L’événement, ce n’est pas le carnage initial, mais l’émotion intense qui a déplacé les foules trois jours après. Nous avions quelque chose à nous dire et nous ne savions pas quoi. Comme si cette foule faisait signe vers la quasi utopie d’une société rassemblée, mais que nous ne savions pas par quel chemin y parvenir. Cet événement exprime ainsi ce que Ricœur appelait l’irruption rare de l’oublié, du vouloir vivre ensemble, qui n’apparaît que dans les moments de profond ébranlement. Il faut donc faire place à ce sentiment, et c’est bien le style français que ces fêtes de la fraternité, jadis figurées par Rousseau. Mais Hannah Arendt s’inquiétait de voir la pluralité politique réduite à la chaleureuse et obscure fraternité, et chez Rousseau souvent le pacte retrouvé se brise en promenades solitaires. Il nous reste donc à transformer cette énergie, ce pouvoir être ensemble, non en union sacrée, à la fois libertaire et sécuritaire, contre un bouc émissaire, mais en capacité détaillée à repenser et refaire lien avec tous ceux qui sont là.
La Réforme : Dieu seul est saint
Puisqu’il est question à la fois de radicalité et de liberté, prenons d’abord en considération qu’une Réforme religieuse, par sa démarche de retour aux sources, prend généralement la forme d’une radicalisation. Or c’est un paradoxe que la Réforme « protestante » se soit finalement plutôt traduite par une libéralisation — parfois une libéralisation radicale. En fait, tout avait commencé dans des rires. Sous François Ier, ceux qui étaient acquis aux idées de la Réforme tenaient les processions catholiques et leurs images comme de ridicules superstitions, vouées à s’évaporer. C’étaient les réformateurs qui passaient pour des blasphémateurs — on peut se demander si ce n’est pas la même majorité conformiste, jadis dévote, qui se retrouve aujourd’hui plus laïque que la République ! Dans son Traité des reliques (1543), Calvin écrivait, dans le style de la gauloiserie : « Ainsi quelque os d’âne ou de chien que le premier moqueur avait voulu mettre en avant pour os de martyr, on n’a point fait difficulté de le recevoir bien dévotement », et si l’on rassemblait tous les ossements,« on connaîtrait que chaque apôtre avait plus de quatre corps ».
Mais ce que nos contemporains auraient du mal à comprendre, c’est que cette ironie avait un sens théologique : on peut tout désacraliser, justement parce que Dieu seul est saint […] C’est peut-être le fond du blasphème, que de s’imaginer que l’honneur de Dieu dépend de nous !
Mais ce que nos contemporains auraient du mal à comprendre, c’est que cette ironie avait un sens théologique : on peut tout désacraliser, justement parce que Dieu seul est saint, et qu’il serait ridicule de penser que son honneur dépend de nos petits rituels — c’est peut-être le fond du blasphème, que de s’imaginer que l’honneur de Dieu dépend de nous ! Cependant ces ironies sont perçues comme des blasphèmes et les premiers massacres commencent : ce n’est alors plus drôle du tout, et c’est pourquoi Calvin n’a cessé d’appeler à l’exil ceux qui étaient « libérés » des superstitions. Pire, les années qui suivirent sont parcourues de bandes iconoclastes qui saccagent les images et les églises, dans une sorte de superstition anti-superstitieuse. Dans tout geste de profanation se glisse une sacralisation implicite. Pour sortir de ces impasses le chemin a été long, tortueux, et il n’est pas sûr que nous puissions le proposer en exemple.
Pour lutter contre la violence religieuse
Prenons justement la question de la violence religieuse. La crainte des penseurs musulmans est que des nouveaux convertis à l’Islam (à vrai dire d’abord formés par nos télévisions, internet et jeux vidéo) légitiment n’importe quelle violence à coup de petits versets. C’était déjà la question de Hobbes (1588-1679), face aux puritains radicaux de la Révolution anglaise. Ceux pour qui il y va de leur « salut éternel » sont dangereux pour la sécurité publique, car ils peuvent aller jusqu’au sacrifice de leur vie. La religion est un facteur de violences, de séditions et de troubles à l’ordre public. Face à ce problème, la solution de Hobbes est d’affirmer la prééminence du monarque absolu au point de lui attribuer le monopole de l’interprétation légitime des Écritures. Mais cette question théologico-politique peut trouver une autre solution du côté de son adversaire Milton (1608-1674), l’auteur puritain du Paradis Perdu et du traité Sur la liberté de la presse (1644), qui inspira tant Mirabeau (1749-1791), et qui estime qu’il faut laisser libre cours à une liberté d’expression sans entrave. Cette opposition, passionnante et dont on trouve l’écho dans la position paradoxale de Bayle (1647- 1706), suffit à montrer qu’il n’est pas si facile d’avoir en même temps la sécurité intégrale et la totale liberté d’expression, que nos contemporains demandent simultanément de façon parfois un peu puérile. En tout cas la solution de Calvin avait été de tenter de former des pasteurs par l’apprentissage du grec, de l’hébreu, et d’instruire le peuple, lui apprendre à lire, à écrire, à interpréter, bref de lancer un formidable mouvement de formation à la condition langagière, historique et interprétative des textes canoniques. On dit qu’il manque à l’islam de France des cadres représentatifs, mais il manque aussi un long travail de culture et de canalisation théologique de la foi — quand la foi a disparu, on ne comprend plus l’épaisseur de ces canalisations « dogmatiques », non plus que l’intensité des débats par lesquels nous étions sortis des guerres de Religion. Ce sont ces chemins qu’il nous faudra rouvrir ensemble, si nous voulons repartager la liberté et la confiance constitutives d’une démocratie aujourd’hui minée de l’intérieur.
L’influence de la mondialisation
Mais repartons de la question du blasphème, sur laquelle Pierre Bayle propose d’importantes réflexions. C’est qu’« il nous plaît de donner de beaux noms à ce qui nous appartient, et des noms infâmes à ce qui convient aux autres ». Ce qui chez nous est constance, chez les autres devient opiniâtreté, et nos martyrs sont pour eux des fanatiques. Ainsi, Augustin blâme chez autrui ce qu’il canonise pour son parti « avec tant d’impertinence que les païens Le paradoxe du blasphème tient justement à ce différend, ce décalage entre des formes de langage et de vie où ce qui est important pour l’un n’est pas important pour l’autre. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder tant d’importance à de telles satires, et que les autres apprennent à mesurer l’importance de ce qu’ils font et disent. ne puissent se tenir de rire ». Il y a néanmoins un tragique de ce rire, car si on a ri de celui qui disait cela, on ne pourra plus jamais le dire. Bayle écrit : « C’est une comédie de votre part et une tragédie pour nous. »
Le paradoxe du blasphème tient justement à ce différend, ce décalage entre des formes de langage et de vie où ce qui est important pour l’un n’est pas important pour l’autre. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder tant d’importance à de telles satires, et que les autres apprennent à mesurer l’importance de ce qu’ils font et disent.
Mais aujourd’hui la mondialisation est passée par là : qui, naguère, aurait pris au sérieux un pasteur fou qui veut brûler des exemplaires du Coran ? Aujourd’hui on n’a plus le temps de filtrer, de différer, d’interpréter, de hiérarchiser. On est en « direct ». Le facteur principal du danger est qu’on ne peut plus mettre de distance et séparer ceux pour qui c’est juste une mauvaise blague, et ceux pour qui il s’agit d’une humiliation inexpiable. Ils cohabitent dans un monde qui s’est rétréci. Ceux qui s’estiment « libres » ne peuvent plus partir ailleurs pour constituer des « sociétés libres », de même que ceux qui s’estiment agressés ne peuvent fermer leurs frontières et leurs écrans à ce qui se fait ailleurs dans le monde.
Liberté d’expression et humiliation
On dirait parfois que le « droit de rire de tout » est devenu notre seul sacré et qu’il n’y a plus rien d’important, sauf le droit de dire que rien n’est important. Une société où tout est « cool » et « fun » est une société immunisée à l’égard de tout scandale, puisqu’il n’y reste rien à transgresser, rien à profaner. Or la fonction du scandale est vitale.
Reste la question de ce qui fonde, et par là limite, la liberté d’expression. Car on dirait parfois que le « droit de rire de tout » est devenu notre seul sacré et qu’il n’y a plus rien d’important, sauf le droit de dire que rien n’est important. Une société où tout est « cool » et « fun » est une société immunisée à l’égard de tout scandale, puisqu’il n’y reste rien à transgresser, rien à profaner. Or la fonction du scandale est vitale : une société qui interdit ce qui brise sa complaisance à elle-même est une société malade. Qu’est alors ce qui viendra briser notre complaisance de libéraux, notre auto-flatterie de société libre et ouverte ? Je crois que nos sociétés ont déployé une grande sensibilité aux violences, mais une grande insensibilité aux humiliations. Ruwen Ogien , philosophe français contemporain, a proposé de distinguer les offenses émotionnelles des préjudices réels : mais où placer l’humiliation ? On peut dire que c’est subjectif (les stoïciens et les chrétiens ont développé une relative indifférence à l’humiliation, qui caractérise notre civilisation), mais si l’humiliation est difficile à mesurer, ses effets ne s’en font pas moins sentir à long terme. Le propre de l’humiliation, à la différence de la violence qui attaque les corps, par le geste, est d’attaquer le visage, par la parole. Lorsque l’ironiste adopte un point de vue en surplomb, pointant l’idiotie des autres, il interrompt toute possibilité de conversation. On peut rire, mais encore faut-il que cela puisse vouloir dire : « Allez, parlons-nous ! » Et même si les fondamentalistes sont en effet un peu binaires, il est risqué de trop prendre les autres pour des idiots. Plus généralement, l’ironie générale fait que dans la « culture française » aujourd’hui, il y a des sujets refoulés dans les marges, interdits d’espace public. Au lieu de cultiver cette ignorance, il faudrait refaire mémoire de toutes les traditions et inventions entrelacées dans notre culture, celles des Lumières, du romantisme et du socialisme, bien sûr, mais aussi celles de l’antiquité grecque et romaine, autant que les diverses traditions « bibliques », car toutes représentent des promesses inachevées, qui se corrigent et se fécondent mutuellement. Et la tradition musulmane a place dans ce concert, dans la pluralité corrosive et salubre de cet espace public. Il faut bien qu’il y ait une sorte de théâtre commun qui institue, autorise et donne crédit à la parole des uns et des autres. C’est ce théâtre, où l’on confronte nos différends sur ce qui est important et ce qui ne l’est pas, qui nous manque aujourd’hui
À lire l’introduction de Marie-Noële Duchêne » L’humour : peut-on rire de tout ? » et le dossier de Françoise Smyth-Florentin » Le blasphème dans le monde biblique »
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