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Duch, le maître des forges de l’enfer

  L’enfer. La peinture, les portails des cathédrales, la porte de Rodin … l’imaginaire de la souffrance représentée sous toutes ses formes. Cela est resté jusqu’au xxème siècle un imaginaire dont les artistes faisaient une pédagogie et/ou une esthétique. Mais la porte d’Auschwitz, toutes les portes concentrationnaires. Celles qui se sont fermées à tout jamais sur nos espérances que le Mal n’était pas qu’un objet de réflexion théologique, mais avant tout le produit de logiques infernales toujours justifiées : l’enfer a été pensé, organisé, planifié. La  » banalité du Mal « ; analysée par Hanna Arendt après qu’ Emmanuel Kant ait abordé dans le siècle des Lumières la question  » du Mal radical « : elle devait nous éclairer, nous donner les moyens de comprendre – peut–être -, pour éviter que cela ne recommence. Eichmann, le bon fonctionnaire, protestant, glacé par l’idéologie du national-socialiste, obéissant et efficace, ne regrettant rien dans sa cage de verre. Impavide. Eichmann à Jérusalem. Jamais plus… ?

Et puis l’enfer. Toujours, au Cambodge cette fois. Un nouveau nom: le centre S2, un camp qui comme Auschwitz est devenu l’incarnation de l’horreur. Un autre tortionnaire : Duch, de son vrai nom Kaig Guek Eav, responsable de plus de 12000 morts dans la nuit des deux millions de victimes suppliciées par la folie khmer rouge entre 1975 et 1978. Cette fois-ci pas un livre, pas de Shoah de C. Lanzman, de « Nuremberg à Nuremberg « de F. Rossif. Un film- entretien. Le bourreau interrogé par le cinéaste, seul rescapé de sa famille qui nous explique pourquoi il l’a voulu : « Si quelqu’un qui est allé aussi loin dans la torture, peut revenir vers l’humanité, tout le monde y gagne, je m’en sors aussi (…) je voulais éviter que cela devienne une obsession (…) ».

Ce film n’est pas un nouveau documentaire sur l’une des barbaries du siècle. C’est une réflexion sur le Mal. Trente ans après avoir été l’organisateur de la mort, comment ce responsable politique pourrait se repentir, éclairer la question, pour moi insoluble du » pardon »? Pas de réponse, mais une descente abyssale dans ce qu’il peut y avoir de plus monstrueux dans l’homme. Une interrogation absolue sur le Mal. Ce film est un essentiel.

Dutch y parle avec douceur ; « technicien de la révolution, il nie l’idée de cruauté « sentiment bourgeois », évoque la » productivité « , récite en français « la mort du loup « d’Alfred de Vigny, avec force sourires explique qu’en bon artisan de la

« révolution », il fallait être le meilleur et avec sa rhétorique d’intellectuel, ancien professeur de mathématiques, il arrive presque à diluer la réalité du crime. Les tortures, il n’y assistait pas, « sa sensibilité » ne le lui permettait pas. Les cris, il les entendait, il savait mais ne voulait pas voir. Voir les plaies ouvertes, les brulures mortelles, les asphyxies, les nourrissons fracassés sur les murs par ses sbires « puisqu’on ne peut pas laisser en vie les enfants de l’ennemi ». Non c’était la fonctionnalité de la machine à exterminer. C’est tout. Pas de remords, une prise de conscience qui le conduit à expliquer sa conversion au christianisme : après Jean Paul II, il avait compris que le bloc communiste avait explosé, il fallait « se reconvertir « : l’insupportable avancé comme une réalité historique . L’idéologie, toujours qui justifie tout.

Alors ce film où l’homme dit, où sa parole est interrompue par le silence de ces images en noir et blanc où des milliers d’anonymes  » édifient le Kampuchéa Démocratique » : pas de tenues rayées, le foulard noir de la mort autour du cou. L’abîme de nos silences, les derniers mots de  » nuit et brouillard  » d’Alain Resnais. La 1ère condamnation à 30ans de prison a été commuée début février à une incarcération à perpétuité. La justice et le droit ont statué. Reste et c’est la force du film-témoignage, le questionnement posé dès la Genèse : la question du Mal quand l’homme se veut détenteur d’une « Vérité » où d’un « Savoir » où l’humain serait sacrifié à l’idée ou à l’idéologie.

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À propos Pierre Ruetsch

est professeur d’histoire, membre de l’Oratoire du Louvre, engagé dans l’accompagnement des migrants et sans papiers à la Clairière (centre social fondé en 1911 par le pasteur Wilfred Monod).

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