La Réforme a-t-elle eu une influence sur la couleur des vêtements, des maisons, des temples ? Certains imaginent que le protestantisme a préféré l’austérité du noir et blanc. Bernard Reymond montre qu’il n’en est rien !
La Réforme aurait-elle été « chromoclaste » ? Aurait-elle condamné l’usage des couleurs tout comme elle s’en est prise aux images sacrées ? C’est ce que donne à entendre Michel Pastoureau dans Noir, histoire d’une couleur (Paris, Seuil, 2008) – un ouvrage riche en informations et en réflexions de premier ordre. Mais dans un chapitre intitulé « La guerre faite aux couleurs », il n’hésite pas à parler de « chromoclasme protestant », tout en précisant que cet aspect-là de la Réforme « attend encore ses historiens » (p. 202).
Pastoureau n’entend pas se substituer à eux et se contente d’esquisser quelques perspectives qui restent à explorer. Son hypothèse majeure en la matière – le chromoclasme – a-t-elle toutefois des chances de se vérifier ? Pour l’étayer, il avance quelques allusions réprobatrices de réformateurs à la couleur rouge et des sermons dans lesquels Calvin s’en prenait aux vêtements trop colorés. C’est peu, d’autant que Calvin en voulait moins à la couleur comme telle qu’au luxe dont elle était la manifestation.
Pastoureau a indubitablement raison sur un point : avec son recours intensif à l’imprimerie, la Réforme a largement contribué à l’avènement d’un nouvel univers esthétique en noir et blanc. Pour le reste, je ne vois pas aussi nettement que lui de chasse aux couleurs, seulement une option forte pour la sobriété en toutes choses, donc aussi un refus des vêtements qui, trop ouvertement dispendieux, sont une offense aux petites gens.
C’était le cas des habits coupés dans des étoffes à la teinture particulièrement onéreuse : le bleu (voir Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Seuil, 2000), le rouge (voir Amy Butler GREENFIELD, L’extraordinaire saga du rouge, Paris, Autrement, 2008) et le noir, difficile à obtenir quand on le voulait somptueux, ce qui en a fait la couleur préférée des grands de ce monde, par exemple des adversaires de la Réforme que furent Charles Quint ou Philippe II d’Espagne (voir Pastoureau, Noir, pp. 100 ss.).
À l’appui de son hypothèse, Pastoureau cite les tableaux représentant des intérieurs de temples hollandais. Il aurait aussi pu invoquer le croquis qu’un voyageur danois de passage fit du temple de Charenton en 1648 : les fidèles y sont revêtus de capes foncées. Mais ce n’est pas le cas sur un document plus ancien : le tableau du « temple de Lyon nommé Paradis » (vers 1567), actuellement au Musée de la Réformation à Genève ; c’est à ma connaissance la seule image colorée que nous possédions de l’intérieur d’un temple réformé du XVIe siècle ; or près de la moitié des fidèles y portent des habits de couleur. Au centre du tableau, il est vrai, des mariés sont vêtus de noir, mais d’une noirceur somptueuse et dont le luxe aurait pu s’attirer les reproches des prédicateurs les plus sourcilleux sur ce chapitre.
Voilà qui affaiblit sensiblement l’hypothèse de Pastoureau. Même remarque à propos du tableau de François Dubois (peint vers 1584) représentant la Saint-Barthélemy (1572) : certains des huguenots qui s’y font massacrer sont revêtus d’habits sombres, d’autres non. Pastoureau signale évidemment que les portraits des réformateurs les représentent tous vêtus de noir, mais c’était à l’époque la tenue habituelle desgradués universitaires, encore que, dans l’image de la cène figurant sur le retable de l’église paroissiale de Wittenberg, certains des compagnons de Luther portent des vêtements de couleurs claires. L’iconographie de la Réforme ne fut donc pas aussi uniformément terne et sombre que Pastoureau est porté à le penser.
Peut-on en revanche parler comme lui d’ « expulsion de la couleur hors des temples » (p. 124) ? Il concède que certains luthériens du XVIe siècle se sont montrés « moins chromophobes » que d’autres. C’est trop peu dire. Des enquêtes récentes ont montré que, loin de saccager les églises dont il avait désormais l’usage, le luthéranisme s’est souvent distingué par sa capacité de préserver les édifices hérités du passé. Quant aux églises qu’il a réaménagées aux XVIe et XVIIe siècles, beaucoup sont riches en couleurs, comme celle, exemplaire, de Leubnitz dans la banlieue de Dresde.
Mais Pastoureau s’en prend surtout aux réformés quand il parle « des vitraux, partout massivement détruits » (p. 125). C’est trop vite dit. À titre d’exemple, la collégiale de Berne a conservé la majeure partie de ses vitraux médiévaux, et ceux de l’église SaintÉtienne de Mulhouse sont restés quasiment intacts. Or ce ne sont pas des cas isolés. Du moment que les vitraux ne représentaient pas des personnages devant lesquels on priait, les réformés n’avaient aucune raison de les supprimer, de même qu’ils n’ont pas masqué les panneaux représentant des épisodes bibliques au plafond de l’église de Zillis, dans les Grisons.
Parfois, en revanche, les vitraux étaient tellement sombres ou crasseux que le seul moyen de bénéficier de la lumière du jour était de les supprimer. C’est ce qu’on fit à la collégiale de Zurich dont on dut également en badigeonner de blanc les parois noircies par la suie des cierges, ce qui permit à Zwingli de remarquer que ce temple était désormais au moins « clair et propre ». La conservation des bâtiments historiques n’était de toutemanière pas d’actualité et c’est un fait avéré que, dans les siècles suivants, le catholicisme a détruit nettement plus de vitraux médiévaux que ne l’a fait le protestantisme.
Venons-en à quelques temples exemplaires édifiés pendant la période protestante. À l’extérieur, le plus ancien temple d’Écosse, à Burntisland (1595) est austère, mais son intérieur fait place à plusieurs éléments de couleurs vives. Le plafond du temple d’Oron (1678), dans le canton de Vaud, est un ciel bleu constellé d’étoiles, avec le soleil et la lune au-dessus de la table de communion. Celui du temple de Trachselwald (1685), dans le canton de Berne, comporte une peinture figurative de couleur en trompe-l’oeil. Dans le val Bregaglia, seule région italophone protestante depuis le XVIe siècle, les chaires des temples sont vivement colorées. En ville de Berne, le temple du Saint-Esprit (1729), construit sur le modèle de celui de Charenton (très clair à l’intérieur), est riche en éléments architecturaux de couleur, en particulier le plafond. Les temples édifiés par les huguenots réfugiés en Hesse possèdent des éléments très colorés, par exemple celui de Karlsdorf, avec une porte et son encadrement vigoureusement bariolés. Les temples réformés de Hongrie et de Transylvanie font eux aussi souvent place à de la couleur, tandis que la chapelle expressément réformée du château de Charlottenburg (1708), à Berlin, étonne les visiteurs par la richesse et la polychromie de sa décoration.
Pastoureau a évidemment raison d’opposer les clairs-obscurs du protestant Rembrandt aux colorations du catholique Rubens. Mais il devrait aussi être attentif à l’usage que d’autres artistes protestants ont fait des couleurs, par exemple le céramiste et émailleur Bernard Palissy (1510-1589), ou Tobias Stimmer (1539-1584), à qui l’on doit la décoration de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, mais aussi la façade entièrement peinte de la célèbre maison du chevalier (Haus zum Ritter) à Schaff house. De telles façades peintes de couleurs vives étaient fréquentes dans les villes protestantes le long du Rhin, sans oublier les personnages hauts en couleurs figurant sur les colonnes des fontaines de très nombreuses villes suisses alémaniques. Cela dit, il est vrai que l’esprit puritain a largement contribué à répandre l’habitude de vêtements sombres. Mais jamais la Réforme n’a été aussi « chromophobe » et « chromoclaste » que Michel Pastoureau se plaît à l’affirmer. C’est lui faire mauvaise réputation sous l’angle de sa visibilité.
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