Je minspire ici
de lapproche médiologique, cette discipline qui observe
comment une culture, un héritage (mémoire, valeurs, savoirs,
significations) se transmet et traverse les époques.
Cette approche nous met en garde contre un schéma
simpliste, celui dun émetteur qui transmettrait linformation
à un récepteur ; lidée selon laquelle la
transmission dune culture, dune religion, ne serait quun
problème de communication et dactualisation dune
information originelle.
Or, transmettre, ce nest pas dabord communiquer
quelque chose qui serait antérieur ou reproduire ce qui serait
à lorigine. Transmettre nest pas actualiser et reproduire,
cest produire et inventer. Pourquoi ? Parce que le médium,
le moyen de transport, transforme le message initial. La médiologie
nous amène à renoncer à lillusion idéaliste
des messages fondateurs de notre culture que lon pourrait simplement
colporter à travers les âges.
Comme le dit Régis Debray dans Dieu un itinéraire
: « Rien ici-bas ne se transmet de soi, par autopropulsion sans
frais ni dommage. Les mathématiques se transportent par lécole
et des professeurs qualifiés ; la musique par des conservatoires
et des interprètes, la peinture par des musées et des
critiques dart, Dieu par des livres, par des témoins, des
communautés. Rien ne traverse les siècles sans un nécessaire
de voyage. »
Spontanément, on pourrait avoir lidée
que le christianisme est le développement continu dun message
contenu dès son origine. Or, en y regardant de plus près,
on découvre que ce nest pas Jésus qui a créé
le christianisme : ce sont les mouvements chrétiens qui linventèrent,
du moins ceux qui arrivèrent à simposer.
La genèse du christianisme, comme dailleurs
la figure du Christ, sont liées à trois moments principaux,
un pour chaque siècle :
Le milieu judéo-chrétien du ier siècle
a construit la figure du Messie (Christ). Le milieu hellénistique
les juifs hellénisés dAntioche et dAlexandrie
a fait de ce Jésus-Christ un maître de philosophie
rivalisant avec les autres « écoles » grecques ;
le christianisme devient alors une doctrine de vérité,
une philosophie révélée. Jésus y est certes
encore évoqué comme Messie, mais il est surtout pensé
comme Logos (parole, principe, raison). La figure sémitique du
Messie est subvertie par des catégories conceptuelles empruntées
à la philosophie grecque. Enfin, troisième recyclage,
le milieu romain (Tertullien, iie-iiie siècle) qui fait de cette
sagesse à enseigner une véritable religion à instituer
sur le modèle juridico-politique de la cité romaine. Avec
lespace latino-romain, ce qui était devenu philosophie
chrétienne révélée deviendra religion chrétienne
(« religio Christiana »), cest-à-dire une socio-structure
globale qui se stabilise en organisation institutionnelle. Lautorité
épiscopale et le principe de succession, désormais fermement
établis, clôturent le déploiement chrétien
et commandent à la pensée comme à lindividu.
Ceux-ci sont de plus en plus au service de linstitution. Largument
dautorité régule désormais la liberté
de pensée. Avec les mots de Vincent de Lérins (vers 434
environ) : la vérité est « ce qui est cru partout,
depuis toujours et par tous ».
Ainsi, pour Jérusalem : « Ce Jésus
est bien le Christ ! » ; pour Athènes : « Ce Jésus-Christ
est bien un maître de sagesse et de vérité, pour
ne pas dire le seul et lunique ! Car le christianisme est philosophie
révélée. » et pour Rome : « Ce maître
de sagesse et de vérité est bien notre Seigneur (Dominus),
le Seigneur du monde, lEmpereur du ciel et de la terre. »
À chaque étape, il y a eu innovation, création
de matériau, production de nouvelles significations. Il ny
a donc pas que reprise et répétition de lancien,
mais surgissement de contenus nouveaux et imprévisibles.
Comme lécrit André Gorz dans Misères
du présent. Richesse du possible : « Lenjeu actuel,
cest de discerner les chances qui sommeillent dans les replis
du présent et doser rompre avec cette société
qui meurt et ne renaîtra plus. Il nous faut oser lExode.
»
Jean-François
Habermacher