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De la fragilité humaine à la fragilité divine

À partir de la pensée du théologien protestant Paul Tillich, Élisabeth de Bourqueney nous livre une réflexion sur la fragilité humaine et la fragilité de Dieu. Le Dieu que nous célébrons à Noël est celui qui, au coeur de nos aliénations, nous donne le courage de surmonter l’absurde, l’angoisse, le nonêtre.

   L’homme d’aujourd’hui ne cesse de s’inquiéter de sa fragilité. Rares sont les articles où ne figure pas ce mot. De même, son doute à l’égard de Dieu prend pour nom la critique de la toute-puissance. Tout se passe comme si la deuxième guerre mondiale et les conflits de ce début de siècle avaient dilapidé son rêve de « progrès ». Il recherche de nouvelles approches de l’homme et de Dieu qui prennent en compte ses limites – les siennes et celles de Dieu –, mais laissent en même temps une place à l’espérance. Pour le théologien protestant Paul Tillich (1886-1965), la vie humaine est placée sous le sceau de la fragilité : courage, angoisse, vide, consolation affectent l’homme dans sa rencontre avec lui-même et avec Dieu. La condition humaine est fragile, soumise aux aléas de l’existence, vulnérable en son essence même, et ambiguë. Tillich dresse une cartographie de la fragilité humaine avec des formes différentes : finitude, aliénation, ambiguïté, pathologie. Si l’homme fragile est à l’image de Dieu, Dieu serait-il aussi fragile ?   

   Mais que désigne ce terme ? La fragilité est tout d’abord synonyme du mot faiblesse, mais pas uniquement. Elle a pour pôle opposé la force, la puissance, la grandeur. Si l’on étudie son histoire, la fragilité a longtemps été associée à la notion de péché. En ce sens elle a été longtemps synonyme de faillibilité. Aujourd’hui, elle est associée à la notion de vulnérabilité, sans pour autant qu’apparaisse la notion de culpabilité. Son usage s’est développé dans plusieurs domaines scientifiques, tels que la sociologie, la médecine ou la physique. En physique, elle est opposée à la résistance des matériaux. En médecine, elle est associée au processus de vieillissement, de dégénérescence.

   Mais la fragilité peut intégrer une certaine force : c’est une faiblesse qui s’appuie ou se transforme en force. La fragilité, dans un nouveau sens, désigne un processus de recomposition où la force consiste à intégrer sa propre faiblesse.

   Notre existence est limitée dans le temps et l’espace. Lorsque nous en prenons conscience, l’angoisse surgit sous trois formes possibles. La première est l’angoisse du destin et de la mort. La mort nous menace de façon absolue. Nous existons à un moment précis de l’histoire, avec un début et une fin de vie non choisis, et nous traversons quantité d’expériences. Dans la maladie, par exemple, l’organisme est disloqué par des éléments étrangers. En portant atteinte à notre corps et à notre âme, les accidents nous placent face au non-être et ce faisant, ajoutent à notre angoisse.

   La deuxième forme d’angoisse surgit devant la culpabilité : en tout acte, réside une ambigüité entre le bien et le mal. L’homme conscient de cette ambigüité connaît le sentiment de « culpabilité ». Ce sentiment peut mener au rejet de soi absolu, qui est la damnation.

   Enfin l’homme éprouve le doute. Dans l’angoisse du vide, l’homme redoute de perdre le sens qu’il donnait à des éléments précis : la confrontation à l’absurde représente l’angoisse spirituelle absolue. Elle surgit lorsque s’effondre le sens de la vie, cette signification ultime que l’on donnait à notre existence.

   Les différents types d’angoisse qui traversent l’homme traversent aussi les sociétés. On les trouve de manière dominante à certaines périodes historiques, sans que l’une ou l’autre ne soient jamais totalement éliminées. L’angoisse de la mort et du destin a prédominé dans l’antiquité. L’angoisse de la culpabilité et de la damnation prédomine au Moyen Âge. L’angoisse du vide et de l’absurde a traversé le vingtième siècle.

   Face à cette angoisse, on trouve une autre composante de la fragilité ontologique : le courage. Cette capacité à résister à l’angoisse devant nos limites. L’être humain s’affirme, en dépit des menaces, relatives ou absolues. Dans le courage, les structures de finitude, qui provoquent de l’angoisse sont surmontées. Le courage ontologique consiste à intégrer le non-être dans l’affirmation de soi. Dans le courage, les structures de finitude, qui provoquent de l’angoisse, sont surmontées, mais pas supprimées, par l’union à l’être.

   Il existe trois formes du courage. La première est reliée à l’individuation. Face à la mort, aux épreuves, à la perte du sens de la vie, l’homme, dans un double mouvement, prend conscience de ses limites, s’en inquiète et entre en lutte. Le mouvement de cette lutte peut se faire à travers l’affirmation de soi, ou la participation au monde Ces deux formes de courage peuvent s’unir dans une troisième forme transcendante qui consiste à « accepter d’être accepté ». La fragilité ontologique est un « processus » dynamique.

   Il y a une différence entre notre fragilité constitutive, et une autre forme de fragilité où nous déformons nos limites : nous cherchons à vaincre le temps, l’espace… Nous nous faisons le centre du monde. Cette attitude est appelée par Tillich « aliénation ». Sous l’effet de l’aliénation, nous regardons notre finitude comme une structure de destruction. L’homme résiste au temps, à l’espace, et rencontre la solitude, le désespoir, l’hostilité…

   La vie humaine est ambiguë. La fragilité de la vie tient dans le mélange constant du positif et du négatif, de la vie et de la mort, de l’être et du non-être. Ce double mouvement se retrouve dans la culture, la société, la morale et la religion.L’homme part à la recherche d’une vie sans ambiguïté et d’un « être nouveau » qui surmonterait le fossé entre essence et existence.

   Il réside une frontière difficile à tracer entre la situation existentielle finie de l’homme et la maladie psychosomatique qui tente d’échapper à la finitude et aux angoisses en s’évadant dans une « tour d’ivoire mentale ». Dans cette angoisse, le moi n’arrive pas à intégrer l’angoisse existentielle au courage d’être et part en quête d’une sécurité, perfection et certitudes imaginaires.

   Le Christ jette un pont entre le fini et l’infini. Comme être humain, il connaît les limites de l’espace et du temps : il naît, vit et meurt. On pourrait voir la crèche comme le symbole de sa fragilité spatiale : dès sa naissance, il éprouve « l’absence de refuge ». La croix est un autre symbole de l’insécurité radicale. La vie du Christ est une dynamique : il connaît les tentations, le tragique de l’existence. Mais aux yeux de Paul Tillich, il n’est jamais coupé de sa relation avec Dieu même quand il crie de désespoir. La fragilité du Christ est une faiblesse surmontée et affrontée. Elle restitue autrement ce qui a été brisé : c’est la force du Christ, qui surgit lorsque ses disciples le voient comme une personne en qui Dieu se révèle.

   Face aux faiblesses, l’homme affronte l’angoisse du néant, du non-être. Le courage intègre cette menace. Mais qu’est-ce qui rend possible ce courage ? Aux yeux de Tillich, Dieu rend possible le courage car il est le fondement de l’être. Mais Dieu est aussi affecté par le non-être. Le non-être est ce qui, en Dieu, le pousse à s’affirmer de façon dynamique : le néant révèle la puissance et l’amour divins. Le non-être contraint Dieu à être un Dieu vivant.

   Depuis, Auschwitz la théologie peut difficilement continuer à parler de la toute-puissance de Dieu. Face au mal radical, il reste aux hommes à renoncer à un prédicat sur Dieu ; si Dieu est amour, et si le mal existe, Dieu n’est pas tout-puissant. Parler de la fragilité de Dieu signifie que ce paradoxe est admis. Dieu est infiniment puissant, et sa force réside dans sa capacité à surmonter le non-être. C’est ce processus que nous désignons par « fragilité de Dieu » et que nous célébrons à Noël et à Pâques.

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À propos Elisabeth de Bourqueney

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