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L’enfant perdu, par Jean-Pierre Sternberger

“Mais qu’est-ce que tu fais encore ? On va partir les derniers ! ”
“Je termine juste. Je bloque la fenêtre et j’arrive”.
D’un coup de maillet, Joseph coince une planche de bois derrière le volet. Impossible de l’ouvrir de l’extérieur. Après un dernier coup d’œil sur la maison, il se dirige vers la porte grande ouverte, sort, referme la porte et fait tourner la lourde clef dans la serrure. Ainsi fermée, et sous la surveillance des voisins, la maison ne sera visitée par des voleurs pendant le pèlerinage. On peut partir tranquille. De toute manière, pour ce qu’il y a de précieux dans cette maison …
“On peut y aller. En route.”
Ainsi part la famille de Joseph avec Marie, Jésus le fils aîné et les cinq petits. Chaque année c’est une véritable expédition. Mais c’est aussi une vraie fête. Marie ouvre la marche. Elle porte son dernier sur le dos et mène par la bride l’âne qui porte deux enfants et une partie des bagages. Suivent deux autres enfants impatients de monter à leur tour sur l’âne. Joseph et Jésus ferment la marche avec le reste des bagages et la nourriture. Ensemble, ils rejoignent les autres pèlerins de Nazareth puis ceux des villages avoisinants. On retrouve des amis, des parents un peu perdus de vue depuis la dernière Pâque. On ne va pas très vite mais on avance bien. On parle, on chante, on rit beaucoup en marchant. Le pèlerinage, c’est déjà la fête.

Chaque année, la famille monte à Jérusalem. Tout le monde ne le fait pas. Les agriculteurs notamment ont plus de mal à quitter leurs terres et leurs bêtes. Joseph, en tant qu’artisan a plus de facilités. A Jérusalem, ils ont de la famille. La cousine de Marie, Élisabeth est décédée, il y a deux ans, mais il reste encore quelques oncles et des neveux qui les accueillent volontiers. On vit modestement. On dort par terre ou sur les terrasses. La chaleur de l’accueil compense amplement la simplicité du séjour. C’est vrai que dans le sud, ils savent recevoir. Comme chaque année Jésus accompagne Joseph au temple et cette année il reste un peu plus longtemps que d’habitude pour observer, écouter, questionner même. Il a douze ans. C’est encore un enfant mais un enfant éveillé et avide de connaissances. Il sait se débrouiller et ses parents lui font confiance. Il faut dire qu’entre les visites à rendre à la famille de Judée et les soins à donner aux petits, le couple a beaucoup à faire.

Mais la fête ne dure pas toujours. Il faut bientôt repartir. “Au revoir les parents !” “Mais qu’est-ce que tu fais Joseph, on va encore être les derniers !”. Joseph embrasse tout le monde, charge les derniers bagages sur son dos et prend la route. Jésus doit être devant. Joseph rejoint les autres. Ce fut une belle fête de Pâque.
A midi, on mange avec les cousins de Tibériade. Jésus a dû se faire inviter une fois de plus à moins qu’il ne soit avec ses copains. Il aurait pu donner signe de vie !
Après la sieste, les petits ont du mal à repartir. Il faut promettre des dattes pour motiver les troupes et une ou deux chansons pour donner le rythme. Toujours pas de nouvelle de Jésus.
Le soir, à la halte, Joseph se met sérieusement à la recherche Jésus. Pendant que Marie fait manger les enfants, il file vers le nord et, de groupe en groupe, arrive jusqu’à la tête du cortège : pas de trace de Jésus. Inquiet, il retrouve Marie.
-“Qu’est-ce qu’on fait ?”
Pendant une partie de la nuit, il parcourt le chemin dans l’autre sens, interrogeant les retardataires. Vers minuit, comme tout le monde dort et qu’on ne voit plus rien, il se couche près de Marie, priant tout seul dans le noir.
Au matin, nouvelle discussion. Pas question de laisser Marie continuer toute seule avec l’âne et les gamins. On retourne tous à Jérusalem. Les petits, surtout ceux qui marchent, sont furieux. Toute cette route pour rien ! Marie est inquiète mais elle n’en dit rien. Elle tente de les calmer et leur fait chanter tout le répertoire des psaumes …
A Jérusalem, on retourne chez les neveux surpris. On leur explique. On leur confie les petits.
En ville, Joseph et Marie interrogent les marchands, les soldats, les lévites, les prêtres. C’est justement un prêtre qui les met sur la piste. “Un garçon de 12 ans avec un accent galiléen ?”. Oui, il en croisé un. “Où çà ? Au temple pardi. Et si ça se trouve, il doit y être encore”.

Le temple, c’est vite dit : le temple. C’est grand le temple. Non seulement c’est grand, mais il y en a du monde dans les parvis du temple. Si beaucoup de pèlerins sont partis, restent les vendeurs et les changeurs avec leurs bêtes et leurs comptoirs, des ouvriers aussi puisque le temple est sans cesse en construction, et tous les prêtres et encore tous les sages et les savants qui discutent entre eux pendant des heures, lisant les textes sacrés et argumentant entre eux.
”Tu prends à gauche, du côté des femmes et des enfants, je vais voir à droite, sur la parvis des hommes” dit Joseph “Et si on ne le trouve pas là, on ira voir sur le parvis des Nations, au milieu des marchands”.
Finalement, ils le trouvent : sagement assis comme un disciple qui pose des questions aux maîtres de la loi. C’est sans doute le plus jeunes de tous les assistants.
Ils sont soulagés et en même temps totalement surpris, interloqués de le voir ainsi au milieu des maîtres de la loi, assis comme l’un d’eux, les interrogeant et étant interrogé par eux, questionnant et discutant et répondant, avec son accent de Galilée, aux questions qui lui sont posées. Il apprend d’eux et eux apprennent de lui. Ils discutent d’égal à égal au point que les maître ne se rendent plus compte qu’ils parlent à un enfant.
-“Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse !”
Ils se sont tous tournés vers Marie qui vient de prononcer ces mots. Comment cette femme peut-elle interrompre la discussion ?
-“Pourquoi me cherchiez-vous ?” répond Jésus, ”Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois dans les affaire de mon père ?”
Joseph reste muet. Il sait qu’il n’est pas ce père-là dont parle Jésus et que ses affaires à lui, Joseph, ne sont pas les affaires dont Jésus va désormais s’occuper. Il comprend que, même s’il est encore et pour quelques mois un enfant, Jésus prononce ses premiers mots d’homme, d’un homme appelé à accomplir un devoir. “Il faut que je sois …” a-t-il dit. “Il me faut vous quitter pour être avec d’autres qui me feront grandir autrement, qui m’entendront et me parleront, qui me chercheront et me trouveront eux aussi. Certains me haïront. D’autres m’aimeront d’une autre manière que votre manière de m’aimer. Ils me conduiront sur d’autre chemins. Je les conduirai sur d’autres chemins. Il faut que je sois dans les choses de mon père”.

Ils repartent, les parents s’excusant. Ils repartent en silence. Marie et Joseph n’osent l’interroger. Par contre, chez les neveux, le petits bombardent Jésus de questions : « T’étais où ? T’as dormi où ? Avec qui t’as mangé ? T’as mangé quoi ? Pourquoi t’es pas venu avec nous ? » Jésus les embrasse. Il répond à toutes leurs questions. Il demande pardon à ses frères et sœurs, à ses parents aussi. Puis tous ensemble, ils chantent les psaumes du soir et la famille se retrouve pour dormir, les uns contre les autres sous une seule et même grande couverture.

Le lendemain, ils reprennent la route. Deux enfants marchent devant. Marie porte son dernier-né. Elle tient par la bride l’âne que chevauchent deux enfants. Joseph et Jésus ferment la marche. Ils ont repris les discussions qu’ils avaient eu à l’aller. Jésus raconte et écoute. Joseph écoute différemment, attentif aux propos de l’homme qui parle avec une voix d’enfant.

Jean-Pierre Sternberger
d’après Luc 2,40-52

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