Quoi de plus normal que de célébrer le centenaire du départ d’Albert Schweitzer pour Lambaréné en 1913. La portée symbolique de l’événement n’a pas échappé à des intellectuels tels que Carl Gustav Jung (1875- 1961), ou Karl Barth (1886-1968). Le premier y voyait une fuite, presque la trahison d’un clerc qui, après avoir posé les bonnes questions, aurait laissé le peuple de Dieu sans réponse. Quant au second, même s’il trouvait beaucoup à redire sur la théologie et l’entreprise missionnaire du théologien alsacien, il n’en salua pas moins la cohérence et la valeur prophétique dans un siècle qui venait de connaître les pires barbaries, alors que le précédent s’était laissé abusé par une coupable espérance dans le progrès censé remédier désormais à tous les maux de l’histoire et de la nature. Plus qu’une date, c’est ce qui fait date dans l’oeuvre de Schweitzer qui nous intéresse. Sans prétendre à l’exhaustivité, plus proche d’un inventaire à la Prévert que d’une étude systématique, nous voulons souligner quelques thèmes qui nous semblent pertinents afin d’éclairer la réflexion et l’engagement des croyants, ou tout simplement des hommes et des femmes de bonne volonté.
Schweitzer n’est pas entré dans les débats théologiques de son époque sur la pointe des pieds, ni même avec toute la déférence qu’on doit à ses maîtres. En 1906, alors qu’il n’est âgé que de 31 ans, il publie un livre dans lequel il reprend la presque totalité des recherches sur le Jésus historique1. Parmi les auteurs passés au crible de la critique, on trouve plusieurs monstres sacrés de la théologie allemande, David Friedrich Strauss (1808- 1874), ou Ferdinand Christian Baur (1796-1860) pour ne citer qu’eux. Schweitzer n’ignore pas les présupposésde ce vaste courant, qui avec un courage certain, veut appliquer aux textes bibliques la critique historique initiée au XVIIIe siècle par les Lumières. Mais surtout, les recherches sur le Jésus historique permettraient de retrouver le message authentique du Nazaréen et de sortir ainsi le christianisme d’une interprétation presque exclusivement paulinienne. On a pu dire que suite à sa lecture des épîtres aux Romains, aux Galates et aux Hébreux dans les années 1513-1518, Martin Luther (1483-1546) a compris le message du Nouveau Testament à travers l’interprétation qui était celle de l’apôtre Paul. Les recherches sur le Jésus de l’histoire dépassaient donc de beaucoup la seule volonté d’établir l’historicité des événements, des paroles, voire de Jésus lui-même, elles pensaient pouvoir retrouver la pensée et la prédication de Jésus dans toute leur authenticité. Le projet était légitime et ne manquait pas d’un certain panache. Aux côtés des découvertes archéologiques, mais plus encore des nouvelles méthodes d’exégèse et des progrès de la philologie, on n’hésitait pas à estampiller les différentes écoles en utilisant les concepts de la philosophie de Kant (1724-1800) ou de Hegel (1770- 1831). L’ensemble, même disparate, avait belle allure et doit toujours être considéré comme un des plus grands moments de la théologie protestante. C’est contre cette forteresse, que le jeune Schweitzer va mener la charge. Son jugement est sans appel. Tous ses illustres prédécesseurs ont échoué dans leur tentative de remonter au Jésus historique, mais bien plus grave, ils n’ont fait que l’accommoder à la culture bourgeoise de leur époque et aux valeurs de leur classe sociale. Bref, dans leurs travaux, le message de Jésus s’accorde naturellement avec le rationalisme des Lumières ; pour certains, il entre parfaitement dans la synthèse hégélienne comme annonciateur de la « fin de l’histoire », pour d’autres, il peut aussi prendre le visage de la contestation romantique. Schweitzer ne se contente pas de souligner l’échec de l’entreprise, il insiste sur l’étrangeté de Jésus.
Les auteurs bibliques rejettent toute confusion et plus encore toute fusion entre Dieu et l’homme. Pour ce faire, ils utilisent parfois les catégories du sacré et du profane, mais conscients que le sacré comme le profane se manipulent, ils optent pour la notion de sainteté avec laquelle, comme l’avait bien compris Calvin (1509- 1564), il n’est pas possible de « tergiverser » puisque seul Dieu est saint. Au cours de son histoire, la théologie n’a pas toujours été la gardienne de cette distance. Dans la Bible déjà, Dieu n’échappe pas aux anthropomorphismes les plus audacieux, mais il y a pire, la confusion presque systématique entre les Écritures et la Parole de Dieu, tout comme le naufrage d’une certaine christologie qui oublie que sans Dieu, Christ est une idole, participent à la réduction, voire à l’abolition de cette distance. En parlant de l’étrangeté de Jésus, Schweitzer le tient à distance, il refuse qu’on puisse l’assimiler ; le Jésus historique restera toujours un étranger pour nous, et son message, parce qu’il a été énoncé dans un contexte eschatologique (Eschatologique : concernant la fin des temps. NDLR), ne peut pas s’accommoder des catégories qui sont les nôtres aujourd’hui. Non seulement la crise de la transcendance affecte radicalement la théologie puisqu’elle invalide la Révélation biblique, mais elle débouche sur une spiritualité maladive qui ne trouve pas l’espace et l’altérité nécessaire à la communion. L’abolition de la « sainte distance » engendre toutes les formes d’aliénation que nous connaissons dans les religions. La manière dont Schweitzer pense le rapport au Christ en insistant sur cette étrangeté et non en reprenant les poncifs éculés du Dieu qui s’humanise et s’approche de l’homme, nous semble pouvoir corriger les excès qui ont conduit de nombreux croyants à considérer Dieu comme un proche voisin et Jésus comme un ami.
Bien des résultats sont contestés dans les recherches relatives au Jésus historique, mais aujourd’hui, toute la critique s’accorde pour dire que l’annonce du Règne de Dieu est au centre de la prédication de Jésus2. En centrant son message sur l’annonce du Règne de Dieu, Jésus se place délibérément dans la tradition du monothéisme radical d’Israël. Cependant, cette fidélité n’empêche pas une liberté et une originalité que Schweitzer s’empresse de tenir pour essentielles. Dans le judaïsme classique, mais c’est aussi le cas pour les Esséniens, le Royaume est célébré dans les cérémonies religieuses comme promesse de Dieu faite à son peuple, mais il est encore à venir. Que ce soit sous la forme d’une catastrophe cosmique, ou d’une dernière bataille qui verra la victoire du « Reste d’Israël » sur les forces du mal, l’eschatologie ne peut que se substituer à l’histoire en y mettant fin.
Pour Jésus, le Royaume commence dès à présent, nombreuses sont ses paroles qui peuvent être interprétées en ce sens, mais il subsiste toujours une tension entre déjà et pas encore. Il est probable que Jésus soit à l’origine de cette dynamique. Autre originalité et pas des moindres, dans la prédication de Jésus, le Royaumeopère un retournement de l’ordre social, les élites seront aux abois, alors que les pauvres et les opprimés, les damnés de la terre, seront aux premières places. Schweitzer explique cette originalité par l’attachement de Jésus à la tradition prophétique et plus particulièrement à l’éthique sociale des petits prophètes ; elle prendra une importance considérable dans la compréhension qu’il aura du christianisme par rapport aux autres religions. C’est à partir de ces éléments, que Schweitzer va comprendre principalement le christianisme comme la religion du Règne de Dieu. Ce faisant, il va rapidement mettre le doigt sur la plaie ouverte de l’eschatologie. Dans sa pensée, le Règne de Dieu s’oppose au salut dans l’audelà. Tout au long de son développement, la Tradition a amputé la sotériologie (doctrine du salut. NDLR) de sa dimension séculière. Pire, cette sotériologie dévoyée alimente une doctrine de la rédemption personnelle qui est indépendante, qui n’est pas la conséquence de la venue du Royaume de Dieu, et qui pour finir, alimente toutes sortes de névroses, plutôt que d’initier des vocations. Luther est passé par là. Tant que ce déséquilibre subsiste, le christianisme est incapable de donner au monde sa pleine mesure.
L’eschatologie est à la fois le cadre et l’aboutissement de la prédication de Jésus et pour lui rester fidèle, la religion chrétienne se doit de mettre en oeuvre cette conception eschatologique de la foi, et sa crédibilité se joue dans le champ du séculier et non dans l’au-delà. Selon la formule qu’aimait tout particulièrement Gabriel Vahanian (1927-2012) : « La foi chrétienne consiste à changer le monde et non à changer de monde. » Les écrits et l’action d’Albert Schweitzer illustrent bien la conception biblique selon laquelle notre foi en Dieu et notre engagement dans le monde sont une seule et même chose. « L’eschatologie conséquente » permet à Schweitzer de faire du séculier le révélateur de l’essence du Christianisme. Hors du monde, pas de salut. Le Règne de Dieu devient alors une formidable puissance créatrice capable de s’opposer aux pires déterminismes de la nature ou de l’histoire, il met en oeuvre un monde qui même encore imparfait, n’en est pas moins un monde qui proclame la gloire de Dieu et la justice pour tous. Cette puissance de l’idée du Règne de Dieu est la principale responsable de la différence radicale entre le christianisme et les religions orientales. Le Christianisme n’est pas supérieur, il est différent, il est d’une autre nature. Il ne verse pas dans une mystique dont la finalité reste, le plus souvent, le salut personnel dans l’au-delà, mais il donne naissance à une éthique pour le monde et rééquilibre ainsi la doctrine du salut. Le Royaume pour Schweitzer, c’est l’ultime auquel sont subordonnées toutes nos actions. Si le croyant doit trouver une forme d’équilibre entre le quiétisme (le Royaume de Dieu vient) et une forme d’activisme (l’homme doit s’y engager) il n’a qu’un seul champ d’action : le monde.
La foi ne s’épuise pas dans le séculier, elle peut courir le risque du sécularisme, à savoir se transformer en religiosité pour laquelle le présent et l’immanent revêtent les attributs de l’éternel, du transcendant et de l’ultime, mais le séculier reste le seul domaine où elle peut montrer sa validité, prendre corps pour faire lever un monde nouveau.
Tout au long de sa vie, Schweitzer s’est interrogé sur le bonheur, et le sien en particulier. Le célèbre texte de 1924, traduit en français sous le titre : Souvenirs de mon enfance3, nous révèle un enfant, puis un adolescent conscient de ses privilèges et soucieux des difficultés que rencontrent ceux qu’il croise. C’est à partir de ce questionnement, qu’un beau matin de 1896, il décide de vivre pour l’art et la science jusqu’à l’âge de trente ans, mais qu’ensuite, il se consacrera à une action humanitaire, à propos de laquelle il n’a aucune idée précise. À cette sensation très romantique du bonheur face à une nature radieuse, il faut ajouter la place primordiale de la Bible dans la réflexion de Schweitzer qui confessera, bien des années plus tard, dans Ma vie et ma pensée, qu’à ce même instant, il avait compris cette parole de Jésus : « Celui qui veut garder sa vie la perdra, mais celui qui veut garder sa vie pour moi et l’Évangile, la gardera4. » Cette préoccupation des autres est au coeur de l’éthiquedu respect de la vie. Dès 1923, Schweitzer prend ses distances avec l’incontournable cogito ergo sum de Descartes (1596-1650). Il lui reproche de n’être qu’une sorte d’auto- connaissance, l’homme ne reposant que sur lui-même et oubliant tout ce qui l’entoure et l’informe sur ce qu’il est véritablement. À cet anthropocentrisme de Descartes, il oppose une compréhension communautaire de l’existence : « Je suis vie qui veut vivre, entouré de la vie qui veut vivre. » Cette formule n’a pas eu l’impact qu’elle aurait mérité sur la philosophie du XXe siècle, on peut penser que son apparente évidence, voire sa simplicité, ne lui ont pas permis de prendre place dans le panthéon des grandes définitions de l’existence dont ce siècle n’a pas été avare. Elle est pourtant bien plus complexe qu’il n’y paraît, car elle vient en conclusion d’une longue et rigoureuse analyse de l’histoire, ou d’une phénoménologie de l’éthique, exposée dans Kultur und Ethik5.
Toute sa vie, Schweitzer restera très critique face à la notion de progrès héritée des philosophies du XVIIIe et du XIXe siècle. Certes, il n’est pas le seul, mais il insiste fortement sur le fait que le progrès scientifique n’est pas synonyme de progrès moral, et que, en gros, depuis le XIXe siècle, l’éthique est systématiquement en retard sur la technique, dans ce mouvement, les sciences de la nature prennent le pas sur la philosophie de la culture. Les sciences principalement descriptives aboutissent à un tel niveau de spécialisation, qu’elles font disparaître la conscience de la solidarité qui doit nous unir directement les uns aux autres. Schweitzer pense que la rupture du lien entre les individus est la principale cause de la déshumanisation de notre société, il ne comprend l’humain que comme un être relationnel qui n’atteint son authenticité que dans une juste relation à l’autre. Cependant, l’individu en tant qu’être singulier garde une place prépondérante dans sa philosophie, il est irremplaçable et reste le seul agent possible d’une régénération. Schweitzer n’a aucune confiance dans les organisations considérées comme des systèmes susceptibles de se substituer aux individus. Il reste convaincu, surtout après la Première Guerre mondiale, que l’avenir des sociétés dépend plus de la valeur de leurs membres que du degré de perfection de leur organisation. La décadence commence là où la collectivité a une emprise plus forte sur l’individu que l’individu sur la collectivité. Il rejette autant l’individualisme que le collectivisme, tous les deux étant caractérisés par leur incapacité à penser l’autre.
La place de l’autre, Schweitzer l’élabore dans une synthèse qui doit permettre à l’éthique d’être un acte réfléchi. Lorsque le dévouement à l’autre n’est qu’un instinct naturel, il risque d’être principalement dicté par la nécessité, ou l’intérêt. De même, une éthique qui n’aurait comme objet que le perfectionnement de l’individu risquerait de ne conduire qu’à une négation du monde comme Schweitzer la trouve chez Platon (429- 347 av. J-C), Schopenhauer (1788-1860), Spinoza (1632- 1677) et les religions orientales. C’est dans la synthèse du dévouement naturel et de la recherche du perfectionnement de soi qu’il cherche un fondement universel à l’éthique. La volonté de vivre, ressentie et pensée, rencontre cependant des obstacles qui peuvent sembler insurmontables et laisser penser que Schweitzer fait preuve d’une certaine naïveté dans sa recherche d’une éthique universelle. Selon les cultures, la vie n’est pas appréhendée de la même manière ; sacrée pour les uns, relative pour les autres, hiérarchisée, ou égale en dignité ; de nos jours encore, ces différences sont au centre des débats éthiques. Il existe aussi un antagonisme entre une éthique de la personne et une éthique sociétale.Cette dernière, en raison de son caractère spécifique, consiste le plus souvent à ne faire appel aux convictions de l’individu que pour obtenir son approbation. Afin de surmonter ces obstacles, Schweitzer est persuadé qu’il ne faut pas limiter le vouloir vivre seulement à l’homme, mais qu’il est nécessaire de l’étendre à toutes les formes du vivant en leur reconnaissant cette même et légitime volonté de vivre. Ainsi, l’altérité ne se joue pas que dans les rapports humains, les autres formes de la vie, animale et végétale, possèdent une authentique capacité à nous informer sur notre propre humanité. De cette communion à la fois ressentie, réfléchie et affirmée, découle naturellement la notion de justice et de respect, ainsi que celle des droits de l’homme que Schweitzer comprend comme un droit inaliénable issu du droit naturel universel6.
« Je suis vie qui veut vivre, entouré de la vie qui veut vivre. »
Dans un hommage à Schweitzer à l’occasion de son 90e anniversaire, l’abbé André Goettmann, sous le patronage de Marc Boegner et du cardinal Tisserant, lui avait offert une série d’études rassemblées sous le titre : L’Évangile de la Miséricorde. Selon l’étymologie latine du mot, la miséricorde est ce qui rend le coeur sensible au malheur. Cette sensibilité, on la trouve dès l’enfance chez Schweitzer. Elle s’exprime dans des réflexions, surtout lors d’événements qui, parfois, peuvent sembler futiles, et elle prendra une place prépondérante dans les motivations de son action humanitaire.
Une des principales critiques de l’oeuvre de Schweitzer a porté sur sa participation, aussi bien comme missionnaire que comme médecin, à la colonisation. On l’a accusé d’avoir été un des acteurs de l’organisation, son engagement étant la preuve de son acceptation du système. Ces critiques sont le plus souvent marquées par une idéologie que la réalité historique de la colonisation et surtout de la décolonisation, a aujourd’hui beaucoup ébranlée. Il existera toujours des adeptes d’une vision manichéenne de l’histoire, les bons d’un côté, les mauvais de l’autre. Cependant, les faits sont têtus et les jugements sur cette période délicate de notre histoire sont aujourd’hui nuancés par les travaux des historiens, tant européens qu’africains. Dès 1905, Schweitzer est de plus en plus sensible aux méfaits de la colonisation, particulièrement celle menée par la France et l’Allemagne. Partageant ses craintes avec ses paroissiens de Saint-Nicolas, il réfléchit à une action dont les motivations sont aux antipodes de celles des grandes nations colonisatrices, à savoir exploiter sans retenues les ressources naturelles de ces pays, avec pour justification une mission civilisatrice qui sortira les populations de leur état primitif. La supériorité, tant morale que technique, de la civilisation occidentale est une évidence pour la majorité des acteurs de cette période. Faut-il pour autant l’imposer d’une manière aussi brutale et dans le seul intérêt des blancs ? Rares sont ceux qui posent ainsi la question. En ce début du XXe siècle, l’expansion coloniale est un élément primordial dans le jeu géostratégique sans concession auquel se livrent les nations européennes afin d’accroître leur puissance. Dans un tel contexte, celui de la montée des nationalismes et de l’exaltation du modèle occidental, la Mission peut devenir un acteur efficace en combattant le paganisme des indigènes et en imposant une forme de morale et d’obéissance conforme aux intérêts des blancs. Dans la réalité, les Missions ne seront pas toujours le partenaire servile rêvé par le colonisateur. Certes, il y eut bien des compromissions, bien des attitudes contraires à l’Évangile et au plus élémentaire respect de l’humain, mais il faut aussi rendre justice aux hommes et aux femmes qui dans un système souvent très dur, voire violent, ont fait tout leur possible afin d’apporter justice et humanité là où leur v ocation les avait placés.
Pour Schweitzer, la Mission telle qu’il y avait déjà été sensibilisé dans son enfance, notamment par la prédication de son père à Gunsbach, est une expiation et une réparation. Dans les textes avant son départ pour Lambaréné, principalement des sermons et des lettres, comme dans ceux ultérieurs par lesquels il explique son action humanitaire, il utilise toujours ce même registre. L’expiation se comprend dans le cadre d’un double sacrifice, celui dont est victime le colonisé et celui de l’homme blanc qui, conscient de sa culpabilité et de sa responsabilité, doit sacrifier, consacrer sa vie à la réparation. L’expiation et la réparation ne sont pas uniquement les fondements de l’action humanitaire, il s’agit aussi de l’expression de la véritable humanité, la bonté de l’homme envers son prochain. Si, selon la philosophie de Kant, l’action humanitaire découle d’un accomplissement de la loi morale, elle exprime aussi, et Schweitzer d’insister, notre nature profonde. L’homme est un être raisonnable, mais il est aussi capable d’élans naturels qu’il faut laisser s’exprimer. Que l’homme soit capable du pire, Schweitzer le sait, mais qu’il soit aussi capable du meilleur, il le croit fermement. On ne dira jamais assez combien l’action humanitaire de Schweitzer s’est basée et a trouvé toute son originalité grâce à cette notion de réparation des souffrances causées. Il existe une authentique communion dans la souffrance qui ne se confond pas avec un dolorisme plus ou moins mystique, mais au contraire qui engendre le devoir de porter les douleurs qui pèsent sur le monde. La justification de la mission est certes religieuse, mais pas tout à fait comme on pourrait s’y attendre. Elle ne concerne pas en premier lieu la religion comprise comme évangélisation des païens pour leur salut, elle est un devoir d’humanité qui se confond avec la vraie religion.
1 Albert Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede, Eine Geschichte der Leben Jesu Forschung, Tübingen, Mohr, 1906.
2 Gerd Theissen, L’Eschatologie de Jésus, expression d’un monothéisme radical ? RHPR, Strasbourg 2012, tome 92 no4, pages 555 à 571.
3 Albert Schweitzer, Souvenirs de mon enfance, Paris-Strasbourg, 1951.
4 Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Albin Michel, Paris, 1960, p. 94, réédité en 2013 chez Albin Michel
5 Albert Schweitzer, Kultur und Ethik, Munich 1923, 1976 pour l’édition française, Alsatia, Colmar.
6 Albert Schweitzer, La paix par le respect de la vie, éditions de la Nuée bleue.
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