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La décroissance, illusion ou nécessité ?

Le terme de décroissance, au sens de diminution de l’exploitation des ressources non renouvelables (énergies fossiles par exemple), n’implique pas automatiquement la diminution de la qualité de vie ni du bien-être général. Telle est la conviction de Laurent Rebeaud, président honoraire du parti écologiste suisse et auteur de « La Suisse verte » (essai sur les origines du parti écologiste suisse).

   Le débat sur la décroissance n’aboutira à rien s’il se conduit dans le système de références grossièrement binaire où l’on met dans le sac du Mal le capitalisme, le pouvoir, les patrons, la folie et la croissance, et dans le sac du Bien l’économie non marchande, les citoyens, les gens ordinaires, la sagesse et la décroissance. Ce qui est requis des habitants de la terre, à tous les niveaux et sous toutes les latitudes, c’est un renversement des valeurs dominantes. Je crois que ce changement est possible, qu’il est déjà en marche, et que la fortune actuelle du concept de développement durable en est un indice.

    Il est vrai que notre mode de vie s’est développé dans l’illusion d’un monde aux ressources illimitées, et on constate aujourd’hui que les réserves de pétrole disponibles ne suffiront pas à faire tourner tous les moteurs en voie de fabrication. Pour parler en termes financiers, l’humanité consomme le capital de la nature au lieu de vivre sur les intérêts. Ce qui, en bonne logique, doit conduire à la faillite. Cette faillite pourrait prendre la forme d’une troisième guerre mondiale qui ramènerait les effectifs de l’espèce humaine à un nombre compatible avec sa survie à long terme sur la planète ou, au pire, à la disparition pure et simple de cette espèce.

    Il est encore vrai que la croissance économique est liée, historiquement, à une croissance quasi parallèle de la consommation des ressources non renouvelables de la planète. La croissance économique en elle-même n’est pas le problème : elle ne fait que traduire une augmentation de la masse monétaire en circulation, à savoir une activité virtuelle ou, si l’on préfère, immatérielle.

    Le problème réside essentiellement dans l’augmentation de la consommation de ressources non renouvelables. Pour sortir de l’impasse, à supposer que la croissance économique soit un penchant ou un besoin irrépressible de l’humanité, il faudrait trouver le moyen de dissocier cette croissance de celle de la consommation des ressources.

    Ce qui nous importe, ce n’est pas la décroissance en soi ; c’est la décroissance de la consommation des ressources. Entendons « ressources » au sens large de tout ce dont l’humanité a besoin pour survivre, et si possible pour vivre bien : de la nourriture, de l’énergie, de l’eau, un air respirable, un minimum d’équilibre social, une nature hospitalière.

   L’utopie du développement durable se nourrit largement de cette croyance en une possible dissociation de la courbe de la croissance économique d’avec celle de la destruction des ressources non renouvelables. C’était, lors du sommet de la Terre à Rio en 1992, la seule idée capable de recueillir l’assentiment des pays riches et des pays pauvres, baptisés « pays en développement » par les adeptes du langage politiquement correct.

    Serge Latouche a sans doute raison lorsqu’il soupçonne quelque directeur de multinationale de concevoir le développement durable comme une bonne combine pour continuer d’écouler ses produits et d’accumuler ses bénéfices. Mais il a tort d’en tirer argument contre l’idée du développement durable. Il ne suffit pas d’une élection truquée pour condamner la démocratie, ni d’un prêtre pédophile pour condamner la morale chrétienne, ni d’une opération ratée pour condamner la chirurgie.

   Ce n’est pas parce qu’un directeur de multinationale dit « développement durable » en pensant « poursuite de la croissance » que nous devons abandonner ce concept. Les directeurs de multinationales ne sont pas propriétaires du vocabulaire et ne peuvent pas redéfinir à leur guise un concept dont le sens et la portée sont consacrés par des accords internationaux.

   Certes, il y a du flou dans la définition internationale du développement durable. Mais cette définition exclut quand même, très clairement, que l’humanité continue de se laisser guider par les seules fatalités de la croissance économique. Elle accorde un poids égal à la santé de l’économie, à la justice sociale et à la préservation des ressources naturelles. Elle implique la prise en compte systématique, dans toute décision engageant l’avenir, de ses effets à long terme.

   Ce n’est pas rien. Et cela n’autorise aucun professeur à prétendre que le développement durable est la poursuite de la croissance sous un autre nom. Au contraire : le développement durable implique une décroissance rapide, urgente, de la consommation des ressources naturelles.

   Et tant mieux si des politiciens ou des banquiers se croient tenus aujourd’hui de mettre du développement durable dans leurs discours. On ne peut pas exclure à priori qu’ils soient convaincus et sincères. Et s’il y a parmi eux des hypocrites ou des ignorants, on peut essayer de leur expliquer le sens de leurs paroles et de leur montrer les conséquences qu’ils devraient en tirer.

   Si l’humanité devait s’en remettre à des chefs d’État et à des directeurs de multinationales pour se tirer d’affaire, les perspectives seraient très sombres. La plupart d’entre eux, en effet, sont obnubilés par la conduite de leurs affaires à court terme.

   Mais ces gens-là ne font pas ce qu’ils veulent. Ils doivent s’adapter à l’évolution des marchés ou aux humeurs changeantes de leurs électeurs. Leur action est largement déterminée par les choix des consommateurs et par les valeurs morales auxquelles les citoyens décident de se rattacher. Aujourd’hui, ces consommateurs et ces citoyens – vous et moi – sont en train, dans leur très grande majorité, de modifier leur représentation du monde et de leur vie en fonction de la perception, très récente, des limites des ressources de la planète. Depuis peu de temps, ils voient les dangers qui les menacent, et qui menacent surtout leur progéniture. Dans les pays dits développés, l’abandon de la voiture au profit du tram ou du vélo n’est plus considéré comme un indice de régression sociale.

   Il n’y a pas de fatalité du système économique et financier. Il y a, au coeur de ce système, des décisions et des actions régies par des désirs, des préférences, des choix personnels. Nous arrivons aux limites d’un monde qui a privilégié des indices de valeur comme l’argent, la vitesse et la réussite individuelle ; nous sommes peut-être en train de glisser vers un système de valeurs privilégiant la santé, la durée et l’harmonie sociale. Nous ne maîtrisons pas le rythme de ce renversement des valeurs dominantes, mais il n’est pas interdit d’espérer qu’il se réalise avant l’éclatement de la troisième guerre mondiale. Et nous savons que nous pouvons tous, à notre niveau, y contribuer par nos choix et par nos actes.

Article paru originalement dans Bulletin vert, n°13-14, 2009

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À propos Laurent Rebeaud

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