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Actus tragicus

« Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis. » Au cœur de l’œuvre, la basse soliste reprend les mots de Jésus au criminel sur la croix, tels qu’ils apparaissent dans l’évangile de Luc. L’Actus tragicus s’adresse donc à moi, pécheur, pour m’annoncer mon salut. C’est une annonce de l’Évangile au sens premier du terme. Ce solo de la basse suit le Psaume 31 qui, dans la droite ligne de la Réforme, proclame la grâce et non pas la Loi : « Entre tes mains je remets mon esprit, tu m’as racheté mon Seigneur mon Dieu fidèle. » Le choral de Luther sur le cantique de Siméon, qui présente la fin de la vie humaine comme un sommeil de paix, se superpose au texte de la Bible et au chanteur soliste, dans un contrepoint sémantique et musical. Le texte est un patchwork de versets extraits de leur contexte qui peut nous sembler surprenant mais qui ne l’est pas à l’époque de Bach, où l’exégèse luthérienne emploie des passages du texte biblique pour en expliquer d’autres. Ils sont organisés de manière à former un discours cohérent : après l’exorde instrumental, une première proposition « le temps de Dieu est le meilleur de tous », une seconde centrée sur la finitude humaine, un dialogue (confutatio) entre les deux propositions dans le chœur central, puis une confirmation de l’idée de départ soutenue par les deux seules citations exactes de l’Écriture, avant la péroraison chorale.

L’introduction fait entendre des couleurs instrumentales d’une grande douceur qui annoncent le repos en Dieu, sur une basse répétée qui figure, dans les limites du chronos, l’éternité. Le chœur central Es ist der alte Bund est le point de bascule de l’œuvre. Bach y met en musique l’ancienne alliance (Si 14,14) et la nouvelle alliance (Ap 22,20) par une métaphore musicale : une technique musicale ancienne (fugue chorale) alterne avec un chant soliste à la sensibilité plus moderne.

Tous les détails musicaux sont signifiants théologiquement. Ainsi, c’est la même figure musicale, répétée de nombreuses fois, qui désigne invariablement la mort (sterben) quand elle est chantée par le chœur, et la vie dans la bouche de la soprano. Elle est identique en apparence, si l’on considère la succession des sons, mais très différente si l’on considère les sons dans leur simultanéité. Dans un cas, les dissonances génèrent une tension douloureuse dans l’autre, le rythme des consonances est vivifiant. Avec un même élément musical qui irrigue toute la pièce, Bach dit à la fois la vie et la mort, à l’image de la crucifixion qui, pour le luthérien qu’il est, annonce le salut.

À l’approche de l’incroyable surgissement qui clôt ce mouvement de la cantate, Bach superpose des sonorités qui constituent, dans le langage musical de son temps, des incongruités absolues, juste avant une interruption abrupte de la polyphonie : la soprano termine seule, sur une vocalise suspendue et inouïe qui donne à entendre le nom de Jésus, centre de la cantate et kaïros pour le chrétien.

« Dans une musique recueillie, Dieu est en tout temps là avec sa présence gracieuse » : la musique est pour Bach le lieu de la présence divine. Le compositeur est imprégné de la théologie mystique allemande du XVIIe siècle, qui considère que l’âme, étant de Dieu, ne trouve qu’en lui son repos (H. Müller). La cantate est donc en premier lieu communion mystique. Elle est également interprétation et prédication. Sans expliquer l’Écriture, elle l’interprète doublement : les musiciens interprètent l’œuvre de Bach qui lui-même interprète la Bible, avec tous les moyens musicaux dont il dispose. Elle tient aussi de la prédication, car elle est Parole vivante qui annonce l’Évangile, et expérience esthétique bouleversante qui déplace nos passions, nous laissant entrapercevoir et deviner la présence de l’ultime.

 

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À propos Constance Luzzati

est harpiste, professeur de culture musicale à Paris, et étudiante en théologie à Genève. Elle est titulaire d’un doctorat de musique, de plusieurs premiers prix du conservatoire de Paris et de concours internationaux.

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