Convoquer ici le thème de l’« errance » en théologie, c’est aussi évoquer celui du voyage et de l’aventure.
Le thème du voyage est l’un des plus anciens de la littérature universelle et c’est sans doute celui auquel nous restons le plus attachés et qui exerce sur nous la plus grande fascination. Il symbolise en effet la découverte toujours recommencée du monde, de soi et de Dieu. L’Odyssée est, en ce sens, un modèle littéraire en la matière ; le voyage périlleux, qu’il soit exploration effective ou rêve d’espace, révèle à celui qui l’accomplit à la fois la nature et les incertitudes de la conscience face à la réalité. Les récits bibliques de la sortie d’Égypte constituent un autre modèle, métaphysique celui-là, du thème de l’errance.
Enfin, le texte en 1 R 19 donne à lire l’errance d’Élie dans la caverne. Là, dans l’obscurité et la solitude, sans programme pré-établi, Élie découvrira de manière inattendue la présence de Dieu au sein du silence, comme une présence au milieu du « rien » et de l’inexistant.
Vers quoi se dirige ainsi l’Homme errant ?
Le but de l’errance n’est-il pas l’occasion de se découvrir soi-même, ainsi que son lien avec le monde et Dieu ?
Dans cette aventure de l’être, le pouvoir de l’homme voisine avec l’angoisse : la volonté de découvrir le monde étant indissociable de la volonté de se connaître soi-même, l’angoisse naît de percevoir en soi un monde vaste et inconnu que l’imagination porte bien au-delà de la pensée ordinaire. Cette tentative d’introspection de soi, – car c’est bien de cela qu’il s’agit –, est plus essentielle que la découverte des horizons naturels. L’important n’est pas tant de découvrir de nouveaux horizons que de vivre pleinement le moment du voyage. Celui-ci comportera inévitablement des détours parfois inutiles et périlleux. Mais qu’importe, seul le voyage compte. L’expérience du temps de l’entre-deux est dans ce contexte la plus importante. L’errant est d’avantage centré sur ce qu’il vit et découvre dans ses préfigurations que sur ce qu’il quitte en partant ou sur ce qu’il découvre à l’arrivée du voyage.
Le voyage devient intérieur ; ainsi entrepris, il n’a pas de terme assigné, il se transforme bientôt en une recherche sans but, elle-même génératrice d’une nouvelle incertitude : le voyage prend alors la forme de l’errance.
L’errance comme refus de l’achèvement
L’errance est un état ; elle se conjugue en effet avec le verbe « être » et non pas avec « faire ». On est errant, on ne fait pas de l’errance. L’errance, comme nous avons tenté de le montrer plus haut, interroge l’être intérieur de l’humain et non pas sa production. L’errance devient un mode de penser, de vivre et de concevoir son existence en lien avec les mondes extérieurs.
Dans une courte parabole incise dans le texte de la Transfiguration, Jésus interroge notre capacité à renoncer à l’achèvement. En Lc 14,28-30, nous lisons en effet ceci : « Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu achever. » Dans le récit lucanien cette phrase est mise dans la bouche des moqueurs. Elle ne constitue pas un jugement moral du bâtisseur, mais vise à tester la capacité de résistance du bâtisseur à la moquerie. L’incise a pour but d’interroger celui qui souhaite suivre Jésus. En effet, marcher à la suite de Jésus implique de renoncer à l’achèvement d’un projet de vie, par exemple. Suivre Jésus, ici, revient à quitter son oeuvre, son désir de réalisation, sa sécurité pour cheminer. L’homme de Nazareth déploie un nouvel horizon, celui de la marche, du voyage : « Marcher à sa suite ».
L’accent repose sur le mouvement et non sur le réalisé, sur l’incertitude du voyage et non sur la sécurité.
L’errance en théologie
Sébastien Castellion (1515-1563), se laisse voir comme l’une des figures du théologien errant. Cela revient aussi, d’une certaine manière, à camper la posture du théologien rebelle, qui ose s’aventurer loin des sentiers battus, qui ose avec ses sens (sa sincérité) et son intelligence (sa raison) re-penser une doctrine.
Il s’agit de la figure du théologien qui s’affranchit de la tradition théologique pour chercher. Il fait en quelque sorte « table rase », il repart de rien et cherche. Le théologien errant, c’est celui qui sait qu’on ne possède pas la vérité sur les questions religieuses. Comme nous l’écrivions plus haut, il montre qu’il sait renoncer à l’achèvement d’une idée théologique. Le théologien chercheur sait qu’il y a plus de choses obscures que de choses évidentes en théologie. Il n’hésite pas à discuter et cela sans condamner les propositions théologiques.
La figure du théologien errant contribue encore chez Castellion à étendre le champ des adiaphora (choses indifférentes) pour éviter à l’hérétique le procès et la mort. Castellion se le tient pour dit et fonde là-dessus une méthode. Raison pour laquelle il évite de prendre parti brutalement dans les querelles théologiques, même et surtout sur des points de dogme : il préfère infléchir, – vers le domaine des choses sans importance pour le salut –, des contenus doctrinaux à propos desquels les savants s’entredéchirent, sans toujours bien apercevoir la qualité divine et humaine de l’enjeu.
L’effort original de Castellion pour effacer les différences, réduire les opinions contraires, élaborer une religion non-dogmatique, il le décrit lui-même dans un passage de L’Art de douter et de croire :
« On s’y est efforcé de longue date et par de multiples voies. Pour ma part, j’espère rendre mon opinion accessible en me fondant sur des jugements raisonnés et sur l’autorité de ces mêmes Lettres Sacrées dont il est question.
Et si mon opinion fait difficulté, je la mettrai en parallèle avec les opinions adverses et, dans le cas où elle en sortira à son avantage, je demanderai qu’elle ne soit pas rejetée : pour cela même qu’elle se révèle vraie et moins inadéquate. Si j’y parviens, comme je l’espère, nous posséderons le moyen de mettre fin à de graves et nocives controverses. »
Au monolithisme doctrinal aveugle, au système doctrinal achevé, Castellion oppose une fermeté à la fois plus raisonnable et plus humaine empreinte de dialogue et de pacification.
Conclusion
Peut-on conclure un propos sur l’errance ? Cela me semble relever de l’oxymore. Le théologien errant ne pourrait admettre la conclusion, car on ne conclut jamais définitivement, tout est toujours à reprendre, à retravailler, à repenser au cours du voyage. Certes, la posture est délicate car elle suscite de l’instabilité, de l’inquiétude et de l’insécurité. Mais ne sont-ce pas là les prémices pour une théologie en mouvement résolument tendue vers l’avenir et en résonance avec les questions du monde d’aujourd’hui ? Sans aller jusqu’à faire « table rase » des anciennes doctrines, ne faudrait il pas laisser ouverte leurs possibilités de déploiement ?
Pour concrétiser mon propos, je prendrai l’exemple de la doctrine du péché. Elle a le plus souvent été comprise comme une cause de la dégradation de l’Homme et comme un jugement moral porté sur lui. Ne pourrait- on pas la repenser comme une donnée sociale de l’humain ? Dieu a laissé cette liberté au premier Homme, d’après le grand et beau mythe de la Genèse. En effet, si Dieu avait voulu qu’Adam ne commette pas le péché, il aurait tout mis en oeuvre pour cela. Mais tel ne fut pas le cas. Dieu a été affecté par ce désir d’Adam, mais il en supporte l’existence.
À l’inverse, notre société actuelle ne supporte plus le péché, la faute, l’erreur, le risque. En France, nous avons inscrit dans notre Constitution le Principe de précaution pour nous prémunir de toute atteinte due à la faute. Par là, comme un effet secondaire de cette disposition, il devient difficile de prendre des risques induits par l’expérience, l’esprit d’entreprendre ou la manière de penser différemment. En fin de compte, cela aboutit à réduire notre liberté… d’errer, de penser.
La société voudrait-elle faire ce que Dieu n’a pas fait : éradiquer le péché ? La société actuelle ne supporterait- elle plus l’erreur, le péché en son sein ?
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