La thèse du pape
Dans ce discours, prononcé dans un cadre universitaire, le
pape esquisse une vaste fresque historique. Les premiers siècles
de lhistoire de lÉglise sont marqués, dit-il,
par lalliance entre le message biblique (qui incarne la foi) et
la culture grecque (qui représente la raison), alliance qui va
ensuite subir, selon lui, trois grandes attaques.
La première vient de la Réforme qui veut revenir à
lenseignement biblique et écarter la philosophie. Elle
introduit, de ce fait, un divorce entre la pensée et la foi quaccentuera,
plus tard, Kant.
Au dix-neuvième siècle, le protestantisme libéral,
avec Harnack, mène un deuxième assaut en dénonçant
dans le christianisme ancien une « hellénisation »
qui dénature lÉvangile. Harnack compte sur la recherche
historique pour rétablir la vérité sur Christ et
lauthenticité de lÉvangile, que, selon le
pape, il réduit à une morale.
À notre époque, on porte un troisième coup à
lalliance entre raison et foi quand on soutient que le christianisme
en ses débuts sest « inculturé » dans
le monde grec et quil lui faut aujourdhui « sinculturer
» dans des contextes très différents, marqués
par dautres modes de pensée.
Ce divorce entre hellénisme et christianisme aboutit selon
le pape à une raison rétrécie et à un christianisme
misérable. Il plaide pour que, sans abandonner les acquis de
la modernité, on en revienne à la synthèse dautrefois.
Réactions
Ces propos du pape appellent deux observations.
1. Depuis le dix-huitième siècle, la modernité
a attaqué le catholicisme au nom de la raison, une raison dont,
à la suite de Kant, elle définit soigneusement les modalités
de fonctionnement et le champ de pertinence. Lhabileté
du pape est dattaquer la rationalité moderne en prétendant
défendre la raison ; les Lumières lauraient restreinte
au technique et à lempirique ; il sagirait de lélargir
en lui rendant toutes ses dimensions. Dans cette perspective, les doctrines
de la trinité et de lincarnation sont rationnelles, tandis
que les critiques quon leur adresse résultent dun
renoncement de lesprit humain à exercer dans toute son
ampleur ses capacités. Il y a là une curieuse manière
de présenter leffort de la rationalité pour sévaluer
elle-même.
2. La Réforme a effectivement attaqué la raison, parfois
durement (elle est la « putain du diable » écrivait
Luther) ; en fait, elle sen prend à la raison scolastique,
plus profondément à une raison pervertie, et non à
la raison en soi quelle veut, au contraire, dans plusieurs de
ses courants, restaurer. De même, au dix-neuvième siècle,
si avec Harnack et Troeltsch, le protestantisme libéral se méfie
de la métaphysique, il le fait au nom de la raison et non contre
elle. Que le pape napprouve pas le protestantisme, on ne sen
étonne guère, mais son attaque me paraît ici porter
à faux. Elle repose sur le présupposé quil
ny a de rationalité quhellénique.
Pour conclure
Je suis, comme beaucoup de protestants libéraux, partisan convaincu
dune foi raisonnée et dune raison croyante, mais,
à mes yeux, un retour « réactionnaire » à
une raison de type scolastique, qui ne serait critique ni à légard
delle-même ni à légard des doctrines
ecclésiales, représenterait une défaite et un recul
aussi bien pour la raison que pour la religion. Le pape ne souhaite
peut-être pas un tel retour, mais les propos quil a tenus
dans cette malencontreuse conférence semblent aller en ce sens.
