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Ernst Troeltsch, théologien libéral des plus intrépides

Philosophe, théologien et sociologue, Ernst Troeltsch (1865-1923) a ouvert des pistes de réflexion fondamentales pour la théologie contemporaine.

  En contexte francophone, Ernst Troeltsch est surtout connu pour sa sociologie des religions, même si son oeuvre majeure n’a pas encore été traduite dans notre langue. Mais c’est presque une erreur de perspective : il fut avant tout théologien, et ses investigations socio-historiques sur le fait chrétien ont été motivées par une exigence proprement théologique.

Fils de médecin, Troeltsch enseigna la dogmatique, d’abord brièvement à Göttingen et à Bonn, et puis plus longuement, jusqu’en 1915, à Heidelberg, avant d’occuper à l’Université de Berlin la chaire qu’avait illustrée F. D. E. Schleiermacher, mais sous un intitulé choisi pour apaiser la méfiance des milieux orthodoxes et qui convenait mieux à l’ensemble de son approche : philosophie de la religion.

Comme le donnait clairement à entendre son petit traité programmatique de 1902 sur L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions, le christianisme ne peut justement ni ne doit plus être considéré comme la religion « absolue », c’est-à-dire comme celle qui les surclasserait toutes du fait de son origine divine. Ce n’est plus possible (et ça n’aurait jamais dû être le cas !) du fait de ce que nous savons désormais de l’histoire du christianisme, de l’histoire et de l’existence des autres grandes religions, et aussi de ce que nous apprennent les différentes sciences de la nature.

Ses réflexions sur la notion de salut lors du cours qu’il professa à Heidelberg en hiver 1912-1913 sont des plus révélatrices à cet égard. Pour le dire en bref, le christianisme n’a pas l’exclusivité du salut.

D’abord pour des raisons historiques. À l’encontre de Harnack (1851-1930, théologien protestant allemand) et de bien des théologiens libéraux, Troeltsch a contesté l’idée selon laquelle il serait possible de dégager du texte historique des évangiles un « noyau » qui exprimerait une « essence du christianisme » échappant aux vicissitudes de l’histoire. À l’instar de Loisy (1857-1940, théologien catholique français), il a voulu tenir compte du fait que la foi chrétienne nous a été transmise non seulement par des textes, mais aussi par la médiation de traditions et d’institutions dont nous ne pouvons pas faire abstraction.

En revanche, pour penser et exprimer la foi aujourd’hui, nous devons jeter un regard critique sur ces médiations aussi inévitables que nécessaires, et ne pas craindre de les remettre en question. Ainsi Troeltsch n’a-t-il pas hésité à contester jusque dans les écrits de l’apôtre Paul la présence d’une conception expiatoire empreinte d’un juridisme qui ne se retrouve pas dans la prédication de Jésus, à savoir l’idée qui n’a fait que se développer par la suite et selon laquelle Jésus, par sa souffrance et sa mort sur le croix, aurait ainsi dû « payer » à Dieu le prix exigé pour « racheter » la faute d’Adam.

Pour des raisons scientifiques ensuite : nos connaissances sur la très longue histoire de l’humanité (plus de 100 000 ans pour le seul Homo sapiens) et sur l’évolution dont est issu le genre humain, mais aussi ce que nous savons de l’histoire de notre Planète et de sa place dans l’Univers. Même si c’est une connaissance très partielle, tout cela et bien d’autres choses encore ne nous permettent plus de soutenir l’idée que Dieu serait intervenu à un moment donné de l’histoire, au début de notre ère, pour régler le sort éternel de tout le genre humain, voire de l’Univers dans son ensemble. Le fait Jésus est et reste d’une importance capitale aux yeux des chrétiens, mais il n’est pas le seul, ni le premier, ni nécessairement le dernier.

Pour des raisons qui tiennent enfin à l’histoire des religions dans leur ensemble. Troeltsch reste en effet le représentant le plus profilé de ce que l’on a appelé « l’école de l’histoire des religions ». Quelle que soit la tradition dans laquelle elle se manifeste, la foi chrétienne revêt toujours des formes qui l’apparentent aux religions en général. Il faut donc connaître ces autres religions pour bien interpréter Troeltsch, mais aussi pour bien saisir son irrépressible originalité, par exemple dans ce qu’il dit de la volonté, de la sainteté ou de l’amour de Dieu, et dans les conséquences qui en découlent quant à sa conception de la personne humaine et de la vie en société.

On l’aura compris, Troeltsch n’a jamais été de ceux qui pensaient devoir rompre radicalement avec la religion, comme si le salut du christianisme devait tenir à une telle rupture. Pour lui, au contraire, la religion est un a priori de la conscience humaine ; dès ses origines les plus lointaines, elle fait partie de la nature même de l’homme. Le problème n’est donc pas de « dé-religioser » l’être humain, car l’homme est indéfectiblement religieux ; il l’est même quand il se croit irréligieux, car la non-religion, surtout quand elle est militante, n’est jamais qu’une forme de la religiosité, mais retournée en l’apparence de son contraire. Pour le christianisme, le vrai problème de la religion est toujours qu’elle soit évangélisée, au meilleur sens de ce terme et quelle qu’en soit la forme.

Troeltsch était un fervent patriote. Dès avant la Première Guerre mondiale, il s’était montré très critique envers l’expansionnisme de certains milieux militaires prussiens, ce qui ne l’a pas empêché, en 1914, d’être convaincu que l’Allemagne était dans son bon droit. Après la défaite, profondément meurtri par les conditions imposées à son pays par le traité de Versailles, il fut néanmoins le seul théologien protestant allemand de renom à assumer des responsabilités politiques (sous-secrétaire d’État) et à soutenir la République de Weimar.

Cette évolution de la situation explique peut-être pourquoi, dans les conférences qu’il aurait dû prononcer en Grande Bretagne en 1923 s’il n’avait pas brusquement succombé à la maladie, il a conduit encore plus loin qu’il ne l’avait fait jusqu’alors sa relativisation, non pas tellement de la foi chrétienne (la foi se réfère directement à Dieu), mais du christianisme, c’est-à-dire des formes dans lesquelles la foi s’exprime et se médiatise.

Désormais, selon lui, il faut non seulement reconnaître que le christianisme n’est qu’une religion parmi d’autres, mais encore qu’il est une religion liée au contexte occidental et confinée à ses limites. Entre les religions, donc, « il ne peut plus y avoir de conversions ou de transformations de l’une en l’autre, mais des accommodements et de la compréhension mutuelle ».

De tous les théologiens de la tendance dite libérale, Troeltsch reste l’un des plus intrépides par sa lucidité et sa capacité de penser, jusque dans ses conséquences les plus dérangeantes, la situation de la foi chrétienne dans le contexte occidental contemporain, et de le faire positivement. Dans les années de l’entre-deux-guerres, la théologie dialectique, Karl Barth en tête, avait cru pouvoir le condamner à l’oubli, comme si c’était le seul moyen d’en finir avec une pensée aussi audacieuse que riche de possibilités pour l’avenir. Presque cent ans plus tard, nous sommes bien obligés, aujourd’hui, de reconnaître en lui un ouvreur de piste dont la lecture devrait s’imposer à quiconque entend ne pas perdre pied théologiquement dans la mouvance de notre monde.

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À propos Bernard Reymond

né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.

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