La croix est-elle symbole de mort ou de vie ? Peut-on envisager d’autres symboles du message de l’Évangile, plus explicites pour nos contemporains ?
Lors d’une méditation participative ordinaire pour introduire une séance de Conseil presbytéral, je pose la question : « Pourriez-vous, en un mot, résumer le message de Jésus ? » Voici quelques réponses : « Partage, pain, colombe, rassemblement, lumière, poisson… ». Diable, la croix n’en est pas… Est-ce que cela reflète quelque chose de mon embarras lorsque j’aborde le sujet dans mes prédications ?
Comment parler de la croix ? Peut-on dire qu’elle est une illustration fidèle du témoignage de Jésus ? Je n’y arrive pas. Peut-être est-ce parce qu’en général j’ai expliqué aux jeunes ce que représentait ce supplice. Une mort douloureuse, une mort humiliante parce que publique. Je n’ai pas été loin, devant un sinistre Christ en croix, par exemple, de partager l’avis des Témoins de Jéhovah qui refusent de faire de la croix un symbole de ralliement. L’un d’eux m’expliquait un jour que, pour lui, adhérer à ce symbole, ce serait comme si un jour la guillotine servait d’emblème national !
La croix m’embarrasse. Elle me semble un sujet ambigu, non seulement pour les jeunes, mais aussi pour les adultes. Il n’y a qu’à voir comment certains chrétiens s’en délectent et chantent les louanges de l’instrument de supplice. Est-ce qu’on ne penche pas vers une sorte de masochisme ? Imagine-t-on le Jésus des évangiles en faire l’éloge ?
Dans notre théologie, la mort de Jésus est un thème incontournable. Alors, quand il s’agit de parler de la croix, avant d’embarquer mon auditoire dans des considérations théologiques, au demeurant fort pertinentes, je me sens systématiquement obligé de donner quelques pistes, quelques images pour éviter une interprétation qui fait la part belle à la souffrance et à la mort. Je présente ainsi une croix peinte d’Amérique du Sud illustrée par des scènes de la vie quotidienne ; une croix qui invite à la vie et non à la mort. Ou bien je présente une image du magnifique Christ que l’on trouve à Berlin dans la Gedächtniskirche. Celui-ci, dans un halo bleuté, compatit avec douceur à la souffrance des humains, il pleure sur leur inaptitude au bonheur de la vie. Il ne m’apparaît ni comme martyr, ni comme culpabilisateur, ni comme croisé.
Alors je ne voudrais pas que mon auditoire en reste là. La croix n’est pas simple à comprendre. Et, de mon point de vue, faire le lien avec le témoignage de Jésus n’est pas évident. Jésus n’a pas manifesté de tendance masochiste. Son témoignage allait dans le sens de la vie et non pas de la mort. Peut-on dire aussi facilement qu’il voulait aller à la croix ? Et surtout que comprendre ? Que devient-on si l’on n’a d’autre horizon qu’une croix ?
Bien des siècles se sont écoulés depuis Paul et sa fameuse théologie de la croix. Les chrétiens ont souscrit à cette compréhension et, petit à petit, l’histoire y a ajouté sa part d’interprétation. Dans les premiers siècles (sanglants) de la jeune Église, le signe de la croix avait certainement du sens. Mais nous avons aussi réussi à faire de ce signe de l’abandon total, du don de soi, le signe de la conquête et de la suprématie. Il y a eu les croisés qui ont donné de la croix une image conquérante et agressive. L’Inquisition qui aurait bien pu, en son temps, condamner à la crucifixion, plutôt qu’au bûcher… Aujourd’hui les enfants transforment aisément une épée de bois en croix et réciproquement. Et pour signifier la mort en pays chrétien, il faut une croix.
À mon sens et selon bien des réflexions entendues ici et là, la croix représente davantage quelque chose d’agressif que de paisible. Agressif vis-à-vis de soi-même (un éloge de celui qui souffre) et agressif vis-à-vis des autres (un éloge du croisé). On s’éloigne ainsi de la vie et du témoignage de Jésus.
J’en reviens aux images suggérées par mes conseillers. Dans la liste des mots associés au message de Jésus se glisse un « poisson » inattendu. On ne peut pas dire qu’il fasse partie, à l’instar du serpent ou de la colombe, du bestiaire biblique. Il est vrai qu’il y a déjà des années que le signe du poisson est revenu à la mode dans ces communautés qui prenaient leurs distances vis-à-vis des Églises établies. Mais dans ce cas, le poisson, qui a toujours été une image du christianisme, n’était pas choisi pour remplacer la croix. Au contraire, c’est dans ces mêmes communautés que l’on trouvait en général un grand attachement à la croix et au sang qui en découle. Il me semble que cet intérêt pour le poisson relevait plutôt d’une sorte de jeu de piste, comme signe de ralliement des initiés et renvoyait à l’image d’une foi martyrisée, obligée de se cacher pour survivre. J’objectai alors qu’en ce qui nous concerne, la situation avait bien changé et que ce poisson aurait pu être le signe de quelque chose de plus positif.
Alors pourquoi pas un poisson pour évoquer le message de Jésus ? Voilà une symbolique plus accessible, en particulier pour nous qui n’avons qu’une idée très vague de ce que représentait le supplice de la croix. Le poisson évoque l’histoire de Jonas, il peut renvoyer à la pêche miraculeuse (Jn 21,5 s.), au partage des pains et des poissons (Jn 6,9 s.), et même au repas de la cène. Le signe du poisson m’est plus accessible que le bois de la croix. Lors des premiers balbutiements du christianisme, il renvoyait, par acronyme (ICHTUS), au kérygme, c’est-à-dire au coeur de la foi chrétienne : « Jésus Christ, fils du Dieu sauveur ». L’essentiel en quelques mots positifs. Point de référence aux sanglants sacrifices, juste la perspective d’un Dieu qui sauve, parce qu’il aime par-delà tout.
N’est-on pas au coeur de la foi ? Il me semble que le symbole du poisson servirait mieux le message de l’Évangile. Il parle de nourriture, donc de vie. Comme le pain de la cène, il parle de notre quotidien, un ordinaire qui a traversé les siècles à la différence de la croix qui ne sert plus, en général, que de bijou. Étrange non ? Le signe du poisson peut être vu de façon positive, ce que ne propose pas l’image d’une croix, encore moins d’un crucifix.
« Partage, pain, colombe, rassemblement, lumière… » : peut-être faudra-t-il renoncer à trouver UN signe et considérer que le témoignage de Jésus se poursuit sous différents aspects. La lumière est un thème très riche et très accessible. Quelque chose qui illumine, qui irradie, qui invite à s’en approcher pour y voir plus clair et se trouver réconforté. Les histoires d’aveugles guéris de leur cécité sont parlantes. Mais il y a un piège dans lequel on tombe aisément. Puisque c’est nous aussi qui sommes la lumière du monde (Mt 5,14), on peut être tenté de confondre l’objet du témoignage, en nous prenant nous-mêmes pour la source de la lumière. Aujourd’hui le symbole d’un projecteur aurait été plus approprié. Le rôle d’un projecteur est d’éclairer autre chose que lui-même. On ne regarde un projecteur que lorsqu’il ne fonctionne pas.
Je voudrais proposer un autre signe à la fois tangible et invisible. Celui du levain dans la pâte ou du sel dans le plat (Mt 5,13). Le levain, ou le sel, me parlent de discrétion et d’efficacité, de bonheur partagé, de bienêtre. Il suffit pour s’en convaincre de voir la différence entre un kougelhopf qui a bien monté et un autre… Je risque, là encore, une histoire de nourriture pour évoquer un témoignage sublime. Mais vous l’avez compris, ce n’est pas une histoire de nourriture pour les besoins du corps. Je parle ici du tout petit plus qui change tout. Et cela me semble une belle illustration du message de l’Évangile. Cette discrétion efficace me convient pour vivre ma foi. Elle me renvoie plus précisément à la place qui doit être la mienne.
Je voudrais enfin souligner un parallèle entre l’aspect définitif de l’engagement de la foi, son aspect radical illustré par la croix, que l’on retrouve aussi dans ce levain ou ce sel qui disparaît, mêlé à la pâte ou aux aliments, mais, ce faisant, leur donne du goût.
Pour faire un don, suivez ce lien