grosso modo du même mouvement (le témoignage de Josèphe étant postérieur de presque deux siècles à la rédaction des grands textes communautaires de Qumrân, de petites différences sont aisément explicables).

  Depuis la célèbre phrase d’Ernest Renan, « le christianisme est un essénisme qui a réussi », nombreux sont ceux qui ont vu dans tel ou tel passage du Nouveau Testament la marque d’une influence essénienne. D’autres ont comparé les structures communautaires, les rites, les pratiques d’exorcisme, l’angélologie, etc., et conclu de même à une influence, oubliant parfois que certains rites étaient largement partagés dans le judaïsme de l’époque, mais surtout que, par-delà les éléments matériels communs du rite (comme le pain et le vin), la signification qui lui est accordée peut varier grandement d’un groupe à l’autre. Le comparatisme n’est pas tant l’art de souligner des ressemblances que l’analyse fine des dissemblances, seul chemin permettant d’appréhender la spécificité de l’objet analysé.

  En me limitant à la personne et à l’enseignement de Jésus tel qu’il est décrit dans les évangiles, je voudraismontrer comment une mauvaise pratique du comparatisme conduit à des résultats contestables, tandis qu’une comparaison attentive aux détails et aux contextes permet d’affiner notre compréhension de la spécificité du message de Jésus.

 

  1.1 Le personnage Jésus : un nouveau « maître de justice » ?

  On a parfois prétendu trouver dans le maître de justice, un ou deux siècles avant Jésus, les traits caractéristiques du Galiléen : messie et chef charismatique persécuté, crucifié et ressuscité. Cette thèse s’appuie pour l’essentiel sur le Pesher 1 d’Habaquq, qui fait référence à une persécution du maître de justice (voir col. I ll.12-13, en partie reconstitué ; et col. IX ll.4-8). Elle ne résiste toutefois pas à l’examen approfondi des textes : nulle part dans la documentation qumrânienne le maître de justice n’est présenté comme un messie, ni comme le fils de l’homme (Dn 7), et encore moins comme le Fils de Dieu ; les circonstances de sa mort ne sont pas claires ; enfin, il n’est aucunement question d’une résurrection. Le maître de justice apparaît dans les manuscrits de Qumrân comme un enseignant inspiré et un guide. Il pourrait s’agir du fondateur de la communauté (à moins qu’il ne s’agisse d’une fonction occupée par plusieurs individus successifs), mais on ne peut y voir le modèle à partir duquel la figure du messie Jésus aurait été façonnée.

 

  1.2 L’enseignement de Jésus : le cas des Béatitudes

La publication d’un texte intitulé « 4QBéatitudes » (4Q525) 2 a fait couler beaucoup d’encre : d’aucuns pensaient avoir trouvé le modèle dont s’étaient inspirés les rédacteurs des évangiles de Matthieu et Luc. Le choix de la formule de la « béatitude » (« Heureux celui/ceux qui… ») aurait constitué le signe d’une communauté de pensée et d’une proximité entre les milieux esséniens et Jésus. C’était aller trop vite en besogne. À nouveau, une lecture attentive des textes révèle de profondes différences. Dans 4Q525, les béatitudes sont centrées sur la Sagesse :

  « [Heureux celui qui dit la vérité ] 1 avec un coeur pur et ne calomnie pas avec sa langue. Heureux ceux qui s’attachent à ses décrets et ne s’attachent pas 2 à des voies de perversité. Heureux ceux qui se réjouissent grâce à elle et ne se répandent pas dans des voies de folie. Heureux ceux qui la cherchent 3 avec les mains pures et ne la recherchent pas avec un coeur fourbe.Heureux l’homme qui a atteint la Sagesse, qui marche 4 dans la Loi du Très-Haut et applique son coeur à ses voies, qui s’attache à ses leçons et dans ses corrections toujo[u]rs se plaît, 5 et qui ne la repousse pas dans l’affliction de [ses] malheur[s] et au temps de la détresse ne l’abandonne pas, qui ne l’oublie pas [aux jours d’]effroi 6 et dans l’affliction de son âme ne [la] réprouve pas. […] »3

  Comme en Proverbes 8 ou dans les Psaumes, où la formule de la béatitude se rencontre déjà (voir Ps 1), les béatitudes de 4Q525 sont de type sapiential ; tandis que dans Matthieu il est question de vertus spirituelles et morales (douceur, justice, paix,…) ou de personnes qui subissent une situation. La dimension sapientiale associée à l’étude de la Loi a totalement disparu des béatitudes évangéliques. De plus, Luc se distingue tant de 4Q525 que de Matthieu 5,3-12 en ce qu’il énumère des catégories de personnes qui ne peuvent se targuer d’aucun mérite (ni l’étude, ni la recherche de la sagesse, ni la pratique des commandements, ni la justice, ni la miséricorde, ni le coeur pur, etc.), et n’évoque que des personnes qui souffrent. Il radicalise par là le message de la grâce. Ainsi, une forme littéraire commune peut servir à exprimer des messages tout à fait différents

 

  1.3 Les titres de Jésus : le Messie « Fils de Dieu »

  Pourtant, la comparaison entre textes de Qumrân et textes évangéliques peut éclaircir certains points de christologie ! Un texte en araméen dont la copie date de la fin du Ier siècle avant notre ère, intitulé « 4QApocryphe de Daniel araméen » (4Q246), évoque une figure probablement messianique en ces termes : « […] 1 Il sera appelé le Fils de Dieu ; ils l’appelleront Fils du Très Haut. Comme les étoiles filantes 2 que tu as vues, tel sera leur royaume. Ils domineront pour une période d’année[s] sur 3 la terre et écraseront tout le monde. Un peuple écrasera un peuple et une nation (écrasera) une autre nation, 4 [ ] jusqu’à ce que le peuple de Dieu se lève et que tout se repose du glaive. 5 Son royaume sera un royaume éternel et il sera juste dans toutes ses voies. Il [ju]gera 6 la terre selon la justice et tous feront la paix. Le glaive disparaîtra de la terre, 7 et chaque nation s’inclinera devant lui. Quant au grand Dieu, avec son aide, 8 il fera la guerre et il livrera tous les peuples à son pouvoir ; tous, 9 il les jettera à ses pieds. Son règne sera un règne éternel… » (col.II, ll.1-9) 4

  Ce passage s’inspire de Daniel 7,14 (à propos du Fils d’Homme qui vient sur les nuées) : « Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera jamais détruite. » Il préfigure par ailleurs Luc 1,32-35 (l’annonce faite à Marie) : « 32 Il sera grand et sera appelé Fils du Très Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; 33 il règnera pour toujours sur la famille de Jacob, et son règne n’aura pas de fin. […] 35 L’Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint et sera appelé Fils de Dieu. »

  Les parallèles entre 4Q246 et l’évangile de Luc sont très nets, avec trois éléments repris verbatim, nonobstant la différence de langue (Fils de Dieu / Fils du Très- Haut / règne qui n’aura pas de fin, motif issu de Dn 7). Rappelons tout d’abord que 4Q246, comme la plupart des textes en araméen de Qumrân, n’est pas considéré comme un texte essénien. Son milieu d’origine est inconnu. Mais il atteste la possibilité, pour le judaïsme à une époque antérieure au tournant de notre ère, de penser le messie comme « Fils de Dieu ». Bien entendu, encore faudrait-il déterminer ce que signifiait exactement cette appellation dans le contexte du texte araméen (rien à voir, par exemple, avec l’acception de « Fils de Dieu » comme 2e personne de la Trinité dans un christianisme plus tardif ; les mêmes mots n’ont pas les mêmes acceptions…). Du moins nous conduit-il à relativiser l’originalité de cette appellation dans les évangiles, et à conclure que le titre de « Fils de Dieu » ou de « Fils du Très-Haut » appliqué à Jésus signifiait sans doute à l’origine qu’il était reconnu comme le messie davidique ou politique. Cette notion remonte vraisemblablement à l’oracle transmis par Nathan à Daviden 2 Samuel 7,14, où Dieu parle du rejeton de la dynastie davidique comme d’un fils 5.

  Dans ce cas de figure, le texte trouvé à Qumrân permet une véritable mise en contexte historique des discours tenus sur Jésus par ses contemporains, indépendamment de la question d’une connaissance directe de 4Q246 par l’auteur de l’évangile, connaissance très peu probable ; il suffit que ces idées aient circulé dans certains milieux et que nous en ayons une attestation clairement datée d’avant l’ère chrétienne.

   L’un des acquis des recherches menées depuis plus d’un demi-siècle sur le Jésus de l’histoire est sa proximité relative avec les milieux pharisiens. Ce n’est pas un hasard si Jésus se heurte le plus souvent aux scribes et aux pharisiens : on se dispute surtout avec ses proches. Comme l’écrit Michel Quesnel, Jésus apparaît comme « un maître inclassable, proche des pharisiens par la prédication mais moins élitiste qu’eux, proche des agitateurs de son temps mais sans violence, thaumaturge mais méfiant vis-à-vis de son propre succès. C’est de l’aristocratie sacerdotale juive qu’il est le plus éloigné » 6.

  Jésus n’est sans doute pas moins éloigné des esséniens, courant d’origine sacerdotale lui aussi. Plusieurs facteurs permettent de l’affirmer.

 

  2.1 La géographie

  D’après les sources à notre disposition, qui sont toutefois très discrètes sur la vie de Jésus avant le début de son ministère, celui-ci a vécu pour l’essentiel en Galilée. Or nous ne possédons aucune attestation de présence essénienne dans cette région. Philon d’Alexandrie et Josèphe affirment explicitement que les esséniens résident dans des villes et des villages de Judée. La rencontre avec des milieux esséniens, si elle eut lieu, fut donc sans doute tardive et limitée.

 

  2.2 Le rapport à la Loi

  De manière générale, les esséniens ont de la Loi une interprétation très rigoriste. Prenons l’exemple du shabbat : d’après Josèphe, Guerre des Juifs II, 147, « ils s’interdisent aussi, le plus rigoureusement parmi tous les Juifs, de vaquer à leurs travaux le septième jour : non seulement ils préparent leur nourriture la veille, de façon à ne pas allumer de feu ce jour-là, mais encore ils n’osent pas déplacer un objet ni aller à la selle ». Ce passage de la Guerre trouve un parallèle frappant dans l’Écrit de Damas : « Qu’on ne mange le jour du shabbat que ce qui a été préparé (la veille). » (col. X, l.22) Au sein d’une longue liste d’interdits liés au shabbat, on lit encore : « […]

  Que la nourrice ne porte pas son nourrisson en allant et venant le shabbat. […] 13 Que personne n’aide une bête à mettre bas le jour du shabbat. Si elle tombe dans une citerne 14 ou dans une fosse, qu’on ne la fasse pas remonter le shabbat. […] 16 Et tout être humain qui tombera dans un endroit (plein) d’eau ou dans un (autre) endroit (d’où il ne peut remonter), 17 que personne ne le remonte avec une échelle, une corde ou un objet (quelconque). » (col. XI, ll.11-17)

  Rappelons-le, plusieurs textes de Qumrân témoignent d’une opposition aux pharisiens, qualifiés de « chercheurs de choses flatteuses », car leur interprétation de la Loi paraissait trop laxiste aux esséniens. D’après Luc 14,1-6, Jésus aurait respecté le shabbat de manière plus souple encore que les pharisiens : ces derniers sont prêts à faire sortir un enfant ou un boeuf du puits dans lequel il est tombé le shabbat (s’opposant ainsi à l’enseignement de l’Écrit de Damas et donc aux positions esséniennes), mais Jésus estime en outre qu’il est permis de guérir un jour de shabbat. Dans le spectre de la société juive du tournant de notre ère, du point de vue du rapport à la Loi, Jésus s’inscrit clairement à la gauche des pharisiens et aux antipodes du rigorisme essénien.

 

  2.3 Enseignement ésotérique contre prédication populaire

  D’après la Règle de la Communauté et l’Écrit de Damas, l’intégration de nouveaux membres à la communauté est progressive et difficile, et l’enseignement dispensé aux membres est ésotérique. Dans certains manuscrits, une écriture cryptée a même été utilisée. Josèphe écrit dans la Guerre des Juifs II, 141 qu’il était interdit aux esséniens de rien transmettre de leurs doctrines secrètes aux autres. La Règle de la Communauté (1QS IX 17) dit quant à elle qu’il faut dissimuler le « conseil de la Loi » aux hommes d’iniquité. À cette culture du secret s’oppose l’enseignement de Jésus, ouvert à tous (même aux femmes ! Voir Luc 8,2-3 entre autres) sans condition préalable. Si Jésus confie parfois certains enseignements de manière particulière aux disciples, nul n’est exclu a priori du cercle des disciples.

 

  2.4 Le rapport avec les milieux sacerdotaux

  Les textes communautaires de Qumrân sont le fait de milieux sacerdotaux, très stricts quant à la hiérarchie entre prêtres, lévites et Israélites 7. Ce sont des prêtres qui dirigent la communauté, enseignent, décident quiinclure ou exclure, etc. Bien que l’on retrouve ce type de fonctionnement dans l’histoire de l’Église, Jésus lui-même n’est pas un prêtre, et n’entretient que des rapports distants voire hostiles avec les milieux sacerdotaux. Sa vision du rapport entre l’homme et Dieu ne tient en outre nullement compte de la distinction entre prêtres et non-prêtres.

 

  2.5 Le rapport à la pureté rituelle

  Dans le rapport à la pureté rituelle interviennent à la fois le rapport à la Loi et l’appartenance aux milieux sacerdotaux, puisque les règles de pureté rituelle étaient particulièrement strictes pour les prêtres, directement en contact avec l’autel des sacrifices et plus généralement avec le sacré. Sans surprise, on constate chez Jésus un respect très relatif des lois de pureté (ses adversaires lui reprochaient de ne même pas pratiquer les ablutions avant les repas), aux antipodes des textes communautaires de Qumrân, qui étendent les règles de pureté réservées aux prêtres à l’ensemble des membres de la communauté (voir infra) 8.

 

  2.6 Le rapport aux infirmes et aux lépreux

  La législation biblique prévoit l’exclusion des prêtres infirmes du service au temple (Lv 21,16-23), et en écarte également les impurs (Lv 22,4-7), parmi lesquels on compte les lépreux, atteints non de la lèpre au sens moderne mais de diverses maladies de peau. L’exclusion des impurs est temporaire, dans la mesure où des rites sont prévus pour éliminer l’impureté rituelle si la source de cette impureté disparaît (voir par exemple Lv 13-14), tandis que celle des infirmes est permanente. Les textes communautaires de Qumrân transposent au niveau de la communauté ce que la législation biblique prévoit pour les prêtres officiant au temple. Ainsi, les infirmes sont exclus de la participation à certaines instances communautaires à cause de la présence des anges de sainteté au milieu des membres : leur infirmité profanerait la sainteté (sous-entendu : de la présence divine symbolisée par les anges) 9. Les membres de la communauté atteints de lèpre sont exclus des camps de la communauté (jusqu’à leur guérison) comme ils le sont des villes d’Israël dans le cadre de la législation biblique. À l’opposé de cette politique d’exclusion, Jésus est décrit à toutes les pages des évangiles comme guérissant les infirmes et purifiant les lépreux.

 

  3. Les polémiques anti-esséniennes dans les évangiles

  Alors que les esséniens ne sont jamais nommés en tant que tels dans les textes évangéliques, on relève plusieurspassages à la tonalité polémique, dont il fait peu de doute qu’ils visaient des enseignements esséniens, tel qu’ils nous sont connus par la Règle de la Communauté, l’Écrit de Damas, le Règlement de la Guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres, etc.

 

  3.1 Contre la mise à l’écart des infirmes

  Non seulement Jésus guérit les infirmes et les lépreux, comme on vient de le rappeler, mais en Luc 14,12-14 est transmis cet enseignement, redoublé ensuite par la parabole du banquet : « Lorsque tu donnes à dîner ou à souper, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, de peur qu’ils ne t’invitent à leur tour et qu’on ne te rende la pareille. Mais, lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille ; car elle te sera rendue à la résurrection des justes. » Le choix des catégories d’exclus n’est pas aléatoire, il renvoie très directement aux listes attestées dans les documents de Qumrân. Jésus est présenté comme appelant ces infirmes à la communion avec Dieu (symbolisée par le banquet). En d’autres termes, il affirme haut et fort que l’infirmité ne profane pas la sainteté divine.

 

  3.2 Contre le refus des rapports avec les gens extérieurs à la communauté

  Toujours dans l’évangile de Luc (16,1-9), la parabole de l’intendant malhonnête ou injuste mais avisé contient sans doute elle aussi une pointe anti-essénienne. Au verset 8, le maître félicite l’intendant injuste d’avoir agi en homme avisé, ajoutant : « Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à leurs semblables que ne le sont les fils de la lumière. » L’expression « fils de la lumière » est rare dans le Nouveau Testament, et ce passage en représente la seule occurrence dans les évangiles synoptiques 10. Les esséniens, à l’inverse, se désignaient eux-mêmes par cette appellation, tout particulièrement dans le Règlement de la guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres. Au v. 9, il est question de « la richesse (mamôn) d’injustice », une expression dont David Flusser a montré qu’elle était d’origine essénienne et désignait les biens de ceux qui n’étaient pas membres de la communauté, acquis par des voies considérées comme contraires à la voie de Dieu 11. Ce passage critique par conséquent la fermeture des communautés esséniennes sur elles-mêmes et leur refus de mêler leurs biens avec ceux des gens « du dehors » (pour des raisons de pureté notamment). Dans ce contexte, les « fils de la lumière » ne sont pas les disciples, mais bien les esséniens. Les disciples, eux,sont exhortés à participer à la vie sociale, à commercer et échanger avec ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe, à accepter l’invitation d’autrui (comme Jésus allant déjeuner chez un péager ou un pharisien), bref à ne pas faire sécession d’avec le monde.

 

  3.3 Contre le dualisme et la haine de « ceux de l’extérieur »

  Le passage du sermon sur la montagne dans lequel Jésus exhorte ses disciples en disant : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44 Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons… » (Mt 5,43-45), a longtemps suscité la perple xité des exégètes. Nulle part dans la Bible hébraïque il n’est ordonné de haïr ses ennemis. La clé de l’énigme réside dans un passage de la Règle de la Communauté, où tous ceux qui entrent dans la communauté s’engagent à aimer « tous les fils de lumière, chacun selon son lot, dans le Conseil de Dieu », et à haïr « tous les fils de ténèbres, chacun selon sa faute, dans la Vengeance de Dieu » 12. Ce passage présuppose une interprétation restrictive de Lévitique 19,18 (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même »), selon laquelle le « prochain » désigne seulement le frère dans la communauté 13. C’est donc peutêtre aussi avec une arrière-pensée polémique contre cette interprétation exclusiviste du « prochain » que Jésus raconte l’histoire du bon Samaritain (Lc 10,30-37).

  Nous pouvons donc conclure avec David Flusser que « les idées sociales et religieuses de Jésus […] différaient de manière drastique de l’idéologie et de l’organisation sociales des esséniens ». La confrontation des textes permet en outre de mettre en relief l’originalité de l’enseignement de Jésus (en particulier selon l’évangile de Luc) dans la société juive de son époque. Il faudrait bien sûr compléter cette enquête par l’examen d’autres sources. Un point essentiel se dégage dans tous les cas : ce sont avant tout la centralité de la référence à Jésus et l’interprétation qu’ont donnée ses disciples de sa mort et de sa résurrection qui différencient le mouvement chrétien de tous les autres courants du judaïsme de l’époque du Second Temple.

 

  NOTES

  1   Le terme pesher désigne l’interprétation ou le commentaire inspiré d’un texte.

  2   E. Puech, « Un hymne essénien en partie retrouvé et les Béatitudes », Revue de Qumrân 13/49-52, 1988, p. 84-87 ; id., « 4Q525 et les péricopes des béatitudes en Ben Sira et Matthieu », Revue Biblique 98, 1991, p. 80-106. Le manuscrit est daté du Ier siècle avant notre ère

  3   4Q525 frag. 2, col. ii, ll.1-6, traduction par E. Puech, Discoveries in the Judean Desert XXV, p. 122-123.

  4   Traduction par E. Puech, Discoveries of the Judean Desert XXII, p. 169-170.

  5   Cf. J. Fitzmyer, The Dead Sea Scrolls and Christian Origins, Grand Rapids, W. B. Eerdmans, 2000, p. 50.

  6   « Méthodes et résultats d’une enquête historique », dans Jésus-Christ, de quoi est-on sûr ?, dir. par A. Houziaux, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2006, p. 55.

  7   Voir CD col.XIV, ll.3-6 ; 4Q268 frag.2, l.1.

  8   Rappelons que par-delà les textes, on a trouvé de nombreux miqvaot (bains rituels) sur le site même de Qumrân.

  9   Voir CD col.XV, ll.15-17 et le passage correspondant dans 4Q266 (ou 4QDa) frag.8 I 6-9 ; 1QSa II 3-9 ; 1QM VII 4-6 ; 11QTemple XLV 12-14.

  10   On la trouve appliquée aux chrétiens dans Jn 12,36 et 1 Th 5,5.

  11   Voir Flusser, « The Parable of the Unjust Steward : Jesus’ Criticism of the Essenes », dans Jesus and the Dead Sea Scrolls, dir. par J. H. Charlesworth, New York, Doubleday, 1992, p. 176-197.

  12   Col.I, ll.8-11, traduction par A. Dupont-Sommer, dans La Pléiade. Écrits intertestamentaires, dir. par A. Caquot et M. Philonenko, Paris, Gallimard, 1987, p. 10.

  13   Cette interprétation est corroborée par CD VI 20-VII 1, où le mot « prochain » est remplacé par « frère ».

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À propos Katell Berthelot

Katell.Berthelot@evangile-et-liberte.net'

Un commentaire

  1. likwanganzala@yahoo.fr'

    Pourquoi ces manuscrits ne parlent ni de Jésus ni de ses apôtres ?

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