On ne parle pas le français de la même manière à Paris, Lomé, Québec, Bruxelles ou Marseille. On ne parle pas le français de la même manière aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Nous avons la chance d’avoir une langue vivante, donc évolutive. Mais parfois, quitte à passer pour un rétrograde (ce que je tente par tous les moyens de ne jamais être !), certaines évolutions me font bondir. Je n’évoque pas ici la catastrophe orthographique et structurelle du français SMS. Mais, plus profondément, je crains que, parfois, les mots ne deviennent que des enveloppes vides, des « cymbales qui retentissent ». Certains de ces mots sont invoqués ici et là, dans chaque discours comme des traceurs indispensables de modernité. C’est le cas notamment des mots « solidarité » et « citoyen ». Il suffit qu’il y ait un problème quelque part dans le monde pour que l’on soit « solidaire » : des tibétains, des ouvriers de la métallurgie lorraine, et d’à peu près toute la planète. Le problème est que cette « solidarité » est vide de sens car elle n’est aujourd’hui qu’un vague sentiment, et en aucun cas une action… Alors, pour se « sentir » solidaire, on va manifester au Trocadéro ou on fait un concert… Mais, entre temps, les tibétains, les ouvriers et tous les souffrants continuent de souffrir. On est loin de l’agapè chrétien. J’attends, avec une impatience ironique, une nouvelle traduction de 1 Corinthiens 13 : « La solidarité est patiente, la solidarité est bonne, elle n’a pas de passion jalouse ; la solidarité ne se vante pas, elle ne se gonfle pas d’orgueil, […] La solidarité ne succombe jamais. […] Or maintenant trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la solidarité ; mais c’est la solidarité qui est la plus grande. » Nous étions déjà passé, dans nos traductions, de la « charité » à « l’amour ».
À force de diluer la solidarité dans un discours de mollesse, on en oublie la puissance de transformation de l’agapè que nous devrions vivre. Pire, nous oublions les réelles actions de solidarité qui sont menées ici et là par des associations courageuses. Et parfois même, on dit de quelqu’un qui a évoqué dans son discours le mot de « solidarité » à toutes ses phrases qu’il a eu un « discours courageux ». Je me suis toujours demandé ce qu’était un discours « courageux », en dehors de celui de Martin Luther King qui le paya d’une balle dans la tête !
Et si l’on rapporte cette nouvelle « solidarité » à l’individu, il faut, dans le pathos contemporain, que nous ayons des démarches « citoyennes ». Même les rayons de supermarché ont saisi cette mode en proposant des produits « citoyens ». J’ai vu des pâtes citoyennes !
Ne gâchons pas la force de la solidarité ou de la citoyenneté en les transformant en simples ponctuations de nos discours. Si nous redonnons aux mots leur poids, alors ces mots nous feront peut-être agir, au-delà de nos simples sentiments.
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