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De la musique en couleurs

Peut-on écrire un requiem de plus d’une heure et demie à partir d’un unique motif chromatique de quatre notes ? La réponse est « oui » : Antonín Dvorák l’a fait, et avec quel talent !

  C’est tout à fait par hasard que j’ai acheté, il y a plus de vingt ans, un enregistrement de cette oeuvre, que je ne connaissais pas, dirigée par Wolfgang Sawallisch en 1984. Il est resté un de mes disques favoris.

  Antonín Dvorák (1841-1904), compositeur tchèque très prolifique, est surtout connu pour sa neuvième symphonie « du Nouveau Monde ». Mais on lui doit bien d’autres oeuvres : concertos, pièces pour piano, musique de chambre, musique vocale et opéras…

  Le requiem en si bémol mineur qu’il écrit en 1890 est une création monumentale, pour un quatuor de solistes, choeur et grand orchestre : une formation digne des symphonies que Mahler composait à la même époque.

  Le mode mineur apparaît souvent comme « triste ». Peut-être cette tierce qui ne fait pas l’effort de monter jusqu’à la tierce majeure donne-t-elle cette impression de fatigue, de dépression ? On peut probablement rapprocher cet effet de la tendance qu’ont les musiciens à accorder leur instrument un peu trop haut, pour lui donner plus d’éclat.

  S’il fallait se contenter d’un mot pour qualifier ce requiem, ce serait « chromatisme ». Le mode mineur s’y prête bien, avec ses sixième et septième degrés « flottants ». Dvorák utilise ici un chromatisme effréné, qui accentue le sentiment d’affliction.

  Né 28 ans après Wagner, Dvorák lui emprunte le procédé du leitmotiv. Un motif déchirant de quatre notes parcourt en effet toute l’oeuvre. C’est par lui qu’elle commence, et elle finit avec lui. Il s’agit d’une broderie de deux notes à un demi-ton au-dessus et audessous de la dominante (fa, sol b, mi, fa). La dominante provoque par nature une sensation de suspension, d’inabouti. Ce motif brodé par demi-ton accroît encore cette impression.

  Comment ne pas penser, en entendant ces quatre notes, au célèbre motif B-A-C-H (Si b, la, do, si) que J.-S. Bach introduisit dans l’Art de la fugue, peu avant sa mort ?

  Le début du requiem est une merveille, un modèle d’écriture musicale : les cordes à l’unisson présentent d’abord cette cellule chromatique qui reviendra tout au long de l’oeuvre ; l’oreille est désorientée car elle n’a alors aucun repère tonal. Les cordes poursuivent avec une descente un peu chaotique, très chromatique elle aussi, et qui reste donc extrêmement mystérieuse et troublante, jusqu’à ce que l’unisson se rompe et explose sur un sombre accord de dominante, qui précise la tonalité sans aucun doute possible. Le choeur entre, piano, sur l’accord de tonique qui suit.

  Au cours de chacun des treize mouvements, le chromatisme est associé à de grandes variations d’intensité et à des successions, souvent rapides, de tonalités mineures et majeures (« et lux perpetua », dès le début). Cela provoque une sensation de frémissement, de fluctuation des éclairages dans une suite d’éclats de couleurs différentes, comme peut le faire le passage intermittent du soleil à travers le feuillage d’un arbre : on peut parler d’un impressionnisme musical.

  Dans cette oeuvre qui dure plus d’une heure et demie, quelques passages me parlent moins ; mais l’attention revient vite puisque tout change en permanence, sous la colonne vertébrale du motif de quatre notes qui traverse imperturbablement cette composition.

  Dvorák était croyant. Son requiem, très romantique, présente toute la palette des sentiments, de la plus profonde tristesse à la joie intense, confiante ou victorieuse. Il a été joué lors des funérailles de Václav Havel à Prague, en décembre 2011.

  Un enregistrement de 1959 dirigé par Karel Ancerl, plusieurs fois réédité, a reçu le Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros. Malgré cette récompense méritée, je garde une préférence pour l’enregistrement de Sawallisch dont la prise de son plus récente restitue mieux les aigus et donc les timbres.

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À propos Jean-Luc Duchêne

est enseignant-chercheur retraité en Physique (université Paris-Sud Orsay). Depuis 2004, il s’occupe du secrétariat de rédaction d’Évangile et liberté.

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