Fils de pasteur du Midi, le jeune Bertrand avait souhaité se mettre au service de la Société des missions évangéliques de Paris, et partir à Madagascar. Mais sa candidature a été repoussée, à cause de son libéralisme. Pasteur dans le Sud-Ouest, à Lyon et enfin à l’Oratoire du Louvre, de 1926 à sa mort, il a prêté sa plume à la cause du libéralisme, publiant La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral (1903) ou Protestantisme (1931), plusieurs fois réédité.
Il assume des responsabilités nationales : il préside dans l’entre-deux-guerres le Comité général de l’Union des Églises réformées et co-préside, de 1933 à 1938, la « Délégation mixte » qui travaille à l’unité d’un protestantisme réformé divisé depuis le « schisme » de 1872. Cette unité retrouvée, en 1938, il appartient au Conseil national de l’Église réformée de France et à celui de la Fédération protestante de France (FPF) – tous deux présidés par Marc Boegner. Figure de proue du courant libéral et acteur tenace, serein, salué, en faveur de l’unité : ce sont là des titres importants, qui méritent à Bertrand de n’être pas oublié par les héritiers de la famille protestante.
Mais l’homme a d’autres titres à figurer, pour le coup, dans l’histoire générale de notre pays. En mai 1940, la FPF a choisi, face à l’épreuve, de devenir bicéphale : Boegner s’installe à Nîmes, d’où il va rayonner dans la zone non occupée, et assurer auprès du régime de Vichy ce qu’il a appelé en 1945 une « politique de présence », avec sa vigilance, son influence, mais aussi ses illusions et ses insuffisances ; Bertrand assure à Paris, et jusqu’en mars 1943 (date du retour de Boegner), la présidence effective du Conseil de la FPF, dont la plupart des membres sont restés en zone occupée. Au contact immédiat de l’occupation allemande et de l’antisémitisme, il ne nourrit aucune illusion sur le nouveau régime : « Le mal n’est pas d’être vaincu ; le mal est de perdre son âme ; et il semble bien que la France – officielle – ait perdu la sienne. » (Journal de ma solitude, 10 juillet 1940) : tout est dit, bien avant le « France prends garde de perdre ton âme » des Cahiers du Témoignage chrétien (novembre 1941).
Bertrand prêche tout au long des années 1940, à l’Oratoire, concurremment avec ses collègues Paul Vergara et Gustave Vidal : ces prédications pour années de tourmente bâtissent un véritable enseignement de résistance spirituelle. Le 7 juin 1942, jour de l’imposition du port de l’étoile jaune pour les juifs de la zone occupée, Bertrand déclare en chaire : « Là où sont frappés des enfants de six ans, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : ceux-là sont à Dieu, les innocents, et je les bénis. […] Il y a des choses qui doivent être dites ; elle les dit. »*
Dès la fin de 1940, Bertrand souhaitait une déclaration publique forte contre l’antisémitisme de Vichy, mais Boegner ne l’a pas, alors, jugé opportun, et le pasteur de l’Oratoire a fini par prendre des initiatives. Le 5 juin 1942, il écrit au maréchal Pétain pour protester contre l’étoile jaune ; le 11, il adresse sur ce sujet une lettre circulaire aux pasteurs de la zone occupée (« Beaucoup d’entre nous ont pensé que la chaire chrétienne ne pouvait rester silencieuse devant l’atteinte ainsi portée à la dignité d’hommes et de croyants. ») ; le 3 août, après la rafle du Vel’ d’Hiv’, il dénonce auprès de F. de Brinon, délégué du gouvernement auprès des autorités d’occupation, « l’extermination d’une race, le martyre immérité de ses femmes et de ses enfants », et se dit prêt à porter seul la responsabilité de sa démarche.
En octobre 1945, retenu à Paris par son état de santé, il fait lire un rapport laconique devant l’Assemblée générale du protestantisme, réunie à Nîmes.
Depuis lors, notre pays a fait mémoire de l’action de Boegner mais presque entièrement, et injustement, oublié celle de Bertrand, qui a pourtant contribué, aux premières loges, à sauver l’honneur du christianisme français.
* Cette prédication est reproduite dans : Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Nîmes, Alcide, 2012.
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