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Remise d’un doctorat de théologie à James Cone par le professeur Raphaël Picon

Remise du doctorat honoris causa au Professeur James H. Cone.
Faculté de théologie protestante de Paris. Vendredi 28 mai.
Texte de la laudatio présentée par le doyen, Raphaël Picon

Nous sommes très heureux et très honorés de remettre aujourd’hui un doctorat honoris causa au professeur James Cone.

Ce doctorat honore un travail théologique qui compte parmi les plus singuliers, les plus influents et les plus vibrants du 20ème siècle. Du premier livre, Black Theology and Black Power en 1969, au dernier à ce jour, Risks of Faith en 1999, James Cone a écrit un chapitre majeur de la théologie contemporaine : celui de la black theology. Une théologie de la libération pour initialement les noirs des Etats-Unis d’Amérique, la théologie d’un christianisme de la lutte contre l’oppression et pour l’affranchissement des servitudes ; une théologie de la colère qui dénonce racisme et injustice sociale, et surtout leur caution religieuse par le « Dieu de la majorité blanche », celui de l’immobilisme social et de l’esprit colonial. Cette théologie de la colère est aussi une théologie de l’espérance qui, loin d’être une aliénation de plus, une dérive dans l’irréel, est l’expression d’une confiance renouvelée en la capacité d’action et en la transformation sociale. La black theology est née d’une expérience de racisme. Celle que subit James Cone, né en 1938 dans l’Arkansas, et qu’il décrit ainsi dans la préface de Risks of Faith : « J’ai été dans des écoles séparées, ai bu l’eau des fontaines réservées pour les noirs, vu des films depuis les seules places des balcons, et quand c’était seulement absolument nécessaire, salué les blancs depuis les portes de derrières de leur maison ».

La black theology est aussi née du blues et du Gospel, d’un monde tiraillé entre le samedi soir et le dimanche matin, entre la « musique du diable » et « les douces mélodies de Jésus », deux mondes respectueux l’un de l’autre, essayant chacun de surmonter les soucis du quotidien. De cette tension sortira un livre The Spirituals and the Blues en 1972. La black theology est aussi née d’une insatisfaction à l’endroit de l’anti-intellectualisme des Eglises noires qui, au nom de leur Jésus ami, compagnon et sauveur, « le lys des champs et l’étoile brillante du matin », refuse toute réflexion et distance critique. La black theology est aussi née de la rencontre décisive pour James Cone de Martin Luther King et de Malcolm X. Il combinera ces « deux voix pour la libération » en voyant en Martin Luther King celui qui permet de garder la théologie chrétienne, en Malcolm X celui qui permet de rendre la théologie noire. De cette rencontre paraîtra un livre Martin and Malcolm and America, A Dream or a Nightmare (1992), livre traduit par Malcolm X et Martin Luther King, édité chez Labor et Fides en 1993 et réédité en 2002. La black theology est enfin née d’un retour aux sources de l’Evangile, retour évoqué dès la première ligne du Black Theology of Liberation de 1970 : « Toute théologie chrétienne est une théologie de la libération ».

Ce doctorat honore un travail théologique qui a contribué à changer l’Amérique. La Black theology a redonné aux africains-américains la possibilité d’être chrétiens, c’est-à-dire d’être ressaisit par un Evangile enfin parlant pour se ressaisir contre l’injustice et pour la libération. Cette théologie leur a montré que Dieu n’est pas un « Dieu daltonien », que le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu qui prend partie. Ce Dieu qui s’est toujours révélé à travers des actes de libération, s’incarne en Jésus-Christ comme un Dieu noir, comme « le Dieu des opprimés » ; God of the Opressed, le livre de 1975 connaîtra un succès considérable. Sa charge critique sera terrible contre le Christ de la majorité blanche des Eglises racistes d’Amérique, ce Christ antéchrist, rouage et légitimation religieuse de l’oppression. La pensée de James Cone a, dès les années 60, donné une ossature théologique aux mouvements des droits civiques ; elle a, dans les années 70, nourrit le discours des grands mouvements de lutte et de revendication sociales, elle a animé et continue d’animer la prédication des Eglises noires et des Eglises solidaires. La théologie de James Cone, à travers ses 11 livres, ses 150 articles, et l’influence considérable qui a été la sienne auprès des pasteurs et des fidèles, a redonné une dignité théologique a des millions de chrétiens. On a pu lire, ici ou là dans la presse, que la théologie de James Cone avait influencée certains discours de Barack Obama.

Ce doctorat honore un travail théologique qui a changé la théologie systématique. Contrairement à ce que l’on croit parfois, la black theology n’est pas une théologie pour quelques-uns et en l’occurrence pour les seuls noirs. James Cone s’exprime longuement et à plusieurs reprises sur ce point. Cette théologie est l’expression de l’expérience particulière faite par des noirs, mais ne saurait s’en trouver limitée. La black theology redéfinit l’ensemble de la théologie comme « l’étude rationnelle de l’être de Dieu dans le monde, à la lumière de la situation existentielle d’une communauté oppressée, reliant les forces de libération à l’essence même de l’Evangile qu’est Jésus-Christ » (A Black Theology of Liberation) . La black theology ré-interroge l’ensemble des catégories de la dogmatique, ce à quoi James Cone s’applique, dès son deuxième livre, en 1970, avec A Black Theology of Liberation, qui présente un dialogue serré et sans concession avec les théologiens Karl Barth et Paul Tillich. Mais si la black theology a changé la théologie, c’est surtout parce qu’on ne peut plus faire de la théologie de la même manière quand on a lu James Cone. Celui-ci sort la théologie d’une approche exclusivement patrimoniale pour la confronter aux questions du jour. James Cone marque la fin de l’innocence théologique. Il montre que la théologie n’est jamais pure théologie, que les catégories utilisées ne sont jamais neutres, que les systèmes de convictions ne sont pas sans effets et sans incidences sociales. Dire Dieu, c’est toujours aussi dire le monde qui va avec.

Ce doctorat honore un travail théologique qui est une magnifique prédication. La théologie n’est pas seulement ici au service d’une prédication, elle n’en est pas uniquement la grammaire générative ou l’instance critique. Elle est, en elle-même, prédication, à travers son aptitude à dire l’Evangile, c’est-à-dire à faire entendre la puissance de créativité et de libération qui l’anime et, se faisant, à sauver, à redonner du sens, et à travers sa capacité à mobiliser et à redonner à chacun la possibilité de se croire capable. La théologie de Cone est une théologie de la colère et de la passion qui rappelle le tranchant de la prophétie biblique toujours critique et aimante, bouleversante par sa capacité à obliger à la conversion.

Ce doctorat honore un travail théologique qui reste à faire. James Cone est largement honoré et primé. C’est le douzième doctorat honoris causa qu’il reçoit. Ces honneurs ne sauraient pour autant sanctifier une pensée pour finalement la neutraliser et s’en débarrasser. James Cone n’est pas la voix des années 70 et des années 80. La black theology est toujours à faire car, si Dieu est noir, ce Dieu nous appelle encore et toujours sur le terrain des injustices sociales. Il appelle les théologiens à sortir du confort de leur bibliothèque, il appelle les pasteurs à sortir de la chaleur de leur sacristie, il appelle les chrétiens à sortir des habitudes et des conformismes des prêts à pensés ; il nous conduit au monde pour y déchiffrer l’action transformatrice et libératrice de Dieu et pour servir cette justice de Dieu que le Christ incarne. Celle de la libération contre l’oppression.

Raphaël Picon

Texte en Anglais

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