En exergue ces lignes de l’écrivain Antonin Artaud (1896-1948) qui résonnent à la vision de cette oeuvre immense, d’une violence inouïe, peut-être l’une des plus désespérée de la peinture « religieuse » du XXe siècle : « Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir, en fait, de l’enfer. »
Le choc est aussi fort à chaque confrontation puisque devant cette oeuvre, la vision, à chaque fois, ne peut atténuer le malaise et peut-être même l’insupportable de la violence charnelle saisie à fleur de nerfs.
Le sujet met en équation le thème de la crucifixion et une carcasse d’animal, d’homme, ligotée (bandée ?), décomposée. Blasphématoire, pourraient s’écrier ceux qui ignorent que si le traitement en est nouveau, les associations sont partie intégrante de toute la peinture religieuse occidentale. Bacon disait lui-même à propos de sa toile : « Vous connaissez la grande crucifixion de Cimabue ? L’image [que j’ai] d’elle […], c’est celle d’un vers rampant vers le pied de la croix. J’ai essayé de faire quelque chose de l’impression que m’a donnée ce tableau […]. »
Triptyque gigantesque de quatre mètres cinquante de large qui marque une étape fractale dans son oeuvre et pourtant, à priori, la question du christianisme (sans laquelle on ne peut comprendre qu’il y ait une histoire de l’art de l’Occident latin) ne semble pas le préoccuper : il utilise ses figurations chrétiennes comme un document, que cela soit Cimabue (1272-1301), Vélasquez (1599-1660), Rembrandt (1606-1669)… Alors pourquoi, comment cette oeuvre bouleverse, fascine, mêlée à tant d’horreur ? Ce n’est pas la première fois qu’un peintre fait éclater le corps et l’espace. Mais là, la violence est telle que la souffrance vécue par le supplicié (tous les suppliciés) ne peut que nous éclabousser, nous englober dans cette proximité étouffante à laquelle rien ne fait obstacle.
À droite, un personnage nu, il porte sur le bras une croix gammée nazie, dans ses mains un reste de chemise (celle d’un résistant torturé qu’il cherche à déchirer, à faire disparaitre ?). Au fond, deux hommes agenouillés (sur un prie-Dieu ?) indifférents. Au centre, une forme indéfinissable, écorchée : le corps d’un supplicié qui révèle une inquiétude métaphysique (l’âme qui s’échappe du corps). À gauche, une forme humaine couchée sur un lit de camp, criblée de balles, broyée, déjà à l’état de cadavre (là encore une cocarde tricolore sur la poitrine pourrait ouvrir une lecture), derrière se tient une femme dont le mouvement atténue l’horreur du premier plan et que les deux voyeurs de droite regardent avec concupiscence. C’est le lieu d’un crime, d’un carnage (comme chez le peintre allemand Otto Dix, 1891-1969) dont la partie centrale ne nous dit rien, un univers d’indifférence, sans rédemption… Dire la croix après la barbarie nazie et celles qui ont suivi : le peintre ne semble pas pouvoir « sortir de l’enfer », qu’évoquait Artaud. Impossibilité de dire après Auschwitz, suggérait le philosophe allemand Adorno (1903-1969).
Dans un horizon où il n’y a plus rien que la souffrance montrée et que la présence muette de ceux qui veulent toujours ne rien voir, cette toile, aussi agnostique soit-elle, me renvoie à une des questions centrales de la croix exprimée dans les paroles prêtées à Jésus : « Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Sur cette toile, les vivants savent : comme beaucoup d’oeuvres, elle nous interroge sur la question fondamentale du pardon… sans apporter de réponse. Sinon pour ce que certains y voient : les morts concomitantes du divin et de l’humain.
Pour faire un don, suivez ce lien