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Le chrétien, un homme révolté

Face à l’injustice du monde et au chaos qui y règne souvent, face aux fausses valeurs qui y dominent parfois, face aux dangers qui menacent l’humanité, le chrétien peut-il se contenter de prêcher l’amour du prochain ?
Au-delà de ses bonnes intentions, comment le chrétien doit-il concevoir son engagement concret dans la cité ?
Cet engagement dépend beaucoup de l’image de Jésus de Nazareth que nous portons en nous.

Les illusions perdues de la Théologie de la Libération

Certains ont parlé de Jésus comme d’un révolutionnaire.

Une théologie chrétienne, la Théologie de la Libération, a même été construite sur cette idée que les chrétiens, pour être au côté des pauvres, devaient s’allier ou au moins soutenir les forces révolutionnaires.
Il faut dire que dans les pays latino américains où elle est apparue, le choix pour les chrétiens était assez tranché comme la situation politique de ces pays où s’affrontaient des dictatures militaires et des forces révolutionnaires marxistes, sous influence cubaine.
L’Eglise officielle, par peur du communisme, soutenait souvent le régime ou se taisait devant les atteintes évidentes aux droits de l’homme voire l’usage de la torture.
Ce positionnement heurtait beaucoup de chrétiens de base qui, vu la situation politique locale, ne voyaient pas d’autres possibilités, pour être aux côtés des plus faibles, que de soutenir les forces révolutionnaires, elles mêmes à la recherche de soutiens.

En Amérique latine, certains sont même allés jusqu’à considérer le héros révolutionnaire, Che Guevara comme un Christ rouge, une sorte de réincarnation de Jésus de Nazareth. Il faut dire que sa recherche d’un homme nouveau né de la révolution, son idéalisme révolutionnaire et son refus des compromissions pouvaient faire illusion dans le contexte des années soixante. Sa fin tragique et la mise en scène de sa mort ont contribué à en faire un mythe quasi christique.

Mais cette alliance chrétiens/marxistes a bien souvent tourné à la désillusion quand certaines forces révolutionnaires parvenues au pouvoir sont devenues elles-mêmes oppressives.
Les chrétiens d’Amérique Latine se sont alors retrouvés devant une alternative aux deux choix insatisfaisants.

Cette théologie a été par la suite condamnée, en particulier, sous le pontificat de Jean-Paul II.

Si cette théologie a montré ses limites voire ses contradictions avec certains aspects du message évangélique, faut-il pour autant accepter une vision du christianisme se limitant à la sphère privée et confortant l’ordre établi, qui a longtemps été celle des Églises chrétiennes.
Face à l’injustice de notre monde, si le chrétien ne peut être un révolutionnaire sans trahir le message évangélique et s’il ne peut se contenter d’accepter ce monde tel qu’il est sans se renier, que doit-il faire ?

Existe-t-il, en complément de l’étude des Écritures et de leur interprétation, une morale laïque compatible avec le message évangélique et susceptible de guider le chrétien dans son engagement dans le monde ?
 

L’Homme Révolté d’Albert Camus, une figure christique

Même si Albert Camus se considérait comme athée, la lecture de son essai majeur, L’Homme Révolté, peut être très utile sur ce point.

C’est finalement assez peu surprenant si on étudie Camus de près, comme l’a fait le Professeur Laurent Gagnebin, entre autres dans son livre Albert Camus dans sa lumière.
On s’aperçoit alors que ce qu’il rejette dans le christianisme c’est la croyance en l’au-delà et le fait de sacrifier la vie présente à la perspective d’un royaume de Dieu situé dans un avenir lointain.
Il refuse aussi la glorification du sacrifice de la victime innocente par la mise en avant de la croix.
De la même manière, Camus rejette le nihilisme et toutes les philosophies qui ont remplacé Dieu par l’Histoire et qui sacrifient l’homme d’aujourd’hui à l’idéal révolutionnaire.

Pour Camus, l’homme révolté, au sens étymologique, fait volte-face.
C’est « un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ».
C’est donc un homme qui dit non parce qu’il défend une certaine idée du monde et de l’homme qui lui paraît niée dans le monde tel qu’il est. Une frontière a été franchie qui le pousse à agir.
Ce faisant il passe d’une logique individuelle de simple défense de ses intérêts propres à une logique collective qui le dépasse, c’est le fameux : « je me révolte, donc nous sommes ».

Déjà dans La Peste, les personnages sont des révoltés qui se lèvent contre la maladie. Ensemble, ils découvrent dans la solidarité du combat commun contre la maladie, des valeurs   qui les rassemblent, comme la justice et l’amour.

L’homme révolté perçoit qu’il y a dans l’homme quelque chose de commun à tous les hommes, à quoi il peut s’identifier et au nom duquel il accepte de mourir mais qui ne doit pas être asservi ou tué. Camus considère que ce bien commun qui rassemble tous les hommes est ce qu’il appelle, avec les penseurs grecs antiques et contre les philosophies dominantes de son époque, la « nature humaine » qui préexiste à toute action. Pour autant, il considère que notre être s’enrichît dans l’action.
La nature humaine tisse un lien qui se révèle dans les aspirations communes à la justice, la liberté, l’amour ou la vie. Ce lien exclut la possibilité du meurtre qui le briserait. La révolte doit être selon Camus une aspiration à la vie et une condamnation absolue du meurtre.

Toute l’œuvre de Camus aspire à une renaissance qui permette de dépasser l’absurdité d’une vie dénuée de sens et à une résurrection face à un monde marqué par le meurtre, une aube de la pensée après les ravages du nihilisme et des philosophies qui justifient tout par l’Histoire.

Pour lui, l’action qui ne se fixe aucune limite devient forcément meurtrière. Pour Camus, la démesure, c’est-à-dire toute pensée ou action qui s’absolutise est une « ivrognerie de l’âme ».
La morale de Camus est une morale de la mesure qui limite la révolte elle-même à celle des valeurs de la nature humaine. La vie du prochain fixe une limite à la liberté et la révolte ne peut se passer de l’amour. Comme le dit un des personnages du Premier Homme, ouvrage inachevé d’Albert Camus : « un homme, ça s’empêche ».

Il refuse le sacrifice de l’être humain présent au nom de l’idée qu’on s’en fait.

L’amour véritable est l’amour de l’homme alors que l’amour d’une idée est meurtrier.

Il défend une vision incarnée des idées dans le comportement de l’homme. Si on veut un monde de justice, de liberté, de solidarité, d’amour, il faut soi-même être juste, libre, solidaire et pratiquer l’amour du prochain. Pour Camus, « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ».

Une autre notion est développée dans l’œuvre de Camus, en particulier à la fin de La Peste : la tendresse. Selon Laurent Gagnebin, c’est une vertu « précieuse et rare », celle des « êtres attentifs et généreux mais aussi réceptifs et vulnérables ». C’est « un bien naturel qui repose en tout homme mais que chacun n’a pas la générosité de partager ».

On voit bien à travers ces quelques éléments de la conception camusienne de la révolte que se dessine une image d’un Jésus plus fidèle aux évangiles.
Jésus n’est ni un messie révolutionnaire qui renverserait le pouvoir de Rome à tout prix comme l’attendaient certains, ni un simple moraliste mi prêcheur mi philosophe qui ne change rien à l’état du monde, ni un maître à penser baba cool comme l’ont rêvé certains hippies à la fin des années soixante.

Jésus est plutôt un homme qui dit non au monde tel qu’il est, au nom d’une certaine vision de l’homme. Il n’hésite pas à renverser les situations établies et à mettre en cause les préjugés les plus ancrés, au nom de la justice et de l’amour. Le Royaume de Dieu est déjà là et doit s’incarner dans nos comportements quotidiens et dans le moindre de nos choix. Jésus ne défend pas des idées, il incarne les vertus indispensables à une résurrection de l’homme. Il sait faire preuve d’une forme de tendresse vis à vis de ceux qu’il rencontre et qu’il libère de leurs chaines pour leur permettre de révéler leur richesse intérieure.


La révolte, l’état naturel du chrétien

Sous cet angle, la morale proposée par Albert Camus dans L’Homme Révolté peut apporter un éclairage complémentaire utile pour le chrétien qui considère que l’essentiel dans sa foi est ce qu’elle lui inspire pour agir dans le monde en accord avec les principes évangéliques.
C’est-à-dire en ayant le souci du prochain et en particulier du plus faible, du plus oublié, du plus réprouvé, en rupture avec le fonctionnement du monde et sans craindre de menacer les fondements des pouvoirs en place.

Le chrétien est un homme qui fait volte face par rapport au monde dans lequel il vit.
C’est un homme qui sait dire non quand il considère que certaines limites ont été dépassées dans le non respect de la dignité humaine.
Dans le chaos du mode, c’est un homme qui crée une frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.
C’est un homme qui refuse la folie dans laquelle bascule un monde qui n’est plus à échelle humaine.
C’est un homme qui refuse le meurtre d’autrui provoqué par un monde déréglé et des hommes devenus fous.

Car le chrétien est un homme qui dit un grand « non » au nom d’un immense « oui ».
Ce oui auquel il croit au prix de sa propre vie c’est cette richesse commune qu’il perçoit au sein de chaque homme.
Au nom du respect sans condition d’une nature humaine qu’il considère comme naturellement bonne, il refuse de sacrifier un seul homme réel au nom d’une seule idée, fut-elle la plus belle des idées. Il refuse de sacrifier le présent à un avenir idéal.
Il refuse de rajouter de la mort dans cette vie déjà marquée par la mort physique, fin inéluctable de toute vie. Il refuse l’absurdité d’une vie qui se termine par la mort, non en imaginant une vie après la mort sur laquelle il baserait toute sa foi, mais en se battant pour rajouter de la vie à la vie.

Bien que révolté, le chrétien n’est pas violent mais homme de dialogue car, selon Camus « il n’y a pas de vie sans dialogue ». Le chrétien refuse la polémique qui « consiste à considérer l’adversaire en ennemi et à refuser de le voir ».

Le chrétien est un homme sorti du monde absurde d’un « je » fermé sur lui pour rejoindre un « nous » qui porte le sens d’une vie où le « je » trouve sa raison d’être dans son combat pour plus de liberté, plus de justice et plus d’amour.

Le chrétien est un homme qui fait preuve de tendresse, donc d’attention aux autres, de générosité, de réceptivité et de vulnérabilité.

Le chrétien aspire à participer à une renaissance du monde et à une résurrection de l’homme.

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À propos Jean-Pierre Capmeil

Docteur en géopolitique. Impliqué dans la catéchèse de l’Oratoire du Louvre entre 2014 et 2016 et à présent dans la communication du Foyer de l’Âme.

4 commentaires

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    voici un très bon article.
    Le chrétien est un homme libéré, certes;
    Libéré de ses passions, de ses préjugés, de ses idées reçues. Tout dans le message de Jésus montre que le chrétien devrait être un homme libre.
    Et surtout libre par rapport aux institutions. C’est ce qui lui a valu sa mort. Seule l’institution juive voulait sa mort. (ne confondons pas , ce ne sont pas le juifs qui ont voulu sa mort, c’est le sanhédrin).
    L’institution! ce « truc » qui défend son existence (les raisons sont parfois sulfureuses) contre l’intérêt général.
    Méfions nous des déclarations de responsables d’institution, elles peuvent être fort éloignées du message de Jésus.

  2. Jean-Pierre Capmeil

    Merci pour votre commentaire, Pierre.
    Jésus était un homme libre venu nous libérer. Toujours du côté de l’homme contre tout ce qui déshumanise la vie (loi interprétée à la lettre en oubliant l’esprit, institutions ne fonctionnant que pour maintenir leur pouvoir).
    C’était donc un homme révolté par tout ce qui déshumanise l’homme et la vie humaine.

  3. 7milea100@orange.fr'

    Jésus révolté mais protecteur et c’est bien cette dimension de protection de l’autre qui fait trop souvent défaut.
    Le chrétien non seulement dénonce l’abus et la manipulation humaine…mais il propose une éthique de vie qui peut permettre d’entrevoir et discerner une autre approche relationnelle sociétale .
    Il est une trompette qui monte la garde pour avertir et agir, afin de démontrer la pertinence de la valeur humaine, « qui sauve une vie sauve le monde  » dégagée des emprises de destruction et de mort, en s’interposant entre le bien et le mal pour faire séparation ….et sauver ce pourquoi l’humain fut créé.

  4. Jean-Pierre Capmeil

    Jésus est l’homme de l’au-delà, non pas de la vie après la mort, mais de l’au-delà des règles, de l’au-delà des frontières artificielles que certains posent pour nous séparer. Il est celui qui nous poussent au-delà de nous mêmes. Il a, bien avant Camus, pratiquer le : « Je me révolte, donc nous sommes ».

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