Fallait-il faire une recension du roman de Metin Arditi – écrivain francophone d’origine turque – Le bâtard de Nazareth ? Un roman biblique constitue souvent un utile adjuvant pour la réflexion théologique, mais est-ce le cas de celui-ci ? Des recherches bibliques récentes (notamment celles de Daniel Marguerat1) ont montré que Jésus ne pouvait manquer d’avoir été stigmatisé en raison de sa naissance illégitime. Le fait est là : que l’on suive pieusement le texte évangélique selon lequel Jésus aurait été engendré « par le fait de l’Esprit Saint » (Matthieu 1, 18) ; ou, comme le romancier, que l’on se rallie à la thèse de Celse (IIe siècle)2 : Marie aurait été violée par un légionnaire romain du nom de Pantéra. C’est indiscutable : aux yeux de la société juive de son temps, Jésus était un mamzer (un bâtard) voué à l’opprobre, lui et tous ses descendants éventuels.
On devrait donc se réjouir de voir un romancier « broder » autour de ce thème et repenser toute la trajectoire de Jésus et son enseignement à partir de sa révolte contre l’inhumanité de la Torah à l’égard de tous les exclus, du fait de leur naissance ou de telle ou telle infirmité physique ou mentale. Pourtant, malgré la générosité d’une telle prémisse, le récit de Metin Arditi dérange et irrite.
On n’est pas choqué outre mesure de voir le romancier attribuer à Jésus un talent de rebouteux et de psychothérapeute pour expliquer les « miracles de guérison » qui attirent les foules autour de lui. On lève quand même un sourcil quand l’écrivain fait de Judas l’Iscariote le vrai fondateur du christianisme grâce à son talent de communicateur et à ses relais de transmission dans la population qui diffusent efficacement les fake news de la résurrection et de l’ascension au ciel de Jésus. En revanche, le lecteur tant soit peu familier de la Bible s’exaspère des ignorances et des erreurs du romancier (et souvent de la manière dont il reprend naïvement les rengaines de la mythologie catholique) : présenter comme une évidence la virginité perpétuelle de Marie ; faire de Jésus l’inventeur du « Notre Père » (alors que, chacun le sait, c’est une réappropriation personnelle de deux prières liturgiques juives) ; faire des quatre évangélistes des apôtres directs de Jésus ; confondre Simon-Pierre et Simon le lépreux (Matthieu 26, 6) ; ignorer que, selon le Deutéronome, ce sont les deux membres du couple adultérin qui sont passibles de lapidation et non pas la femme seule (Dt 22,22) ; oublier l’un des quatre frères (ou demi-frères) de Jésus et ses sœurs (Matthieu 13,55-56) ; prendre au sens moderne le terme « heureux » dans les Béatitudes, en ignorant que celles-ci constituent un genre littéraire dans la Bible pour décrire ceux qui sont fidèles à la loi de Dieu. On aurait envie d’ajouter « etc. etc. », car cette liste est loin d’être exhaustive, et il serait trop facile de faire de ces bévues des trouvailles romanesques ! Mais, après tout, le romancier n’a peut-être pas perdu son temps (ni fait perdre le nôtre) en excitant le sens critique de ses lecteurs – même sur des chemins qu’il n’aurait pas souhaités. Pourquoi voudrait-on à tout prix que la Tour de Pise soit d’équerre ?
Metin Arditi, Le bâtard de Nazareth, Grasset, avril 2023, 196 pages.
1. Voir son excellent Vie et destin de Jésus de Nazareth (le Seuil, 2021).
2. La censure chrétienne a si bien fonctionné à l’égard de cet auteur païen, très critique à l’égard des disciples du Christ dans son Logos alèthès (discours authentique), que l’ouvrage n’est connu que par les citations qu’en font les Pères de l’Église pour le contrer, notamment Origène. Sur ce point v. Contre Celse 1, 32 (in Premiers écrits chrétiens, col. la Pléiade, p. 20). Celse reprend ici des traditions antérieures répandues dans certains milieux juifs.
Pour faire un don, suivez ce lien