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« Grand intérieur 1 » (1998)

Lucian Freud, petit-fils du célèbre fondateur de la psychanalyse, est mort en juillet 2011. Son oeuvre de peintre figuratif a été reconnue comme une des plus importantes des dernières décennies.

  Évangile et liberté • Mars 2012 21 résonner Lucian Freud est mort l’an dernier. Il est sans doute, avec Francis Bacon, l’un des peintres du XXe siècle qui m’habite le plus. Peu m’importe le pourquoi, le comment. Il me parle. C’est tout. Quant à l’analyse de son oeuvre, elle appartient aux critiques et aux historiens d’art qui le reconnaissent comme l’un des peintres figuratifs majeurs contemporains.

Petit-fils de Sigmund Freud, né à Berlin en 1922 dans une famille juive, sa mère avait donné à ses trois fils des prénoms d’archanges : Stephen Gabriel, Lucian Michael surnommé Lux et Clemens Raphaël. Lux : la lumière.

Lucian Freud peintre de la lumière : celle des chairs abandonnées, parfois obscènes, de la mise à nu du corps et de l’âme, de notre vulnérabilité humaine, offertes parfois jusqu’à nous déranger en faisant de nous des voyeurs… Mais je pr éfère dire des « regardants ».

Chez Freud, l’homme est immergé dans la solitude de son être. Il ne peut échapper à lui-même, au silence, celui d’un monde où Dieu se tait et où le corps n’est plus qu’une prison. Sexes exhibés, jambes écartées, signes de la maladie dévastatrice comme dans le portrait de l’artiste Leigh Bowery, peint peu avant que celui ci ne soit emporté par le sida en 1994 à l’âge de 33 ans… Dans ses auto-portraits qui accompagnent, comme chez Rembrandt, le regard de l’artiste qui scrute les cicatrices laissées par la vie – mais différemment de son illustre modèle – il dénonce notre contemporanéité nourrie d’un jeunisme mercantile diffusé par les médias et la publicité. Il peint « das Unheimliche », « l’inquiétante étrangeté », concept mis à jour par son grand-père, le lent travail de la sénescence et de la décrépitude.

Une toile me bouleverse. Elle appartient à la période où il s’installe, à partir de 1989, dans son atelier de Notting Hill à Londres : « Large Interior ». Elle date de 1998.

Une pièce banale, coupée du monde extérieur juste perceptible au travers d’une fenêtre au store levé, l’autre est resté fermé. Deux hommes, l’un habillé de noir lit, l’autre nu porte un enfant, il lui donne le sein. Au premier regard, et comme toujours le premier plan s’impose : un homme mûr lit un livre. Le canapé. La solitude qui pourrait être le sujet de la toile. Et puis très vite le deuxième plan s’impose comme « le souvenir du refoulé » : l’homme nu, une paternité ?

Les regards ne se croisent pas… Même pas celui de l’homme qui porte l’enfant qui dort. Il le regarde, pourtant, interrogatif, inquiet peut-être. Le geste de tendresse enlace (protège ?) le nourrisson endormi sur son giron. La lumière inonde l’arrière-plan jusqu’à se réverbérer sur le livre. Elle est là, dans les plis blancs du lit, en écho à ceux qui emmaillotent l’enfant : une nativité contemporaine. Une paternité fragile bien loin des maternités triomphantes… Je disais : « ça » me parle. C’est tout. Mais c’est bien plus. Cette toile me dit la Grâce qui serait nudité, tendresse, inquiétude. Elle me dit le geste d’amour dans le huis clos de la Solitude ; pas celui qui rassure, même si l’enfant dort paisiblement, mais celui qui p orte la lumière.

Au premier plan, l’homme noir, absorbé par sa lecture, la reçoit aussi cette lumière mais il ne la voit pas : cette pièce fermée au monde extérieur devient pour moi une métaphore de notre condition humaine.

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À propos Pierre Ruetsch

est professeur d’histoire, membre de l’Oratoire du Louvre, engagé dans l’accompagnement des migrants et sans papiers à la Clairière (centre social fondé en 1911 par le pasteur Wilfred Monod).

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