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Numéro 219
Mai 2008
( sommaire )

Dialoguer

Laurent Gagnebin a écrit plusieurs livres sur des écrivains modernes : Gide, Camus, Sartre, et Beauvoir. Il précise ici ce qu’il admire dans l’écriture et dans la pensée de celle qui est pour lui sa « dernière référence culturelle ».

Simone de Beauvoir,
une philosophie de la liberté,
une morale de la volonté

Vous avez publié – en… mai 1968 ! –, un Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence *. Qu’est-ce qui vous a conduit à elle, dont on fête cette année le centième anniversaire de la naissance ?

Reproduction de la couverture de la 1re édition du livre de L. Gagnebin, Simon de Beauvoir ou le refus de l’indifférence, Paris, Éditions Fischbacher, 1968. Simone de Beauvoir, photographiée par Gisèle Freund. D.R.J’avais entamé un dialogue avec l’athéisme contemporain via la littérature. À 22 ans, j’ai publié un livre sur Gide (André Gide nous interroge, 1961), puis bientôt sur Camus (Albert Camus dans sa lumière, 1963). Je me disais : il faut maintenant poursuivre ce chemin avec Sartre ! En lisant les mémoires de Simone de Beauvoir, pour mieux le connaître, j’ai découvert avec elle une œuvre, un style et une pensée originale, qui m’ont plu et enthousiasmé d’emblée.

Cette rencontre fut à la fois celle d’un philosophe et d’un écrivain. Simone de Beauvoir (contrairement à Sartre) n’a écrit qu’une pièce de théâtre : Les bouches inutiles (1945). On ne doit pas occulter l’intérêt et la portée de son entreprise philosophique : Pyrrhus et Cinéas (1944), Pour une morale de l’ambiguïté (1947), L’existentialisme et la sagesse des nations (1948). Ce sont là des ouvrages importants. Simone de Beauvoir a été reçue deuxième à l’agrégation de philosophie, derrière Sartre, dont on oublie, comme par hasard, de dire qu’il a échoué la première fois où il s’y est présenté.

Y a-t-il un lien entre les romans de Simone de Beauvoir et sa philosophie ?

C’est Sartre qui l’a conduite à écrire des romans où sa personne à elle soit véritablement présente. Pour autant, nous ne devons pas lire ses romans comme étant à thèse ou autobiographiques ou à clef, même si sa pensée et des situations se retrouvent dans ses personnages.

Oui, écrire un roman peut être une manière de mettre sa philosophie à la portée de tous : Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une vulgarisation ; mais on exprime sa pensée à travers des existences. On peut faire un parallèle avec Augustin – à bien des égards, le premier grand existentialiste chrétien –, qui a proposé une théologie et une philosophie en racontant et interprétant sa vie dans Les confessions.

Simone de Beauvoir a écrit une œuvre très originale et très forte par rapport à celle de Sartre. Trois réalités dominent son œuvre et non celle de Sartre : la nature, la mort et la femme (la condition féminine).

Qu’apporte l’athéisme de Simone de Beauvoir au christianisme ?

Heinz Zahrnt (théologien allemand 1915-2003, NDLR) a écrit, dans Aux prises avec Dieu (1966), qu’après Nietzsche « une théologie honnête ne sera plus possible à l’avenir qu’en tête à tête avec l’athéisme ». J’en suis convaincu. Camus, Gide, Beauvoir et Sartre, par exemple, étaient « aux prises avec Dieu ». Je regrette que l’œcuménisme et le dialogue interreligieux fassent oublier aujourd’hui ce dialogue décisif avec l’athéisme.

L’athéisme contemporain a purifié la religion, il l’a évangélisée, en quelque sorte. Comment critiquer la religion sans lui ? Nous en avons encore besoin pour dénoncer, si présente dans le renouveau religieux actuel, une grave aliénation religieuse. L’athéisme du début du XXe siècle n’était pas l’indifférence, ni une grossière agressivité anticléricale (tel aujourd’hui Michel Onfray dans son Traité d’athéologie, 2005). La question de Dieu était autant la nôtre que la leur. On ne nous reproche pas là d’être chrétiens, mais de ne l’être pas vraiment.

Je partage ainsi la dénonciation de l’aliénation religieuse, celle d’une religion qui tend à rejeter l’histoire, le présent, les relations sociales, à refuser le monde, Les nourritures terrestres, et cela au profit de l’Au-delà et d’un spirituel exclusif. Simone de Beauvoir savait que le christianisme peut être très différent de celui qu’elle a connu dans son enfance et dans lequel, d’ailleurs, nombre de chrétiens ne se reconnaissent pas.

La vie a-t-elle un sens pour Simone de Beauvoir ?

Pour Simone de Beauvoir, le monde et notre vie sont plus ambigus qu’à proprement parler absurdes (Pour une morale de l’ambiguïté) ; il n’ont pas de sens à priori, mais je peux leur en donner un. La condition mortelle permet de surmonter l’indifférence. Ainsi le personnage de Fosca dans Tous les hommes sont mortels (1946) conduit à considérer que notre finitude donne un prix à chaque seconde. On peut trouver dans les mémoires de Simone de Beauvoir un défi lancé au temps qui passe et à sa peur de la mort, un intense amour de la vie, traduit par sa passion des voyages, par des descriptions ardentes et inoubliables de la nature et des paysages.

Donner un sens à sa vie, c’est d’abord être ce que l’on devient : je dois assumer ce que je pense, ce que je suis et ce que je fais. L’existentialisme invite à la fois à une libération, en ce qu’il permet un exercice d’inventaire par rapport à un héritage, et à une responsabilité et un engagement. L’existentialisme trouve dans l’autre, dans l’avenir, dans nos projets, le fondement presque nécessaire de notre vie. Ce fondement n’est donc pas derrière nous, mais bien devant nous. Telle le veut inévitablement notre liberté. Chez Simone de Beauvoir, la philosophie de la liberté a pour correspondant immédiat une morale de la volonté ; la liberté est coûteuse et les hommes préfèrent généralement la fuir, se réfugier dans des sécurités trompeuses. Le chrétien doit, lui aussi, donner un sens à sa vie. Ce sens ne lui est pas donné tout fait, à l’avance, dans une sorte de prédestination désespérante.

Le féminisme de Simone de Beauvoir s’est-il aussi confronté à la religion ?

En publiant Le deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir a été surprise par le scandale suscité par ce livre. C’est en l’écrivant qu’elle a découvert la condition féminine et est devenue ainsi féministe… Elle s’est réjouie de recevoir de nombreux témoignages de femmes très différentes, et non de seules intellectuelles. Cet ouvrage magistral a eu une audience internationale et est devenu (il le reste, par conséquent) une « référence obligée du féminisme mondial », comme on l’a très justement écrit.

Le féminisme était en quelque sorte consubstantiel à Simone de Beauvoir ; sa vie en elle-même est une apologie de ce qu’elle défend. Elle était une femme libre et responsable, une intellectuelle reçue à l’agrégation de philosophie en un temps où les femmes à ce niveau se comptaient sur les doigts d’une main. Elle ne s’est pas mariée et n’a pas eu d’enfants ; pour elle, la maternité l’aurait détournée de son œuvre, cette entreprise de sa vie à laquelle elle a consacré son existence, préférant survivre par elle que par une descendance. Ce fut un choix délibéré. Pourquoi pas ?

Je suis en accord avec les thèses de Simone de Beauvoir sur la condition féminine. Les femmes doivent pouvoir contrôler, elles aussi, les moyens de production (le travail) et de reproduction (les moyens anticonceptionnels) et, plus fondamentalement, annihiler la soumission imposée par l’homme ; ce que Simone de Beauvoir a si bien décrit et analysé. Si elle a écrit que l’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient, elle pensait de même que l’on ne naît pas mâle, mais qu’on le devient. Simone de Beauvoir a écrit plus d’une fois que le christianisme de son enfance lui avait appris qu’elle était autant aimée de Dieu qu’un garçon. Cela l’avait marquée. Mais Paul, qu’elle décrie, n’est-il pas celui qui a affirmé qu’il n’y a plus « ni homme ni femme… » (Ga 3, 28) ? Quant à Jésus, il a eu une attitude révolutionnaire à l’égard des femmes. Simone de Beauvoir ne l’a pas perçu.

À sa mort, j’ai écrit un court texte dans Réforme intitulé « Ma dernière référence culturelle ». Je n’ai en effet plus jamais retrouvé pour ma vie et ma pensée une telle présence quotidienne. J’aimais savoir qu’elle était là et me trouver alors en accord avec ses réactions et ses combats. Aucun autre auteur, à part Nicolas Berdiaeff (1874-1948) que je n’ai pas pu connaître, ne m’a autant apporté par sa présence et son œuvre.

Simone de Beauvoir restera une référence incontournable et traversera le temps, plus que Sartre, à mon avis. Parce qu’elle a, comme pionnière du féminisme, marqué non seulement la littérature, mais l’histoire et nos sociétés. feuille

Laurent Gagnebin
Propos recueillis par Olivier Guivarch

* Ce livre, aujourd’hui épuisé, était préfacé par Simone de Beauvoir écrivant à l’auteur « On me lira mieux, vous ayant lu ». Il sera réédité en 2009 par Van Dieren Éditeur, en un unique volume avec les ouvrages sur Gide, Camus, et Sartre. Une souscription sera alors ouverte dans É & L.

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