On peut comprendre les réactions irrationnelles que suscite dans notre pays la mise en scène par son auteur de Golgota Picnic. Car le talent de Rodrigo Garcia est considérable. Il excelle à faire passer des vessies pour des lanternes, à déguiser la régression en transgression et à pourfendre, en nous culpabilisant, une société frappée d’idiotie qu’il manipule à son profit. Il joue de l’interdit comme d’autres soutiennent le PSG, tout en gueule et en boissons. Il dénonce, vitupère, anathématise sur un ton caractériel qui n’est pas exempt de quelques trouvailles stylistiques. On sent tout de suite que l’avoir pour voisin de palier crée des tensions dans la copropriété. Pas de chance pour Jésus, qui passait par là, dont on n’est pas très sûr que Rodrigo Garcia sache quoi en dire (d’une manière générale d’ailleurs, l’auteur ne dit rien mais admoneste, engueule, vitupère et agonit) et l’emmène donc casser la croûte sur le calvaire, histoire de vérifier si l’évangile tient la route. Rodrigo Garcia ne perdant pas une occasion de rappeler qu’il est un intime de Schopenhauer, on se sent forcé de se dire que tout cela risque de ne pas être uniquement nigaud. C’est peut-être ce qu’il y a de plus inspiré et par extension de plus démoniaque dans ce spectacle : on doit s’y livrer à une déclinaison litigieuse du pari de Pascal : gageons, mes frères, qu’on ne nous prend pas pour des imbéciles. Honnêtement, ce n’est pas gagné. Et cela malgré l’implication physique, et même organique, des interprètes dont on espère qu’ils sont munis d’une bonne ordonnance remboursée par la production. Au final, on est beaucoup plus inquiet pour eux que pour le Christ. Et surpris que les manifestants qui réclament l’interdiction du spectacle ne comptent pas plus de colopathes et d’ulcéreux que d’intégristes.
Mais on ne peut plus comprendre les réactions irrationnelles que suscite dans notre pays la mise en scène par son auteur de Golgota Picnic quand, succinctement, chacun à partir de son goût et de ses intérêts, se souvient des fabliaux du Moyen Age, de Rabelais, du Tartuffe, de Casanova et de Sade, de Renan ou de Zola, de Dostoïevski et de Bataille, du Living Théâtre, d’Arrabal ou de Genet, de Pasolini et de Morissey, de Dario Fo, de Gotlib ou de Tronchet. Quelle amnésie saugrenue frappe donc ainsi qui fait oublier que la littérature, les arts plastiques et ceux du spectacle n’ont jamais cessé d’offusquer la bienséance, d’énerver les bigots, d’outrager les prudes, d’élever des châteaux de sable pour interroger la mort de Dieu, la fin des religions ? Et qu’en cela, ils ne sont guère que les modestes émules de la science, de la philosophie et d’un lot considérable de théologiens séculairement assez mal vus en Cour de Rome. Faut-il que le Théâtre du Rond-Point, après le siège violent de celui de la Ville le mois dernier, pour le profondément troublant Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci, soit l’objet de menaces, protégé comme un bunker par 800 policiers, parce qu’on ose y présenter quelques saynètes un peu gore d’un hypothétique rebelle mal remis du catéchisme ibère ? Ce qu’indiscutablement le metteur en scène aura réussi, c’est à nous prouver qu’aujourd’hui pas plus qu’hier nous ne sommes encore capables de nous constituer en ces consciences averties dont Victor Hugo pensait qu’elles étaient enfantées par le théâtre. Theatron, en grec, signifie le lieu d’où l’on regarde. Pour Eschyle, il s’agit d’observer la cité en train de s’accomplir. A son corps défendant, Rodrigo Garcia la révèle, bien plus qu’il ne l’aurait sans doute imaginé, en train de se défaire.
Thierry Jopeck
Golgota Picnic, de Rodrigo Garcia, mise en scène de l’auteur, Théâtre du Rond-point, jusqu’au 17 décembre. www.theatredurondpoint.fr
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