Cela pose une question : « Se faire tout à tous », est-ce que c’est faire de la démagogie, est-ce que c’est une manière de faire une publicité sournoise pour embarquer les personnes dans notre idéologie malgré elles ? De tels compromis ne cadreraient vraiment pas avec la personnalité de l’apôtre Paul. « Je me suis fait tout à tous » est au contraire un projet ambitieux et généreux, au service de chaque personne, pour la libérer et non pas l’embrigader.
« Je me suis fait tout à tous », il y a une révolution dans cette attitude que nous propose l’apôtre Paul, un virage à 180° par rapport à ce qui se fait souvent. Cette révolution est un peu comme celle de Copernic, vous savez, quand ce savant, seul contre tous a maintenu que non, le soleil ne tournait pas autour de la terre, que l’univers ne tournait pas autour de notre nombril, mais que la terre tournait autour de soleil !
Selon le sens commun, un apôtre comme n’importe quel idéologue, comme n’importe quel chef de parti politique ou comme n’importe quel bon commercial devrait dire : rejoignez-nous, car nous avons plus raison que les autres, notre produit est meilleur, je vais vous révéler la Vérité avec un grand V, celle de Dieu lui-même, attention, n’allez surtout pas chez le concurrent, il est dans l’erreur, il est méchant, il est dangereux… Selon le sens commun, un apôtre devrait dire : ne vous posez pas de questions sur ce que l’on vous dit de croire, faites ce qu’on vous dit de faire, pratiquez les rites et tout ira bien. Bref : rejoignez notre groupe et ne vous en écartez pas.
Par rapport à ce sens commun, Paul propose une révolution copernicienne. Il nous dit qu’un apôtre fait l’inverse, il sort, il va vers les personnes de l’extérieur et c’est lui qui s’adapte à elles, et il le fait non pour les ramener à l’intérieur mais pour les libérer. Paul se fait tout à tous, il se fait comme juif avec les juifs, il se fait religieux avec les pratiquants et libéral avec les libéraux, il se montre faible, il se reconnaît faible parmi les faibles plutôt que de faire le fort, celui qui détient la vérité et qui va nous l’apprendre, celui qui serait infaillible.
Paul se fait tout à tous. Ce n’est pas du clientélisme mais une façon de rejoindre l’autre là où il est, en se faisant son serviteur. Parce que Dieu le premier, en Christ, est venu nous rejoindre là où nous sommes et s’est fait notre serviteur.
Plutôt que d’inviter l’autre à devenir comme nous, l’apôtre Paul nous propose d’aller vers l’autre, de s’en approcher, d’essayer de le comprendre et de l’aider, non de le dominer et le juger.
Certaines personnes sont comme sous la Loi, très attachées à ce que les choses soient faites dans les règles et dans les temps, avec ces personnes, nous dit Paul, je suis comme sous la règle, pour les accompagner même si au fond, ces règles sont bien secondaires face à ce jaillissement de vie qu’est l’Évangile. Certaines personnes aiment la variété et la créativité, ont un côté un peu artiste ou bohème ou bien s’aventurent dans une passion pour le bouddhisme et la culture papoue, si on aime quelqu’un, nous l’accepterons comme il est, nous l’accompagnerons dans cette façon d’être même si, nous dit Paul, avec le Christ nous ne sommes dans la liberté mais pas dans le n’importe quoi.
Certaines personnes ont un tempérament pessimiste, nous pouvons faire l’effort de reconnaître avec elles le côté tragique de l’aventure humaine en ce monde, même si dans l’Évangile du Christ il y a une espérance qui transcende toutes ces choses. Telle personne a un tempérament optimiste nous pouvons l’accompagner dans cette joie. certaines personnes ont besoin que l’on prenne du temps pour elles, nous prendrons du temps. D’autres ont besoin simplement d’un geste, nous en ferons deux.
Certaines personnes ont un tempérament mystique, nous prieront avec elles, certaines personnes ont soif de couper les cheveux des anges en 4, nous ferons de la théologie et de la philosophie avec elles, d’autres ont soif de solidarités humaines nous feront du social avec elles…
Certains sont souffrants, même si cela les rend tristes, même si cela les rend méchants, sans jugement, nous aurons compassion.
Nous nous ferons tout à tous, nous dit Paul. Nous rejoindrons l’autre là où il est, nous nous ferons son serviteur et non son maître. Bien entendu, cette acceptation de l’autre n’est pas de la compromission. D’abord il ne s’agit quand même pas d’être voleur avec le voleur et pédophile avec le pédophile. Il est question d’aller vers tous et de le rejoindre dans sa culture, son rythme et sa façon d’être, ses besoins et ses souffrances, il s’agit de l’accompagner, c’est Dieu que l’on suit, pas l’homme. Et puis dire l’Évangile n’est pas seulement dire à l’autre que Dieu nous accepte et nous aime tel que nous sommes aujourd’hui, mais c’est aussi lui dire que Dieu nous appelle à aller de l’avant, qu’il nous appelle et nous aide à sortir de nos enfermements d’aujourd’hui, que Dieu se fait notre serviteur pour nous aider à le faire.
« Se faire tout à tous pour les libérer » plutôt que de chercher à modeler les personnes à notre image, cette révolution est un des éléments fondamentaux de l’Évangile, et c’est la caractéristique de l’Église chrétienne, normalement.
« Évangile », c’est un mot grec « eu-aggelion » qui signifie « Bonne Nouvelle », mais si ce mot n’est en général pas traduit dans la Bible, c’est que ce mot grec désigne plus que les bonnes paroles que Jésus de Nazareth a prononcées, l’Évangile se décline effectivement sous forme de paroles vraies, intelligentes, sages et fortes. Mais l’Évangile c’est plus que cela, c’est avant tout une vie, l’Évangile c’est le Christ, comme le dit Paul ici, c’est se décentrer de soi-même pour aller vers l’autre, le faire par plaisir, gratuitement, par intérêt pour l’autre, dans l’espérance qu’il sera gagné, qu’il sera sauvé. Il faut s’entendre sur ces termes. Gagner une personne au sens de l’Évangile ce n’est pas pouvoir la compter comme membre et qu’elle cotise chez nous (ce qui est pourtant une bonne chose). Mais gagner une personne, c’est la gagner à cette façon d’être belle et vraie qu’est l’Évangile, cette que la personne soit sauvée de son enfermement sur elle-même, et qu’elle se sente alors, comme Paul ici, envoyée (en grec, on dit apôtre). Quelle se sente l’envie et la force d’évoluer, qu’elle puisse déjà se mettre en route librement, selon sa personnalité. Sauver une personne ce n’est pas l’enchaîner dans une communauté étroite, ce n’est pas l’obliger à adopter mes convictions, ni adopter mon rythme, mes pratiques.
D’ailleurs c’est le sens même du mot « Église », ekklesia en grec, vient de ex (hors de) et kaleo (appeler), ekklesia signifie littéralement « être appelé hors de (chez-soi) », mis en chemin, comme Abraham, le nomade. La notion d’Église dans le Nouveau Testament vient de la notion hébraïque de Quahalla qui a le même sens d’appel, un appel à sortir de chez soi pour aller là où Dieu nous envoie.
Fondamentalement, l’Église n’est donc pas au sens propre un rassemblement, c’est au contraire un appel à sortir, c’est un envoi en mission. Et le sens même du culte n’est pas d’apprendre ce que l’on doit absolument penser pour être dans la Vérité, mais plutôt de faire résonner cet appel et ce goût d’évoluer, de penser par soi-même, sous le souffle de l’Esprit de Dieu. Le sens même du culte est de se sentir appelé à sortir. Et nous avons de la chance que l’Oratoire soit un lieu baroque qui ne ressemble pas à notre intérieur, un lieu qui nous dépayse, et c’est pourquoi vous n’êtes pas obligé d’être d’accord avec la prédication du pasteur, elle n’est pas faite pour ça mais pour faire résonner un appel à sortir qui vient de Dieu. Elle est faite aussi pour proclamer la bonne nouvelle d’un Dieu sur lequel chacun peut compter pour l’aider à sortir de ses propres sentiers battus, la Bonne Nouvelle de Dieu qui nous donne le courage de nous décentrer un peu pour aller vers de nouvelles façons de penser, pour aller de nouvelles personnes non pour les saisir mais pour les servir.
Le rôle de l’Église est ainsi d’aider chacun à se sentir envoyé. Mais l’Église n’est pas la communauté de ceux qui se sentent envoyés. La référence c’est le point de vue de Dieu. L’Église c’est l’ensemble des personnes que Dieu appelle à sortir. C’est pourquoi nous sommes envoyés vers chacun.
L’Église fait des apôtres. Dans un sens, elle scie toujours un peu la branche sur laquelle elle est assise. Une secte, par contre, fait des prosélytes. Littéralement, un prosélyte c’est une personne qui vient de l’extérieur et qui s’installe à l’intérieur. Une secte cherche à faire entrer des gens dans la communauté pour qu’ils servent la communauté. Pour faire entrer les gens, le monde extérieur est présenté comme terrible et entièrement négatif, et l’intérieur est alors présenté alors comme le lieu de la vie, l’enseignement est baptisé du nom de Vérité, et de clé du salut éternel… Et ainsi, les gens restent bien à l’intérieur de la communauté et du dedans on crie pour que d’autres entrent à leur tour. Les opinions personnelles sont alors suspectes, c’est du relativisme ; se faire « tout à tous » est alors de la compromission… Jésus a sans cesse été critiqué pour cela : il fréquente les gens de mauvaise vie, il ne respecte pas les commandements, il blasphème par ses idées nouvelles, quel horrible libéral ! Il ose même critiquer ceux qui font des prosélytes (Mat. 23 :15)… Lui, il appelle des personnes mais pour les libérer, il les nomme apôtres, il leur donne la force et l’envie de sortir, de penser par elles-mêmes, de risquer des rencontres. Ils prennent un temps de resourcement auprès de lui, puis ils repartent.
Heureusement, qu’il y a des gens qui servent l’église, et vous êtes nombreux ici, à servir de bien des façons en donnant du temps, donnant votre participation, donnant de l’argent, allant vers les autres, cuisant des gâteaux… Mais c’est librement, de bon gré, et l’on peut s’engager au service des autres ailleurs et autrement.
Comme le dit l’apôtre Paul dans cette lettre, participer à l’annonce de l’Évangile est une gourmandise, c’est une joie de se faire « tout à tous » dans l’espérance qu’une ou deux personnes puissent recevoir l’Évangile du Christ et en vivre.
Il y a déjà une joie et un enrichissement à découvrir ainsi la façon d’être d’une personne et de l’accompagner. Les sectes ont tort. Les gens sont ce qu’ils sont mais en général, franchement, les gens sont formidablement touchants. Essayer, comme on peut, après les avoir ainsi un peu découverts et aimés telles qu’ils sont à leur dire l’appel et la promesse que Dieu adresse à chacun en Christ, c’est comme un cadeau que l’on offre. Comment le transmettre ? Il y a là, peut-être, une difficulté : nous avons reçu quelque chose d’extraordinaire par la présence de Dieu en Christ, et cela peut nous donner envie d’être devant l’autre un je-connais-mieux-que-toi-le-sens-de-ta-vie-et-je-vais-te-l’apprendre ! C’est vrai que nous désirons lui apporter quelque chose. Mais ce que nous offrons n’est pas une leçon, ni de théologie, ni de morale, mais une promesse et un appel de Dieu, ce que nous offrons c’est une liberté de penser autrement que nous. Et donc l’autre sent qu’il peut ne pas donner suite, qu’il n’y a pas de chantage. C’est agréable et facile pour l’un comme pour l’autre.
« Se faire tout à tous », c’est ainsi un projet ambitieux et généreux, celui d’offrir tout l’Évangile à tous, tout l’Évangile à toute personne, sans discrimination. Chacun a le droit de se voir offrir tout l’Évangile, et pas seulement un petit bout d’Évangile simplifié ou limité à une petite morale bien raisonnable. Toute personne est digne d’être apôtre, carrément, digne de réfléchir sur ce qu’elle croit, de prier à sa façon, de voir avec Dieu comment avancer et vers qui aller.
Et chemin faisant, comme le dit Paul à la fin de ce passage, il sent qu’il est engendré dans la communion de l’Évangile, dans ce décentrement de soi. Dans cette participation à l’appel de Dieu avec et pour ses frères et sœurs, l’homme naît et grandit à une humanité nouvelle, solidaire et reliée à Dieu.
Amen.
Prédication de Marc Pernot, pasteur à l’Oratoire du Louvre, le dimanche 27 mars 2011
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