Je souhaite mexprimer
sur « lautorité de lÉglise dans une
Europe multiculturelle », en référence au paragraphe
28 de lInstrumentum laboris [N.D.L.R. : « instrument de
travail » : cest le document élaboré avant
lassemblée du Synode pour en formuler lordre du jour.].
Je parle en mon nom personnel.
Au procès de ceux qui avaient conspiré
pour assassiner Hitler, en juillet 1944, le juge affirma : « Nous,
les nationaux-socialistes, et vous, les chrétiens, navons
quune chose en commun : nous revendiquons, les uns et les autres,
lintégralité de la personne. » Le christianisme
revendique le Christ de manière absolue. Mais, dans notre société,
toute affirmation absolue est perçue comme totalitaire et suspecte.
LEurope, au cours de ce siècle, a été
crucifiée par des idéologies qui avaient la prétention
de labsolu : communisme, fascisme, nazisme. Une société
multiculturelle rejette une telle prétention. Les personnes,
y compris les chrétiens, trouvent leur identité dans une
multiplicité de sources : leur vie familiale, la politique, leur
identité nationale ou ethnique, leur club de football, jusquà
leur religion. Même parmi les catholiques engagés, nombreux
sont ceux qui sont réticents devant une affirmation absolue.
Par exemple, certains catholiques accepteront lenseignement social
de lÉglise mais se crisperont face à toute intrusion
dans leur vie privée. Dautres accepteront lautorité
de lÉglise en matière de doctrine sexuelle mais
seront mal à laise lorsquelle critique le capitalisme.
Dans une société multiculturelle, chacun fait son choix
parmi ce quil trouve au supermarché des valeurs. Dans ce
contexte, comment pouvons-nous affirmer le Christ de manière
absolue ?
Une crise générale de lautorité
La crise dautorité que nous connaissons
au sein de lÉglise nest quun symptôme
dune crise dautorité plus large dans notre culture
européenne depuis lépoque des Lumières. En
simplifiant à lextrême : toute autorité extérieure
affirmant ce que lon doit croire ou faire est perçue comme
suspecte ; se soumettre à la parole dautrui signifierait
perdre sa liberté et son autonomie. De nombreux chrétiens
en Europe éprouvent cette crainte. Nous ne pouvons y répondre
en nous contentant daffirmer avec encore plus de force lautorité
de lÉglise. Les gens sy opposeraient ou lignoreraient.
Comme le disait saint Thomas dAquin, éminente autorité,
le recours à lautorité est le plus faible des arguments.
Faire appel à lintelligence
Alors, que devons-nous faire ? Il mest apparu clairement
en préparant cette intervention quil est plus facile de
poser la question que dy répondre. Cependant, lépisode
des disciples dEmmaüs [Lc 24,13-35] nous offre quelques pistes
parce quil nous montre comment une crise de lautorité
peut être surmontée.
Les disciples fuient Jérusalem. Ils ont entendu
le témoignage des femmes mais ils ne sont pas convaincus. Comme
si souvent, les hommes nont pas écouté les femmes
!
« Quelques-uns des nôtres sont allés
au tombeau et ont trouvé les choses tout comme les femmes avaient
dit ; mais lui, ils ne lont pas vu. » Les femmes proclament
leur foi, mais sans effet. Cest quelquefois ce que nous expérimentons
en Europe. Nous proclamons notre foi avec confiance, comme nous devons
le faire. Mais souvent notre témoignage ne fera pas autorité.
« Lui, nous ne lavons pas vu. »
Jésus essaye dabord de les amener à
comprendre : « Commençant par Moïse et parcourant
tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les
Écritures ce qui le concernait. » Devant leur aveuglement,
il leur explique les Écritures. Il se met aux prises avec leur
intelligence. Il essaie de donner sens à leur expérience.
Nous voyons là lautorité de la raison. Il sagit
dun premier pas : « Notre cur nétait-il
pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin
? » Nous devons nous adresser à lintelligence des
hommes et des femmes en leur montrant, dans lÉvangile,
la signification de leur expérience. Nous devons faire appel
à la raison. Mais cela ne suffira pas car, lencyclique
Fides et ratio la montré, notre société est
également marquée par une crise de confiance dans la raison.
Il faut davantage.
Partager le chemin des hommes
Jésus marche avec les disciples alors quils
senfuient. Selon Luc, quitter Jérusalem est un acte de
désespoir. De même, aujourdhui, de nombreuses personnes
au sein de lÉglise sont-elles déçues, désabusées.
Jésus ne les arrête pas, il ne leur barre pas la route.
Il marche avec eux, il accepte leur hospitalité, il entre dans
leur maison et partage leur pain. Cest ainsi que prend fin le
voyage qui les éloignait de la foi.
Pour avoir une autorité convaincante, nous devons
partager le chemin des personnes, entrer dans leurs peurs, être
touchés par leurs déceptions, leurs questions, leurs échecs
et leurs doutes. Souvent, nous parlons à des personnes : les
femmes, les pauvres et les émigrés, les divorcés,
celles qui ont eu recours à lavortement, les détenus,
ceux qui souffrent du sida, les homosexuels, les toxicomanes. Mais ce
que nous leur disons du Christ naura pas dautorité
réelle tant que, dune certaine manière, nous ne
donnerons pas dautorité à leur expérience,
en entrant dans leurs maisons, en recevant leur hospitalité,
en apprenant leur langage, en partageant leur pain, en acceptant ce
quils ont à offrir. Cest dangereux, ce sera mal compris,
on nous accusera de nous compromettre avec des gens douteux. Mais il
y a un bon précédent.
Finalement, les yeux des disciples souvrent lorsquils
le voient rompre le pain. Nos paroles auront de lautorité
si elles sont perçues comme des paroles de bienvenue pour les
étrangers, des paroles qui rassemblent pour le Royaume. Dans
une zone de guerre en Colombie, un de nos frères dominicains
a acquis une grande autorité auprès des parties en conflit.
Ils les a toutes invitées à venir à la paroisse
chaque dimanche : les terroristes, les militaires, les paramilitaires,
les gens. Ils pouvaient manger et boire, jouer au football, du moment
quils laissaient leurs armes à lextérieur.
Il avait de lautorité parce quil les rassemblait.
Le récit dEmmaüs culmine avec le retour
des disciples à Jérusalem pour proclamer ce quils
ont vu. La crise dautorité est résolue non pas par
leur soumission mais par leur proclamation. Eux-mêmes deviennent
autorité. La Parole a autorité sur nous mais, en même
temps, elle nous donne autorité.
Habiter la Parole
Nous aussi, comme les femmes, nous devons proclamer notre
foi avec confiance. Mais nous ne pouvons pas répondre à
la crise de lautorité seulement en affirmant notre foi
avec toujours plus de force, en martelant sans fin. Aux yeux de beaucoup,
une telle attitude confirmerait leurs craintes quant à la nature
de lautorité de lÉglise comme oppressante
et destructrice de leur propre liberté. Nous devons montrer que
la Parole ne se situe pas simplement au-dessus de nous. Elle est enfouie
dans notre être, plus profondément que toute autre parole
que nous pouvons prononcer, elle nous constitue, elle pénètre
dans les lieux les plus sombres du cur humain et offre à
chacun de nous une demeure. Alors, nous serons à même de
parler avec autorité de lexigence absolue du Christ et
de montrer quelle nous offre une vraie liberté.
Je vous remercie.
Timothy
Radcliffe
Texte traduit par Michel Van Aerde op, président de Domuni.org