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L’homme, ce singe migrateur

 

Quelle heureuse initiative que ce colloque organisé en 2015 réunissant une trentaine de spécialistes renommés au niveau international, paléoanthropologues, préhistoriens, historiens, linguistes, politologues… Que l’étude du passé éclaire l’avenir est une évidence. On en viendrait à l’oublier en écoutant les débats de nos jours sur les migrations, l’identité ou encore sur la nation. Les différentes contributions réunies par Dominique Garcia, président du si utile et essentiel INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) et professeur des universités, et Hervé Le Bras, directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et directeur de recherche émérite à l’INED (Institut national d’études démographiques), démontent aisément les discours et les constructions simplistes visant à essentialiser les humains et groupes d’humains dans une perspective fixiste, rejetant les évolutions et la complexité pourtant consubstantielles aux principes régissant la vie. Autrement dit, les migrations ne datent pas d’hier, prennent les formes les plus diverses et constituent un facteur de l’évolution de notre espèce, tant en termes génétiques que culturels. Le lecteur pourra piocher les articles qui correspondent aux périodes qu’il recherche particulièrement, des premiers hominidés à nos jours. Mais nous recommandons de commencer par la contribution de Jean-Paul Demoule (archéologue et auteur notamment du passionnant Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, 2017) : « Si l’exploitation de la peur, sinon de la haine, de l’autre est une constante des populismes, sans doute depuis le « fond des âges », le rôle et la responsabilité des scientifiques sont de rappeler au moins deux évidences simples. La première est que les humains sont « des singes migrateurs », qu’ils ont toujours migré, se sont toujours mélangés aussi loin qu’ils existent, comme l’archéologie l’atteste – que ces mouvements soient pacifiques ou violents, qu’ils aient été provoqués par la nécessité ou la curiosité, ou toute autre raison. La seconde est que les « nations », les « ethnies », sont toujours des composés instables et en incessante recomposition, et non des entités éternelles qu’il faudrait constamment préserver des menaces extérieures. »

S’ensuit le chapitre écrit par Pascal Picq, professeur au Collège de France et formidable passeur de sciences. Il place notre espèce, Homo sapiens, dans une perspective de plusieurs millions d’années, avant le genre Homo qui lui se démarque de ses ancêtres en devenant un singe migrateur qui aura conquis tous les écosystèmes et migré sur tous les continents. Il suffit d’imaginer nos ancêtres du Paléolithique, si peu outillés et encore chasseurs-cueilleurs, se lancer sur la mer sans voir quoi que ce soit à l’horizon et atteindre l’Australie entre 55 000 et 45 000 ans avant le présent. À la même époque, voire plus tôt, nous explique Jean-Jacques Hublin du Collège de France et de l’Institut Max Planck à Leipzig, l’Homme de Néandertal voit arriver l’homme moderne, le migrant venu du Moyen-Orient et d’Afrique. Les deux espèces, si tant est qu’il faille les différencier, font plus que coexister puisqu’un flux génétique est maintenant attesté, aux conséquences anthropologiques immenses. Les auteurs apportent une richesse documentaire exceptionnelle dont l’étendue temporelle et géographique achève de démontrer le caractère migratoire inéluctable de notre espèce. La première partie de l’ouvrage se concentre sur les nombreuses migrations préhistoriques du paléolithique et du néolithique. La deuxième partie aborde les migrations antiques (les Celtes, les Grecs, les Étrusques, les Phéniciens, les expansions austronésienne en Océanie et bantoue en Afrique). La troisième partie traite des migrations à l’époque médiévale (les « Barbares » à propos desquels il est utile de démonter les préjugés, l’immigration scandinave, le destin des communautés juives en Afrique du Nord et en Europe, la présence arabomusulmane en France). La quatrième partie couvre les époques moderne et contemporaine (l’esclavage, un focus sur l’île Maurice, la migration des Italiens).

Ce dernier chapitre sur les Italiens à Marseille nous apprend qu’« entre 1870 et 1914, près d’un tiers de la population italienne, soit treize millions de personnes, va émigrer vers le reste de l’Europe ou le continent américain ». Rien à voir avec les milliers de migrants qui atteignent aujourd’hui les côtes italiennes et celles de leurs voisins. Voilà qui devrait nous faire réfléchir.

On se prend à rêver un peu avec le politologue Christian Grataloup pour qui « ce tissu de plus en plus serré d’interrelations [entre et au sein des sociétés actuelles] tend à indurer un niveau proprement mondial, à faire de l’humanité une société ». Et de s’interroger : « Pourra-t-on vraiment parler de migrations si, un jour, il devient pertinent de considérer l’humanité comme une seule société ? »

« Nous n’en sommes pas là » répond-il ! Mais les données scientifiques sur le passé et l’effort que nous pouvons faire en considérant le temps long peuvent changer notre regard sur les migrants.

Dominique Garcia, Hervé Le Bras (dir.), Archéologie des migrations, Paris, La Découverte, 2017, 390 pages.

 

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À propos Olivier Guivarch

est secrétaire national d’une fédération syndicale de salariés, après avoir étudié la théologie protestante et exercé le métier de libraire. Il participe au comité de rédaction depuis 2004.

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