Anne-Cécile Baer-Porter, après des études de théologie en France et aux États-Unis, est actuellement chaplain resident dans un service de soins palliatifs à Tacoma (État de Washington). Elle se destine au ministère d’aumônier d’hôpital. Ce texte est un écho très fort de son expérience dans ce ministère.
Le pager a émis un son déchirant. J’ai poussé le bouton d’une main tremblante et les mots « code bleu, chambre 616 » sont apparus. Code bleu : arrêt cardiaque. Un patient qu’on essaie de réanimer. La mort qui avance. J’appelle la nurse supervisor : une infirmière qui sait tout ce qui se passe dans cet immense hôpital, jour et nuit. « Oui, venez, confirme-t-elle. Je n’ai pas encore appelé la famille, mais je vais le faire. »
Je saute dans la voiture – il est minuit – et toutes sortes de peurs m’assaillent, au-dessus desquelles surnage la crainte de ne pas être à la hauteur. Arrivée sur place, la famille encore en route, j’apprends que le patient, Larry, a été réanimé et transféré en soins intensifs. Tandis que je regarde, impressionnée, les infirmières et médecins autour de ce jeune homme inconscient, l’une d’elle s’approche de moi. « Il y en a un autre », me dit-elle. Elle pointe vers une autre chambre à quelques mètres de là. « Peter est en train de mourir ; la famille est en route. Pour celui-là, c’est sûr, on ne peut rien faire. »
Quand la mère de Peter et sa compagne arrivent, le patient est décédé. Elles sont en larmes. Les infirmières les laissent seules dans la chambre avec lui. Je les suis, espérant pouvoir être utile, sans réfléchir. « Get out, please ! » crie la compagne. Je sors, réalisant mon erreur. Ce moment était le leur. Je n’aurais pas dû m’immiscer sans y être invitée. Quelques minutes plus tard, une infirmière les rejoint, leur explique les circonstances de la mort du patient. Il s’est éteint paisiblement, alors qu’elles devaient prendre une décision le lendemain sur son maintien sous appareils de survie. « Elles aimeraient une prière maintenant », me dit l’infirmière.
Je rentre dans cette grande chambre pleine d’appareils silencieux. Dans un coin, des ballons colorés avec la mention « Happy Father’s Day ». Je m’assois près de la mère, qui pleure silencieusement. Sans que je le prévoie, je me mets à pleurer avec elle et il me faut plusieurs minutes pour être capable de parler. Je lui dis combien je suis désolée pour ce qui vient d’arriver et je me mets à prier. Mes phrases sont courtes, je parle de la présence de Dieu en cet instant auprès de ceux qui souffrent, de Peter dans la lumière de la présence divine, et je prie pour le réconfort de ceux qui restent, ceux qui l’aiment. Je dis que les souvenirs, les expériences partagées avec Peter sont les leurs à jamais, que personne ne les en séparera. Je cite le roi David devant son fils mort : « Il ne reviendra pas, c’est moi qui irai vers lui. » Finalement je me tais. La mère me dit gentiment « That was beautiful ». Nous restons silencieuses. J’aimerais engager une conversation qui lui permette de me parler de son fils, mais je ne trouve pas les mots. Pourquoi n’ai-je pas demandé simplement « Parlez-moi de lui » ? J’explique que je dois aller voir l’autre patient et que je reviendrai plus tard.
La mère est arrivée au chevet de Larry, dont le coeur continue de faiblir. J’ai le temps de me présenter puis soudain les événements se précipitent. Cette fois le patient est perdu. La mère de Larry pleure, le médecin la serre dans ses bras. Tous quittent la chambre. Elle se tourne vers moi et me demande de prier pour son fils. Je prends sa main et nous prions ensemble. Puis elle demande à rester seule avec lui, rejointe par son mari.
J’attends dans le couloir que l’une ou l’autre famille ait besoin de moi. Cette pause n’est pas inutile. Je suis tremblante même si je me suis ressaisie. Je retourne voir l’autre famille, qui a des questions sur les formalités à venir. Je leur réponds, leur donne le numéro de la nurse supervisor, à prévenir quand la compagnie funéraire viendra chercher le corps. Les deux femmes se préparent à partir. La mère de Peter me serre dans ses bras. Je les regarde s’éloigner : la compagne a les ballons « Happy Father’s Day » à la main.
Un autre code bleu est déclenché à 6 h du matin – une patiente qui a pu être réanimée. Je prie avec ses filles.
« Toutes les nuits ne sont pas aussi agitées », me dit Greg, le chaplain supervisor, un peu plus tard. Il m’assure que, statistiquement, je n’aurai pas à vivre d’autres astreintes aussi intenses. J’en prends acte en déposant le pager sur son bureau. Mais mercredi prochain, ce sera à nouveau mon tour de le prendre en charge, ce « pager », de 16 h jusqu’à 8 h le lendemain, une longue nuit imprévisible en perspective.
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