Gilles Le Gall
L’on a fait de la prière le centre de la vie spirituelle : ne voit-on pas Jésus en prière, n’a-t-il pas composé un Notre-Père ? Mais cette prière, que vaut-elle si l’on ne fait que l’ânonner ?
Notre père, qui est aux cieux :
Le Père auquel on s’adresse, c’est un Père qui est aux cieux. Autant dire de ce Père qu’il est absent de ce monde : quoique tu vives, l’ange de Dieu ne viendra pas à ton secours, ne fendra pas les eaux pour te livrer passage, ne fera pas jaillir de l’eau ou ne te donnera du pain dans le désert , n’ouvrira pas les portes des ergastules , etc….
Que ton nom soit sanctifié
Veux-tu prier ? Ne t’adresse pas à Dieu comme le font les enfants qui, dans le danger, implorent leur père – ou leur mère –
Le Dieu dont tu attends qu’il te donne le pain, qu’il te donne la gloire ou l’immortalité ; ce Dieu tel que tu te l’imagines, ce n’est pas Dieu , c’est le « père du mensonge » .
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel
Le règne ou le royaume de Dieu sur cette terre ? La tentation est grande, une fois encore, de mettre ce royaume en relation avec nos rêves, le rêve d’un monde où tous nous jouirions de l’abondance , un monde d’où toute violence serait bannie . Dans ce rêve s’alimentent toutes les utopies, et, par conséquent, de nouvelles fatalités pour les hommes .
Mieux vaut sur ce point la sagesse stoïcienne : s’agissant des choses telles qu’elles arrivent, ne te lamente pas, n’accuse personne, ni les Dieux, ni le monde, ni les autres, mais consens à la nécessité : c’est là ton rôle, ce qui dépend de toi. Ton enfant t’insulte, fait ce que bon lui semble, se détruit ? Cela ne dépend pas de toi ; ce qui dépend de toi, c’est de jouer le rôle que le metteur en scène t’a confié, et de le jouer à la perfection : que faire si ce n’est de jouer et de continuer à jouer son rôle de père ? Le père de la parabole agit-il autrement ?
Donne nous aujourd’hui notre pain substantiel
Comprendre la prière de Jésus de Nazareth ? Il n’y a qu’une seule voie pour entrer dans le royaume, et cette voie, c’est celle de l’amour, d’un amour pur. Voilà pourquoi il est question de pain « surnaturel » et non pas de pain quotidien. Le pain surnaturel, « substantiel », le « pain de vie », c’est celui que l’on secrète dans le silence de celui qui médite, à partir de l’inconcevable, de l’irrémédiable (quand celui ou celle que l’on a aimé d’un amour pur nous a été enlevé), quand, du sein même de cette traversée des enfers, se découvre la certitude que cet amour ne périra pas . C’est de ce cheminement, de cette certitude dont on se nourrit.
Pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé
Ne nous soumets pas à la tentation (« « fais que nous ne soyons pas introduits dans l’épreuve», comme enfermés dans une maison, ou dans une cellule » )
Mais délivre nous du mal
Quelle différence, je le demande, entre la sagesse stoïcienne et le sens de cette prière : que peut bien signifier le pardon des péchés, si ce n’est travailler sur soi-même, pour se libérer de ce qui nous a fait du mal ? Comment, sinon, ne deviendrions-nous pas, dans ce monde, une plante étouffée , un talent stérile , une ombre ?
Aimer son prochain, enseignait-il… Mais aimer son prochain parce que Dieu l’exige, ce n’est pas aimer, c’est obéir. Il est donc impossible d’enseigner cet amour comme un commandement. Aimer, ce n’est pas vouloir obéir, c’est s’être livré, ne pas renoncer, tenir sa place : devant l’enfant qui se fourvoie, que faire d’autre ?
Ton enfant, ton bébé, la chair de sa chair te serait-il enlevé ? Et tu sombrerais dans la tristesse, le désespoir, la révolte ? Non, si ton amour était un amour pur, tu ne gâcheras pas ta vie, tu ne gâcheras pas la vie de tes proches, comme tu n’as pas voulu que sa vie soit gâchée : tu ne tomberas pas dans la passion, tu ne cèderas pas à la tentation, seule façon d’honorer le Père : tes pères répugnaient à donner à leur Dieu, un nom ?
Ne sais-tu pas, pour l’avoir vécu, ce que c’est qu’être père ? Tu le sais désormais, tu le connais, Son nom.
Epilogue :
Pour comprendre cette prière, comprendre pourquoi Dieu est appelé Père, il faudrait donc partir de la fin, bousculer l’ordre des « demandes », ou plutôt cesser de les psalmodier comme si l’homme n’était qu’un enfant qui s’adressait à son père comme à un tout-puissant, une sorte de « monarque oriental pour ne pas dire tyrannique qui est environné de puissance, de règne, de gloire, de respect et de crainte. ».
Au Père qui est aux cieux, par conséquent, il n’y a rien à demander : sur cette terre, il n’y a qu’une seule voie, celle de l’amour, de l’amour de son prochain, d’un amour pur. Vienne la tempête, celui ou celle que tu aimais disparaît-il, vient aussi le jugement : ou tu tombes, ou, comme en un accouchement-arrachement, tu l’appelles encore : « Adam, où es-tu ? »… Longtemps après, pour ne pas s’être dérobé à la souffrance, tu affirmeras que sur cet amour, le temps n’a pas de prise : rien ne pourra te l’enlever.
Que contient cette prière ?
La capacité d’affirmer que tout ne disparaîtra pas, et ce, non pas par pensée , mais pour avoir aimé, d’un amour pur.
Si cette lecture, cette compréhension sont de quelque consistance, s’il n’y a de « salut » pour l’homme que dans et par l’amour qu’il a vécu, les conséquences sont redoutables :
Là où l’on parle de foi, il faut lui substituer l’expérience.
Là où l’on parle de Dieu comme d’un être qui serait extérieur aux hommes, c’est de rien dont on parle ; la seule façon de le concevoir justement relève là encore de l’expérience, pour avoir vécu d’un amour pur, pour n’avoir pas été détruit par la douleur de la perte.
Ces conditions sont sans doute exceptionnelles ; elles sont, je crois, à l’origine des Evangiles.
Heureux les cœurs purs, dit-on dans les Béatitudes…
Heureux ceux qui auront aimé d’un amour pur, qui ne chercheront pas à recouvrir leur souffrance en l’imputant à la volonté de quelque Dieu, en cherchant à la justifier ou à se consoler. Heureux ceux qui souffriront sans être submergé par la haine et le désir de vengeance,
… car ils verront Dieu .
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