Le texte « canonique » du mythe d’Adam et Ève (Gn 2-3) a été rédigé au VIe siècle avant notre ère. Mais il a été influencé par des récits très anciens et pré-judaïques (en particulier l’Épopée de Gilgamesh) qui datent du deuxième millénaire avant notre ère. Il est très probable que, avant d’être rédigé dans la forme que nous lui connaissons, il existait sous des formes plus archaïques ; et le récit de la Bible conserve de manière très claire les traces de ces strates antérieures.
On s’interroge souvent sur la nature de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal et sur la raison pour laquelle il est interdit d’en manger le fruit. On ne peut comprendre son rôle et sa fonction qu’en recourant aux catégories archaïques du sacré, du tabou et du mana. Cet Arbre est en fait un arbre sacré et « tabou ». Dans toutes les civilisations anciennes, il y avait en effet des lieux, des montagnes, des arbres qui étaient « tabous ». Pour la mentalité archaïque, tout ce qui est sacré est tabou. Transgresser un tabou, même sans en avoir conscience, suscite une impureté et une souillure qui peuvent rendre malade et même faire mourir. De Le récit d’Adam et Ève : Un mythe archaïque Alain Houziaux fait, Dieu prédit à Adam et Ève qu’ils mourront s’ils mangent le fruit de l’Arbre (Gn 2,17). Dans le Judaïsme ancien, Dieu n’a d’abord été rien d’autre que le prescripteur des tabous (La notion de Dieu, apparue très postérieurement à celles de mana et de tabou, peut être considérée comme un avatar de ces deux notions. Le Dieu du Judaïsme a d’abord été caractérisé comme le « Tout-Puissant », c’est-à-dire comme la personnification du mana en soi et par là-même du tabou).
L’Arbre de la connaissance peut peut-être être considéré comme un héritage du totémisme des religions archaïques. En effet, les totems peuvent être des animaux, mais aussi des plantes et des arbres. Les membres du groupe qui relève de ce totem sont soumis à l’obligation sacrée – dont la violation entraîne un châtiment automatique – de ne pas tuer ou détruire leur totem, de s’abstenir d’en manger ou d’en jouir de quelque manière que ce soit.
L’Arbre de la connaissance est tabou parce que son fruit détient du mana, c’est-à-dire une puissance et un pouvoir quasiment magique et surnaturel. Le mana du fruit de l’Arbre permet d’acquérir des aptitudes considérées comme « divines ». Et pourtant, bien qu’il soit tabou, Adam et Ève vont s’emparer du fruit de l’Arbre Constanti Brancuside la connaissance et de son mana. On suppose souvent que, en mangeant ce fruit, ils découvrent la différence entre « le bien et le mal » et apprennent qu’il est « mal » de vivre nu, sans cacher ses organes sexuels. Mais, s’il en était ainsi, on ne comprend pas pourquoi il est interdit de manger de ce fruit. Acquérir le sens de la pudeur et de la distinction entre le bien et le mal ne semble en effet pas une faute !
En fait en mangeant le fruit de l’Arbre tabou, Adam et Ève vont s’emparer d’aptitudes que seuls possèdent les elohim (autrement dit les dieux) et qui auraient dû rester leur privilège exclusif.
Cette mention des elohim surprend. Elle montre que le récit biblique conserve des traces de polythéisme et qu’il est d’origine pré-judaïque. Mais même le « monothéisme » juif a continué à professer l’existence des elohim.
Les elohim (les dieux) ont d’abord été des « esprits », c’est-à-dire des forces, extérieures et indépendantes par rapport au monde, qui s’incarnaient à l’occasion, dans un objet, un phénomène naturel, un être vivant. En fait, les elohim sont des êtres de mana pur. Plus tardivement, ils ont été considérés comme des anges ou des dieux. Après l’apparition du monothéisme juif, ces elohim forment la cour de Yavhé, le Dieu unique. En principe, ils lui sont soumis, mais ils conservent néanmoins une forme d’autonomie.
Donc, en s’appropriant le mana du fruit de l’Arbre tabou, Adam et Ève vont pouvoir devenir « comme des elohim » et acquérir ce qui les caractérise : « la connaissance du bien et du mal ». De fait, lorsque le Serpent incite Adam et Ève à manger le fruit de l’Arbre de la connaissance, il leur dit « Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme des elohim connaissant le bien et le mal. » (Gn 3,4) Et ensuite, après qu’Adam et Ève ont mangé le fruit de l’Arbre, « l’Éternel Dieu dit : voici, l’homme est devenu comme l’un d’entre nous (c’est-à-dire comme l’un des elohim) pour ce qui est de la connaissance du bien et du mal. » (Gn 3,20)
De même, d’autres mythes, dont certains ont pu influencer l’élaboration du mythe biblique, rapportent que certains héros légendaires ont acquis des pouvoirs réservés aux dieux. L’Épopée de Gilgamesh (ce récit sumérien qui a fortement influencé le récit biblique) relate, par exemple, que son héros, Gilgamesh, a voulu lui aussi conquérir l’une des prérogatives des dieux, l’immortalité.
Donc, deux questions se posent : que signifie « devenir comme des elohim » et qu’est ce que cette « connaissance du bien et du mal » à laquelle Adam et Ève peuvent accéder en devenant « comme des elohim » ?
Pour pouvoir répondre à ces questions, il faut d’abord dire un mot sur le sens, l’objectif et l’enjeu du mythe d’Adam et Ève.
Dans ce récit, il y a deux moments : celui où Adam et Ève sont dans le Jardin d’Éden et celui où ils sont expulsés dans notre monde, à l’Est d’Éden. C’est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, qu’ils deviennent des êtres humains à par t entière.
Le récit biblique a pour objet de relater comment l’être humain, avec ses caractéristiques propres, est apparu sur cette terre. Il relate, à sa manière, le processus de l’engendrement de l’homo sapiens sapiens, autrement dit de l’homme ayant la « connaissance du bien et du mal ». Il décrit ce processus comme une gestation (comparable à celle d’un « embryon » dans le ventre de sa mère), et celle-ci a lieu dans le « giron » du Jardin d’Éden, qui peut être vu comme le « giron » de Dieu lui-même, Dieu étant le géniteur d’Adam et Ève. De fait, de nombreux mythes archaïques du Proche Orient ancien décrivent la gestation et l’évolution de l’homme, ou plutôt du pré-homme, avant qu’il ne naisse en ce monde et ils le font en transposant au début du temps l’idée qu’ils se font de l’évolution de l’enfant depuis sa conception jusqu’à l’âge adulte. (On lira sur cela le livre de Daniel Arnaud, dans l’Encyclopédie des religions sous la direction de Frédéric Lenoir et de Ysé Tardan-Masquelier, tome II, 2e édition, Bayard 2000, p. 1650).
Pour la mentalité archaïque, avant l’apparition de l’homme, il n’y avait que les elohim (les dieux) et les animaux. De fait, au début de leur « gestation » dans le Jardin d’Éden, Adam et Ève ne sont pas des êtres humains à proprement parler ; ils sont à la fois « comme des elohim » et « comme des animaux ». Ils n’ont que des caractéristiques « divines » et « animales ». Ils bénéficient de l’Arbre de vie (que l’on peut voir comme uncordon ombilical qui les relie au giron de Dieu) et, de ce fait, tout comme les elohim, ils jouissent d’une vie immortelle et éternelle. Et, tout comme les animaux avec lesquels Adam a d’abord vécu un compagnonnage très proche (Gn 2,20), ils vivent nus et sans en avoir honte (Gn 2,25). En revanche, dans un premier temps, ils ne possèdent pas l’aptitude à « connaître le bien et le mal », qui, à la différence de l’immortalité, est exclusivement réservée aux elohim.
Mais, par la suite, ils vont s’emparer de cette prérogative taboue qui leur était interdite. En consommant le fruit de l’Arbre de la connaissance et en s’appropriant son mana, ils vont devenir « comme des elohim pour ce qui est de la connaissance du bien et du mal ». Nous verrons que cela implique non seulement l’aptitude à la connaissance et à l’intelligence, mais aussi la conscience de la sexualité. Adam et Ève seront alors expulsés du Jardin d’Éden ; ils « naîtront » en notre monde ; et à leur « naissance », ils auront l’aptitude à la « connaissance du bien et du mal » ; en revanche, Dieu leur retirera l’accès à l’Arbre de vie et ils cesseront alors de bénéficier de l’immortalité. De plus, ils seront punis pour avoir mangé le fruit de l’Arbre tabou, et de ce fait, ils connaîtront la souffrance et deviendront mortels : l’homme travaillera la terre à la sueur de son front ; la femme enfantera avec douleur ; ils seront piqués par le Serpent et retourneront à la poussière (Gn 3,15-19).
Ainsi le mythe décrit bien le processus par lequel l’homme est devenu ce qu’il est, avec ses caractéristiques propres : un être ayant l’aptitude à la connaissance du bien et du mal (ce qui le différencie des animaux et le rapproche des elohim) et un être soumis à la souffrance et à la mort (ce qui le différencie des elohim et le rapproche des animaux). Ainsi les êtres humains descendent, pourrait-on dire, à la fois des elohim et des animaux. Ils conjuguent certaines des caractéristiques des elohim et certaines de celles des animaux.
Le mythe biblique relate donc pourquoi l’homme possède l’aptitude à la connaissance, c’est-à-dire à l’intelligence (cf. Gn 3,6) et à la clairvoyance (le Serpent dit à Adam et Ève que leurs y eux « s’ouvriront », Gn 3,4).
Cette aptitude à la « connaissance » est donc l’un des pouvoirs des elohim ; elle peut s’exercer sur tout, autrement dit, pour reprendre l’expression biblique, sur « le bien et le mal ». En effet, dans la langue hébraïque, « le bien et le mal » est une expression pour caractériser « toutes les choses », « tout ce qui existe » ; et c’est pourquoi il vaudrait mieux écrire « le-bien-et-le-mal » pour montrer que le couple de ces deux mots caractérise une totalité, la totalité de ce qui existe. Ainsi la « connaissance du bien et du mal » ne caractérise pas le sens moral (c’est-à-dire la connaissance de la différence entre le bien et le mal), mais l’aptitude à connaître « de tout ». Précisons qu’en hébreu, il n’existe pas de concept purement abstrait ; la notion abstraite de « totalité » est exprimée par un couple de mots concrets. Ainsi « le bien et le mal » désigne « tout » ; de même « le ciel et la terre », en Genèse 1,1, désigne « tout l’univers » ; de même encore « la chair et le sang » désignent la totalité de la nature humaine.
Lorsque Adam et Ève ont été chassés du Jardin d’Éden, ils ont été privés de l’Arbre de vie qui leur conférait l’immortalité, mais il n’est nullement dit que Dieu leur a retiré la connaissance du bien-et-du-mal. De fait, on peut considérer que les hommes (les homo sapiens sapiens) ont bien la connaissance du bien et du mal. Certes, ils n’ont pas une connaissance totale et infinie, ils ne peuvent pas tout connaître ; ils ont l’intelligence et la compétence pour s’informer sur tout, juger de tout et avoir des idées sur tout. Ils peuvent, par l’abstraction, épouser le regard des dieux et de Dieu sur l’ensemble de ce qui est et existe. Par le raisonnement et l’intuition, ils peuvent former des concepts et des idées quirendent compte de l’infini, de l’inconnaissable, de l’audelà et des absolus.
Tout comme le mythe biblique, bien d’autres mythes appartenant à la culture grecque, arabe, aztèque, indienne, chinoise, relatent que les hommes ont le pouvoir d’accéder aux mystères divins et à la science des dieux ; et, dans ces mythes, l’acquisition de ce pouvoir se fait par la consommation de certains fruits, de drogues et de champignons hallucinogènes. Ainsi, par exemple, un mythe aztèque rapporte qu’un champignon hallucinogène, tout à fait comparable à notre Arbre de la connaissance, permet aux hommes d’acquérir une connaissance surnaturelle ; il est également tabou et gardé par un serpent.
Ce qui est fondamental, c’est que, pour acquérir cette connaissance, Adam et Ève transgressent le tabou qui pesait sur l’Arbre de la connaissance. Ils dérobent le pouvoir des elohim ; ils s’en emparent par une forme de rapt et d’usurpation. Et le récit canonique montre clairement que Dieu aurait voulu garder pour lui seul ce pouvoir, et il punira Adam et Ève pour ce qu’il voit comme un forfait contrevenant à son ordre. Néanmoins il ne semble pas avoir voulu ou pu s’y opposer.
En fait, le mythe a surtout pour objectif d’expliquer pourquoi, en ce monde, les hommes souffrent et meurent ; et il le fait en relatant qu’ils ont été punis pour s’être emparés d’un pouvoir réservé aux elohim. Ainsi il fait « coup double » : il explique pourquoi l’homme est en proie au mal et au malheur et pourquoi il a la « connaissance du bien-et-du-mal » qui le différencie des animaux.
Le mana du fruit de l’Arbre de la connaissance a un deuxième pouvoir tout à fait différent. Il suscite chez Adam et Ève la découverte de la vie sexuelle. Jusquelà, ils n’en avaient pas ou, tout comme les animaux, ils l’exerçaient de manière purement instinctive, sans en avoir conscience, autrement dit sans en avoir la « connaissance ».
En effet, au commencement du récit, Adam et Ève vivent nus sans en avoir honte (Gn 2,25). En revanche, après avoir mangé le fruit de l’Arbre, ils cachent leurs organes sexuels (Gn 3,7). Ils ont découvert la pudeur qui différencie l’homme des animaux ; ils ont acquis la « connaissance » de la sexualité, le goût et le désir de la jouissance qu’elle procure, et aussi la conscience qu’elle permet d’engendrer une progéniture. Et, de fait, ce sont là des caractéristiques spécifiques à l’être humain.
Le fruit de l’Arbre peut être comparé à une mandragore suscitant le désir sexuel. La femme le donne à l’homme pour favoriser leur union sexuelle et leur aptitude à la procréation. Le récit biblique relate en effet qu’Ève, après avoir cueilli le fruit, le mange puis le donne à Adam qui le mange à son tour (Gn 3,6). D’autres passages de la Bible rapportent également que la femme donne un fruit à son conjoint avant leurs noces. Ainsi Rachel (Gn 30,14-16), la femme préférée de Jacob et qui restait sans enfant, mange des mandragores, appelées également « pommes d’amour ». La jeune fille du Cantique des Cantiques (Ct 7,14) chante, elle aussi, les vertus de la mandragore. Et, comme dans notre récit, c’est toujours la femme qui la consomme la première et la donne ensuite à son conjoint. La mythologie grecque et babylonienne, ainsi que le folklore de l’Égypte ancienne, entre autres, connaissaient également le thème de l’arbre dont le fruit rend la femme apte à la sexualité et à la fécondité. Un bas-relief datant de 1340 avant J.C. montre une reine égyptienne offrant des mandragores à son époux. Relevons ici que dans la mythologie grecque, la pomme et la mandragore ont déjà une connotation sexuelle. Dionysos offre une pomme à Aphrodite, Gaïa en donne une Héra comme symbole de fécondité. À Athènes, les jeunes mariés se partagent une pomme avant d’entrer dans la chambre nuptiale. (cf. G. Minois, les origines du mal, une histoire du péché originel, Fayard 2002, p. 19).
D’ailleurs, le récit biblique a été rédigé sous l’influence de l’Épopée de Gilgamesh qui relate, entre autres, l’initiation d’Enkidou à la jouissance sexuelle par une courtisane-prêtresse.
Ainsi, en mangeant le fruit de l’Arbre de la connaissance, Adam et Ève acquièrent non seulement l’aptitude à la connaissance du bien et du mal, mais aussi la connaissance de la vie sexuelle et la conscience du pouvoir d’engendrer qu’elle possède. C’est pourquoi Adam proclame que Ève deviendra « mère de tous les vivants » (Gn 3,20).
Ainsi l’expression « connaissance du bien et du mal », en sus du premier sens que nous lui avons donné (l’aptitude à connaître de « tout »), caractérise aussi, très vraisemblablement, l’aptitude à la vie sexuelle et la connaissance à la fois de la jouissance (le bien) qu’elle procure et de la pudeur voire de la honte (le mal) qu’elle suscite. D’ailleurs « connaître », en hébreu, peut, en particulier, caractériser l’acte sexuel. L’expression « connaissance du bien et du mal » apparaît dans deux autres passages de la Bible, et il est significatif que ceux qui n’ont pas « la connaissance du bien et du mal » sont les enfants (Dt 1,39) et les vieillards (2 S 19,36) qui n’ont pas d’activité sexuelle.
Le mythe biblique relate donc la « découverte », c’est-à-dire la prise de conscience, de la sexualité par Adam et Ève. Mais pourquoi ceci est-il présenté comme la transgression d’un tabou édicté par Dieu ? Pourquoi Dieu condamne-t-il cette « connaissance » de la sexualité ? Nous ferons quelques remarques à ce sujet.
De tout temps, ce qui touche à la sexualité a été vu comme tabou. En effet, celle-ci permet l’engendrement et, en cela, elle appartient au domaine du sacré et donc du tabou. Pour la mentalité archaïque, elle ouvre aussi à la connaissance du monde du sacré et des dieux. Enfin et surtout, elle est vue comme le privilège des dieux. De fait, dans les religions archaïques, les dieux ont une activité sexuelle et procréatrice grâce à laquelle ils peuvent en particulier créer le monde (par accouplement, masturbation, insémination…). De plus les esprits (les elohim) sont les agents de la puissance sexuelle et du pouvoir d’engendrer. Dans l’Antiquité gréco-romaine, les dieux s’accouplent et ont une progéniture, en particulier celle des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa. Et dans le livre de la Genèse, « les fils des dieux », que l’on peut considérer comme des elohim, prennent pour femme les filles des hommes et donnent ainsi naissance à des « géants » et des « héros » (Gn 6,1-5). Enfin le Dieu biblique lui-même, même si, bien évidemment, il n’a aucune vie sexuelle, a cependant un pouvoir d’engendrement ; il peut, par exemple, rendre féconds les vieillards et les femmes stériles.
Ainsi en « découvrant » la sexualité et le pouvoir d’engendrer, Adam et Ève ont conquis une aptitude, qui jusque là était le propre des elohim et dont Dieu lui-même voulait garder le privilège.
D’ailleurs, lorsque l’Éternel Dieu dit : « Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous (c’est-à-dire comme l’un des elohim) pour ce qui est de la connaissance du bien et du mal » (Gn 3,22), il fait ce constat juste après leur avoir donné des tuniques de peau pour qu’ils ne restent pas nus (Gn 3,21) ; et ceci semble bien montrer qu’il considère qu’Adam et Ève, en devenant comme des elohim , ont acquis non seulement la connaissance du bien-et-du-mal mais aussi l’aptitude à la sexualité et à la procréation.
Les thèmes de la sexualité, de l’engendrement et de l’accouchement sont d’ailleurs très présents dans la peine que Dieu inflige à Adam et Ève, comme s’ils devaient être punis sur le point même où ils ont « péché ». En effet Dieu les punit non seulement en les chassant du Jardin d’Éden, mais aussi en donnant à la vie sexuelle une composante violente et conflictuelle(affrontement de désirs et de dominations, cf. Gn 3,16), et en augmentant les souffrances de la femme lors de l’enfantement (Gn 3,16).
D’ailleurs, par la suite, Dieu semble conserver ou vouloir conserver pour lui seul la puissance de l’engendrement bien que les humains s’en soient emparés. Ainsi dans le récit de Caïn et Abel (Gn 4) qui suit immédiatement notre mythe, Ève s’écrie, à la naissance de Caïn, « j’ai acquis un homme de par l’Éternel » (Gn 4,1). Le rôle d’Adam n’est pas mentionné ! Et, par la suite, c’est Dieu lui-même qui donnera à Abraham, Sarah, Rebecca, Rachel et aussi à Marie, la mère de Jésus, le pouvoir d’engendrer.
En effet, Dieu attend qu’Abraham et Sarah soient devenus très âgés avant de leur accorder un fils afin que cette naissance soit imputée à sa seule puissance. Bien plus, il s’attaque à Jacob et à Moïse en les blessant physiquement, semble-t-il, dans leur pouvoir sexuel et d’engendrement (Gn 33,24-32, Ex 4,22-26). Ajoutons encore que l’on peut voir la circoncision comme une castration symbolique de l’homme destinée à montrer que Dieu conserve le privilège d’engendrement. Enfin on peut voir le rituel du sacrifice des premiers nés comme le paiement, par les hommes, d’une dette aux dieux pour avoir acquis le pouvoir d’engendrer. Ainsi, il semble que, même si Dieu ne s’est pas opposé à la conquête de la sexualité et du pouvoir d’enfanter, il est resté jaloux, du moins un certain temps, de ce qu’il considérait comme son privilège e xclusif.
En fait, le mythe biblique tel que nous le lisons dans nos bibles constitue la recomposition édulcorée et le stade ultime, rédigé au VIe avant J.C., d’un récit mythique bien antérieur et pré-judaïque. Il relatait sans doute que les hommes ont acquis la sexualité et le pouvoir d’engendrer en le dérobant aux elohim. On peut imaginer que, selon ce mythe archaïque, il y avait à l’origine un couple, homme et femme, qui n’avait pas de vie sexuelle. Les dieux, jaloux de leurs prérogatives, voulaient garder pour eux le secret de la sexualité et surtout de la procréation. Ils interdirent donc au premier couple l’arbre dont le fruit pouvait susciter l’aptitude sexuelle. Mais l’un des dieux, le Serpent, vint en aide aux hommes et leur fît connaître la vertu secrète de ce fruit ; et, avec sa complicité, le couple s’empara du fruit interdit. Capable de procréation, le couple humain devint ainsi l’égal des dieux. Et ceux-ci se vengèrent en excluant l’homme et la femme du paradis.
La sexualité apparaît ainsi non seulement comme une conquête, mais aussi comme une malédiction parce qu’elle a été acquise à la suite de la transgression d’un tabou. Elle est présentée comme l’une des conséquences de la « chute » d’Adam et Ève hors du Jardin d’Éden. D’ailleurs, nous l’avons dit, le mythe biblique présente la sexualité avec des traits négatifs (« Tes désirs se porteront sur ton mari, mais il dominera sur toi » Gn 3,16).
Une dernière remarque. Le récit canonique de nos bibles relate d’une part l’accès d’Adam et Ève à la connaissance du bien-et-du-mal et d’autre part leur découverte de la sexualité. Même si la même expression « la connaissance du bien et du mal » caractérise l’une et l’autre de ces deux conquêtes, il semble que le mythe biblique amalgame deux thèmes différents et suture tant bien que mal deux récits ayant des origines différentes.
Nous ferons une hypothèse. Dans sa strate la plus ancienne, le mythe retraçait, sans doute à la suite de la saga d’Enkidou, l’initiation d’Adam et Ève à la sexualité. Et tout comme dans cette saga, cette initiation permettait à Adam et Ève de devenir « comme des dieux ». Puis, dans un deuxième temps, l’initiation à la sexualité a été partiellement occultée. Dans le texte canonique, le geste de cueillir le fruit de l’Arbre est d’abord un attentat vis-à-vis de la puissance de Dieu. Mais, même dans le récit biblique canonique tardif, il reste des traces de l’initiation d’Adam et Ève à la sexualité.
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