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Il ne suffit pas de s’indigner

Le succès du petit ouvrage de Stéphane Hessel, Indignez-vous (Indigène éditions), est un événement éditorial saisissant. Il s’en est vendu près d’un million d’exemplaires, et les éditeurs en ont encore tiré deux millions supplémentaires. L’ancien diplomate est depuis trois mois l’objet d’un intérêt et d’une attention qui dépassent de loin les frontières françaises. Au coeur de son propos : le retour aux valeurs fondamentales, celles de la Résistance, celles des Droits de l’Homme. Mais sur quel socle repose la pensée dont cet opuscule est la quintessence ? Sa famille, ses influences, son expérience de résistant et de déporté, ses lectures ? Y a-t-il un Hessel croyant ? C’est l’objet de cet entretien d’Antoine Bosshard avec l’ancien diplomate.

Quelle explication donnez-vous au succès incroyable de votre livre ?

  Je crois qu’il tombe à point en ce moment, car il y a désaffection des gens, jeunes ou moins jeunes, à l’endroit des gouvernants, auxquels on ne fait plus guère confiance. Et quand on leur dit : « Indignez-vous ! », cela les touche à un point extrêmement sensible.

Qu’y voir : le signe d’une immense demande de justice ? Un besoin d’éthique ? Ou plus simplement la marque d’une forme de nostalgie, celle d’une France forte, mais évanouie ?

   Le public, il me semble, y a répondu en nombre, à un moment où le gouvernement – et notamment le président de la République – ne répondait plus à ses attentes : sa popularité est très basse, et l’on parle beaucoup de la crise qui l’aurait empêché de réaliser ses promesses. De ce fait, le Français de base, jeune ou non, se dit : « C’est vrai, on a raison de ne pas être content, et de réfléchir à ce qui pourrait être fait pour que cela aille mieux. » S’y joint une certaine désaffection – que je regrette – à l’endroit des partis politiques. Mes compatriotes sont donc à la recherche de quelque chose : ils voudraient sans doute s’engager, mais en quoi et sur quoi ? Quant à la réaction beaucoup pluslarge que suscite mon petit livre, ailleurs en Europe mais aussi dans le monde – je ne peux l’attribuer qu’à la crise de civilisation dans laquelle nous nous trouvons, disons depuis le 11 septembre 2001. Il n’y a plus guère d’idéologie. Le communisme est en berne. Quant au libéralisme, qui semblait donner satisfaction à ceux qui voulaient travailler et gagner de l’argent, il se heurte à une véritable crise. Et l’on découvre que la Terre est en danger et que l’écologie est une nécessité, non encore réalisée. Tout cela explique, je crois, qu’au-delà d’un petit succès français, normal, il y a le désir de comprendre quelles sont les vraies valeurs qui sont ainsi mises en question et quels sont les défis qu’il faudrait aborder à partir de ces valeurs fondamentales – celles de la Résistance, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Je suis moi-même impressionné de voir que le Wall Street Journal, le Frankfurter Allgemeine Zeitung puissent s’intéresser à mon petit essai. Cela étant dit, une fois que l’on s’est indigné, que de choses à faire ! On a besoin d’ouvrages qui nous indiquent la voie à suivre ; à cet égard, je pense justement à deux titres que je cite volontiers : La Voie, que vient de publier Edgar Morin, et Leurs crises, nos solutions de Susan George. Deux ouvrages extrêmement intéressants, quand mon essai, très court, ne dit pas grand-chose à cet égard.

Au-delà d’un petit succès français, normal, il y a le désir de comprendre quelles sont les vraies valeurs.

Comment définiriez-vous la nature de votre essai : une forme de protestation ? un pamphlet ? ou un testament : au-delà des références qui sont les vôtres, la quintessence de ce que vous avez expérimenté ?

  Reconnaissons que tout ce que j’ai écrit avait un peu le même caractère. C’est le cas de Danse avec le Siècle, un titre un peu impertinent, où j’ai narré tout ce qui m’était arrivé, et où mon dernier chapitre se nommait « Le Crépuscule et l’Aube », un résumé de ma vie. Par la suite, j’ai écrit avec Jean-Michel Helvig ce Citoyen sans frontières, qui se termine par un poème d’Apollinaire. Quand j’écris, et je ne suis pas écrivain, je le fais pour influencer ceux qui me lisent et livrer mon expérience pour les inciter à aller dans tel sens, s’intéresser à tel aspect des choses. Dans un opuscule de vingt pages, cela prend la forme d’un message – une façon de dire : « J’ai 93 ans, voilà ce que ça m’a appris, et voilà ce qui peut vous amener, comme je l’ai fait il y a 65 ans, à vous engager. » C’est un peu un testament, comme vous dites, et il y a de bonnes chances pour que je n’aie plus beaucoup de temps pour en écrire un autre !

Que répondez-vous à ceux qui vous disent qu’il ne suffit pas de s’indigner et parlent même d’indignation stérile ?

Je leur dis qu’ils ont raison, et que cela signifie qu’ils n’ont pas vraiment lu mon livre. Car si le titre peut effectivement prêter à contestation, le texte dit clairement : au-delà de l’indignation, voilà quels sont les grands problèmes auxquels vous devez consacrer votre énergie.

Une position – philosophiquement – libérale, en somme : pas de liberté (de s’indigner) sans responsabilité. Une position sartrienne aussi…

  Une position explicitement sartrienne, puisque je parle des influences qui furent les miennes quand j’étais jeune : celle de Sartre, celle de Camus et bien d’autres. D’un Sartre qui pousse à l’engagement. Il est vrai qu’il ne fut pas un grand résistant, et qu’il n’a pas tout à fait suivi ses propres recommandations. Mais ce qu’il a écrit à cette époque – songez aux Mouches – est tout de même une incitation à se révolter contre l’inacceptable. Sartre est un « engageur » des autres, plus qu’un engagé lui-même, mais son message nous a beaucoup marqués, au travers de la notion de responsabilité : c’est nous, l’Homme, qui avons la responsabilité de nous engager. C’est, en somme, tout le sens de ce petit livre. Car il est des valeurs essentielles qui doivent nous servir de base : les libertés fondamentales, la démocratie. Certes, les problèmes aujourd’hui sont foncièrement différents de ceux que nous avons connus pendant la guerre et à la Libération, mais nous ne devons pas perdre de vue ces valeurs-là.

C’est nous, l’Homme, qui avons la responsabilité de nous engager.

Revenons à votre milieu, à votre formation : vous êtes de père juif, de mère luthérienne. À lire vos souvenirs (Danse avec le siècle), on n’a pas le sentiment que votre entourage, à l’exception peut-être de votre gouvernante, Emmy, soit pratiquant.

  Non, ni l’un ni l’autre ne sont pratiquants. Ma mère a une enfance berlinoise au cours de laquelle elle a certainement appris la religion. Mon père fut dans un lycée où il y avait, comme partout en Allemagne, la présence du christianisme. Ils n’étaient absolument pas pratiquants. Pas plus qu’Emmy, qui fut certainement une bonne protestante, mais n’allait guère à l’église.

   

Votre père est passionné de mythologie grecque, votre mère apparaît comme d’une grande liberté intérieure. Et pourtant, – est-ce que je me trompe ? – il émane, me semble-t-il de ces trois êtres, une culture qui n’est pas que livresque, mais tributaire aussi de leur propre culture religieuse N’y a-t-il pas là, avec l’extrême tolérance dont font preuve vos parents, la douceur inculquée par Emmy, un héritage qui apparaît dans votre conduite même ?

    Disons qu’ils étaient culturellement très ambitieux. L’un comme l’autre se voyaient comme des gens connaissant la religion. Des bourgeois ambitieux sur le plan culturel – ils ont connu Marcel Duchamp et tant d’autres artistes majeurs – pour qui la religion était une partie importante de la culture : il fallait connaître Luther et les grandes figures de la religion sans pour autant aller au culte.  

  D’Emmy, vous faites un très joli portrait dans Danse avec le siècle, et de cette éducation de la douceur qui fut la sienne auprès d’un petit garçon turbulent et colérique. On est tenté de retrouver quelques traits de cette éducation dans votre manière d’être : dans la non violence ou le souci permanent de négocier…

    Et dans le besoin, je dois dire, de séduction, qui peut aller jusqu’à de graves défauts. Je me donne du mal pour être sévère avec un interlocuteur qui me déplaît, mais j’y arrive difficilement. J’ai plutôt envie de lui dire : « Mais oui, vous avez sans doute raison, même si je ne suis pas tout à fait d’accord. » Quand je rencontre quelqu’un, j’ai envie de plaire, et je pense que je le tiens d’Emmy, par antidote au caractère colérique qui était le mien à six ans. Dans certaines situations, vouloir séduire peut même être assez grave.  

  Dans votre engagement, il y a aussi une part de compassion, qu’on peut mettre en parallèle avec un certain comportement chrétien. Est-ce qu’elle ne provient pas également de cette éducation-là ?  

  Sûrement. Surtout avec un père qui était le contraire même de la possessivité, et s’intéressait davantage à ce qu’il pouvait faire pour les autres qu’à ce qu’ils pouvaient faire pour lui, et une mère pas égoïste du tout, débordante de vitalité – d’une vitalité qu’elle essaie de communiquer en donnant à ceux qu’elle rencontre quelque chose qui leur soit utile. C’est sans doute ce genre de caractère qui a marqué ma jeunesse, et je suis aussi, je crois, relativement peu possessif, relativement modeste. Je cherche à être utile. Quand je vois des situations dramatiques, cela me préoccupe : qu’il s’agisse de la situation à Gaza ou, en 1996, celle des sans-papiers de l’église Saint-Bernard. Et je me laisse entraîner à signer telle ou telle protestation, dont ce texte, qu’on vient de m’adresser, pointant le sort de telle tunisienne que l’on maintient dans un centre de rétention.

  Que dire de l’influence de l’École alsacienne et du scoutisme (celui des Éclaireurs unionistes) ?

  Une influence certaine de la part de chefs de troupe tels qu’Olivier Monod, bon réformé. L’École alsacienne m’a beaucoup aidé, car j’étais très jeune. Et malgré cela, j’ai réussi à suivre. L’entourage y était très international. Je pense, entre autres, à mon camarade Alexandre Minkovski, auteur du Mandarin aux pieds nus.

Tout cela me conduit à une question : êtes-vous croyant ?

Non. J’ai beaucoup de respect pour les croyants. Je ne suis adepte d’aucun monothéisme, et je me méfie des religions et de l’emprise qu’elles peuvent avoir les unes par rapport aux autres. J’ai un sens du divin que je ne peux pas inscrire dans un credo particulier. Je crois que l’homme est responsable de sa morale et de son engagement, indépendamment du fait qu’une foi l’anime. Entre la foi d’une Église et la conscience d’une responsabilité individuelle, je choisis la conscience.

Entre la foi d’une Église et la conscience d’une responsabilité individuelle, je choisis la conscience.

Cercle de silence (cf. Évangile et liberté, n°224, p. 4, et 241, p. 16) 

Vous avez alors foi en l’homme ?

  Oui.

Visiblement, la culture, chez vous, n’est pas un vernis. Et la poésie – vous avez mémorisé des centaines de poèmes – fut une sorte de mode de vie en déportation, comme pour d’autres la prière ou la remémoration des textes bibliques…

  Religion et culture ont effectivement beaucoup à faire l’une avec l’autre. Mais pour moi, la poésie apprise aura été extrêmement précieuse, notamment pendant la déportation.

La poésie, sans relever du surnaturel, s’en approchet- elle ?

  Edgar Morin, dont je suis un lecteur passionné, parle de l’homo ludens, comme l’une des caractéristiques de l’homme, dans laquelle la poésie est quelque chose qui le met en contact avec un imaginaire essentiel, pour accepter le réel. Donc pour moi, il est vrai que la poésie a quelque chose de transcendant.

Pensez-vous que la culture puisse servir d’antidote à la violence et à la guerre ? Ou n’est-ce qu’une manière de s’en protéger ? Tant il est vrai qu’en dépit de son immense culture, l’Allemagne n’a pas pu empêcher la Grande Guerre…

  Je vous dirais que toutes les grandes dimensions de l’activité humaine n’ont de sens que rattachées à une éthique. Une culture sans éthique peut être dangereuse. Une science ne peut non plus s’en passer. Pas plus que l’économie. Culture, économie, science doivent évidemment se développer. Mais il est essentiel que pour les guider et les empêcher de dériver, elles aient une base. En ce sens je me trouve très proche de mes amis croyants, car ce que la religion apporte de plus essentiel, c’est une éthique. Il faut distinguer le Bien du Mal. Il faut savoir ce qui est valeur et ce qui est dérive. Pour en revenir à l’Allemagne d’avant 1914, je pense qu’elle n’a pas eu la formation politique et morale qui était celle de la Grande-Bretagne, et à un certain degré de la France, héritière de la Révolution.

Dans votre pensée, il est un point très important, c’est l’espérance. Or, avec l’expérience des camps, on imagine mal que vous ne soyez pas très sensible au tragique. Comment concilier ce constat avec votre indéfectible espérance, qui affadit, en quelque sorte, le tragique ? Faut-il y voir un antidote, ou une forme d’élégance ?

  L’espérance ne peut en aucun cas aller de pair avec la naïveté. Nous n’avons pas le droit d’avoir des illusions, et une vision d’un avenir illusoire serait extrêmement dangereuse. Mon espérance se fonde sur la longueur même de mon expérience et sur le fait qu’à chaque étape de ma vie, un problème, qui paraissait insoluble, trouvait sa solution. Les accès tragiques que vous évoquez ont trouvé des dépassements qui me sont très chers. Exemple : c’est à la Deuxième guerre mondiale que nous devons la naissance des Nations Unies. Admirable construction dont nous ne mesurons pas encore toutes les possibilités, car elle est encore jeune – soixante ans. Or elle est venue après le tragique. Mon parti pris d’espérance est fondé sur ma propre expérience, ne fût-ce qu’en raison du fait que j’ai survécu à la guerre.

Il est vrai que depuis quarante ans, on a pu assister à toutes sortes d’évolutions inattendues : la chute du franquisme, la révolution des oeillets au Portugal, sans parler de la chute du Mur de Berlin et celle de l’URSS …

  Absolument.

S’agissant du problème israélo-palestinien, qui vous hante visiblement, y a-t-il, là encore, un espoir de métamorphose, d’inattendu ?

  Certainement. D’ailleurs ce mot de métamorphose est ce qui me plaît le plus dans l’oeuvre d’Edgar Morin, auquel je reviens. Morin nous présente la possibilité d’une métamorphose de l’espèce humaine, née violente et qui s’est peu à peu civilisée tout en gardant d’énormes réserves de violence. Mais qui peut déboucher – voyez la Tunisie – sur des évolutions inattendues. L’homme, note-t-il, peut surmonter son avidité naturelle et devenir vraiment civilisé. On n’en est pas là !

Il y a une vingtaine d’années, un religieux catholique installé de longue date à Jérusalem, le Père Dubois, me disait son incompréhension devant l’écart qui sépare, à ses yeux, la riche et profonde spiritualité juive (avec laquelle le christianisme a tant en commun) et la politique conduite par le Gouvernement israélien. Qu’en dites-vous ?

  C’est un domaine très important. Je constate, avec beaucoup de regrets, qu’il y a un enfermement du diri-geant israélien, une fois au pouvoir, dans la conception du « peuple élu ». Il se sent subitement investi d’une obligation, mais il faut tout de même attendre le Messie, et tant que le Messie n’est pas là, il se doit de défendre son peuple, le peuple de Dieu. C’est là que le monothéisme me chagrine. D’une certaine façon, je pense que les Israéliens n’aspirent pas à un règlement pacifique de leur différend avec les Palestiniens. Car régler le conflit, dans leur esprit, ce serait perdre de ce qui leur permet de s’affirmer. Ils ont une angoisse que je comprends, qui est de redouter qu’on les repousse indéfiniment. Nous ne sommes pas acceptés, se disentils, donc il faut se défendre. C’est malheureux, évidemment, et cette attitude, il va de soi, ne s’applique pas à tous les Israéliens. Mais dans la masse des citoyens, tout ce qui est palestinien, tout ce qui est arabe est ressenti comme dangereux. Et quand on fait remarquer aux Israéliens qu’ils disposent d’une puissance militaire infiniment supérieure, on s’entend répondre : « Oui, mais c’est provisoire. »

Il y a un paradoxe chez vous : l’attachement à la nonviolence, que vous professez dans votre essai, et votre ralliement, en 1940, au Général de Gaulle.

  Curieusement, ma formation de l’après Grande Guerre était antimilitariste et pacifiste. Je pensais qu’il fallait tout faire pour que les nations s’entendent, et surtout éviter que des difficultés, ou tel conflit, débouchent sur une nouvelle boucherie. De sorte que, tout en détestant Hitler comme un traître à la culture allemande, je me suis réjoui du fameux retour des Chamberlain et Daladier de Munich. Je me suis dit alors que le problème d’Hitler allait pouvoir être résolu pacifiquement et que le Führer s’effondrerait sur le plan intérieur : les Allemands n’allaient pas accepter indéfiniment cet allemand affreux qu’il hurlait. Mais, une fois que cela ne s’est pas avéré et que la guerre a éclaté, je me suis conduit en patriote et j’ai compris qu’il fallait s’engager complètement : je suis entré dans l’aviation.

Une position éthique ?

  Oui : la négociation n’était plus possible, et il fallait arriver à prendre les armes. Ces armes que je n’aimais pas.

Donc votre position de non-violent n’est pas inconditionnelle…

Non, elle ne l’est pas.

Stéphane Hessel (propos recueillis par Antoine Bosshard) 

Ouvrages cités :

Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène Éditions, 2010

Stéphane Hessel, Danse avec le siècle, Seuil, 1997, 2007

Stéphane Hessel et Jean-Michel Helvig, Citoyen sans frontières, Fayard, 2008

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À propos Stéphane Hessel

Stephane.Hessel@evangile-et-liberte.net'

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