Numéro 201
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Photos du service documentaire
du Center for Process Studies, Claremont (Californie) |
A. N. Whitehead |
J. B. Cobb |
D. R. Griffin |
M. Suchocki |
Née au début du XXe siècle à lUniversité de Chicago, la théologie du Process est lun des plus importants systèmes théologiques du XXe siècle. Les théologiens qui se rattachent à ce courant, John Cobb, David Griffin, Marjorie Suchocki, pour ne citer queux, sont fortement inspirés des travaux du mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead (1861-1947), de lempirisme anglais, des sciences de la nature, de la physique quantique. Ils entendent proposer une compréhension générale du réel telle que Dieu et le monde puissent être pensés ensemble dans leurs interactions réciproques. Pour eux, le réel nest pas composé dentités statiques et indépendantes les unes des autres, il se caractérise par un flux constant de transformations et dinterdépendances. La réalité est dynamique, changeante, en « process » (en cours, en marche, en évolution) ; la création nest donc pas définitive et achevée mais évolutive et ouverte sur lavenir ; de même, la personne humaine, comme tout ce qui compose le réel, nest pas définie une fois pour toute et reste en constant devenir. Ce vaste réseau de dépendance et de transformation qui structure le réel appelle une manière spécifique de penser Dieu et les éléments de la foi chrétienne.
Pour les théologiens du Process, Dieu est pensé comme une force de nouveauté et de créativité qui transforme le monde, ne cesse de louvrir sur de nouvelles possibilités qui visent à le rendre plus harmonieux, moins déchiré et torturé. « Dieu, écrit Cobb, est un amoureux du monde qui attire celui-ci toujours plus loin, au-delà de ce à quoi il est parvenu, en affirmant la vie, la nouveauté, la conscience et la liberté, encore et toujours. » Dieu est ce qui permet au possible de lemporter sur limpossible, et se laisse lui-même transformer par ce qui sy produit : Dieu est aussi une possibilité du monde. Comme lécrit Whitehead dans Procès et Réalité (1929), pièce maîtresse de la philosophie du XXe siècle : « Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde, que de dire que le monde transcende Dieu. Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le monde que de dire que le monde crée Dieu. »
Dieu nest pas impassible et indifférent, il est affecté par les événements de lhistoire et de notre existence. Sa capacité à susciter une nouveauté est toujours en partie déterminée par létat du monde présent et par louverture des entités du réel aux forces persuasives de Dieu. Celui-ci ne peut en effet transformer le monde à sa guise, il rencontre des résistances, saffronte aux immobilismes et connaît des échecs. À défaut de pouvoir nous contraindre, il ne peut que nous persuader.
Cest précisément cette dépendance de Dieu à lendroit du réel qui atténue sa responsabilité devant la marche du monde. Contrairement à ce que lon croit parfois, pour les théologiens du Process, Dieu nest pas, en lui-même, identifiable à la créativité. Si tel était le cas, Dieu ne serait pas distinct du réel, il serait une sorte de fluide, dénergie créatrice qui surgirait à travers toutes choses. Si Dieu était identifié à la créativité, il serait lauteur et le responsable de tous les événements qui se produisent dans le monde, et dune créativité dont on reconnaît facilement le caractère ambigu, pouvant tout autant être source de vie, de vérité et dharmonie que de mort, de mensonge et de chaos. Si Dieu détermine ce qui est, le mal lui devient alors coextensif. Cest ainsi quil convient plus justement, pour John Cobb notamment, de penser Dieu, non comme le responsable de ce qui arrive mais de la possibilité quil arrive quelque chose. Dieu en vient alors à désigner cette force initiale de vie à partir de laquelle une nouveauté peut surgir.
Pour les théologiens du Process, Dieu est « bipolaire », absolu (comme puissance de créativité) et relatif (comme dépendant du reste de lunivers). Cette approche permet de souligner lunité de Dieu et du monde tout en les maintenant à distance. Éternel et indépendant, à travers sa capacité à faire advenir une nouveauté, Dieu nest pas pour autant absorbé dans le monde, même sil demeure toujours avec lui.
Dans ce cadre théologique, et pour John Cobb en particulier, le Christ désigne cette puissance de créativité à luvre dans le monde et dans nos vies. « À chaque fois que Dieu agit, lévénement Christ se produit », écrit Cobb. « Le Christ est présent en tant quil est lappel qui donne la vie, lappel à être plus que nous nétions, à la fois pour notre propre intérêt et dans lintérêt des autres », précise-t-il encore. Il convient toujours ici de distinguer Jésus du Christ, le premier nous renvoyant à une personne historiquement déterminée, le second à une fonction ou à un titre, celui dêtre oint, choisi, habité par Dieu. Dire « Jésus-Christ », revient à confesser sa foi en un Jésus qui est reconnu comme étant Christ. Ce qui, aux yeux dun John Cobb, rend Jésus si important pour la foi chrétienne, cest que lensemble de son existence est structuré par la présence transformatrice de Dieu. Cest la force persuasive de cette présence divine à luvre en Jésus qui explique limpact qui fut le sien auprès de son entourage et la puissance encore actuelle de la prédication chrétienne.
« Répondre à ce Dieu, écrit Cobb, signifie oublier la sécurité de ses habitudes, de ses coutumes, de ses conformismes. Cela veut dire vivre pour un avenir radicalement nouveau. » La foi, pour les théologiens du Process, nest pas une adhésion à une doctrine mais une véritable aventure qui nous inscrit dans un monde travaillé par la présence de Dieu, et dont lhistoire nest pas jouée davance. Cette foi, ouverte sur lavenir et qui se refuse au passéisme, est en constante recherche de nouvelles formulations sur Dieu. Cest ainsi que la théologie elle-même, la prédication chrétienne, se doit sans cesse de chercher de nouvelles images de Dieu pour contribuer à rendre celui-ci crédible et, chemin faisant, à permettre à chacun de souvrir davantage à sa présence créatrice. Être sauvé, dans cette perspective, consiste à être touché par cette grâce qui nous transforme et rend notre existence et le monde plus harmonieux.
Cette théologie, à la fois optimiste et réaliste, donne la part belle aux catégories du devenir, de lévénement, de la nouveauté. Son originalité audacieuse est de repenser Dieu à partir de ces mêmes catégories afin de rendre la foi toujours plus vive et bouleversante.
Manifestation de mouvements féministes contre les manequins vivants dans les vitrines dun grand magasin parisien. Photo DR. |
Cest lépithète « féministe » qui interpelle et dérange la théologie. Le mot provoque souvent une réticence voire de laversion. Il évoque lexcès, la révolte et une opposition à tout ce qui sapparente au mâle, au masculin. Or le féminisme est dabord la prise de conscience collective dune minorisation sociale des femmes et les moyens pour lutter contre leur discrimination. Les modèles de sujétion des femmes font partie des mentalités tant masculines que féminines ; ce sont des modèles sociaux, fortement intériorisés. Les hypothèses qui soutiennent la réflexion féministe se retrouvent dans la théologie féministe : il sagit notamment de deux grands courants. Le premier essentialiste ou différentialiste pense que les différences entre hommes et femmes sont irréductibles et commandent leur comportement. Les réflexions de Luce Irigaray contribuent à une prise en compte du fait sexué. Le genre humain nest pas à confondre avec le genre masculin. Il faut reconnaître réellement deux genres et accepter une révélation venant de lautre genre. Lautre tendance est dite universaliste. Elle met laccent sur ce qui est commun entre les hommes et les femmes, notamment leur nature humaine. Elle se méfie des spécifications du masculin et du féminin qui ont généralement abouti à des hiérarchisations (E. Badinter). « Tout discours qui prétend définir, connaître et sacraliser une ou des différences est vain et se fait odieux » (M.T. van Lunen Chenu).
Les représentations collectives du masculin et du féminin, véhiculées par les religions, prennent un caractère particulièrement fort, voire sacré, car ils sont en référence à Dieu, légitimés par sa volonté ou son dessein et inscrits dans les livres saints. Ils deviennent, de ce fait, intouchables et immuables. Ce quil faut être et faire se trouve inscrit dans un code dautant plus redoutable quil est affirmé « code de Dieu ». Dès le commencement, daprès une lecture de la Genèse, Dieu a voulu non seulement une différenciation sexuelle (hommes/femmes), mais une hiérarchie des sexes : lhomme étant le chef de la femme, et la femme son aide, seconde. Il y a matière à sinterroger, si ce nest à sindigner. Cest aussi pourquoi tant de théologiennes féministes ont travaillé la Bible avec leurs propres grilles dinterprétation. La Bible ayant servi à légitimer et maintenir létat de sujétion imposé aux femmes, il est normal de la remettre en cause et den réviser linterprétation. Il est nécessaire de la libérer dune vision patriarcale, androcentrique et sexiste du monde. La figure patriarcale de Dieu justifie la domination des hommes sur les femmes. Il y avait donc urgence à sinvestir dans la théologie.
Cette activité théologique sest manifestée sous une forme plurielle. Dabord la critique du passé, puis la découverte de lhistoire perdue des femmes dans la tradition chrétienne, enfin une reconstruction des catégories chrétiennes prenant en compte légalité et lexpérience des femmes .
Le courant radical
La Bible nest plus en adéquation avec les questions des femmes daujourdhui, elle nest donc même plus à ouvrir mais à oublier. La figure marquante de ce courant est Mary Daly. Sa phrase : « Si Dieu est mâle, alors lhomme est dieu » est désormais célèbre. De chrétiennes, les théologiennes radicales sont devenues postchrétiennes et prennent de la distance par rapport à la tradition judéo-chrétienne.
Les biblistes
La majorité des féministes chrétiennes estiment que lÉglise est toujours réformable. Elles optent pour une herméneutique délibérément féministe. Cest ainsi quon parle des « matriarches », Sara ou Rebecca, mises en parallèle avec les histoires des patriarches, Abraham ou Jacob. Il y a aussi ces femmes sacrifiées qui deviennent images du Christ : comme Tamar, la sur violée ou Agar, sacrifiée à lélection dIsraël. On fait resurgir lhistoire de Myriam, sur de Moïse, celle de lonction de Béthanie, dont on a passé sous silence limportance théologique ou encore la profession de foi de Marthe qui fait pendant à celle de Pierre et dont on na pas tiré les même conséquences. On recherche donc lhistoire et le rôle des femmes dans les premières communautés chrétiennes où les femmes avaient des responsabilités importantes. Par un travail de détective et une recherche historico-critique, on établit le mouvement de Jésus comme une communauté de disciples égaux, avant la repatriarcalisation du mouvement qui a suivi rapidement.
Une théologie de la libération
Les théologies féministes sont protestataires (elles déplacent les priorités), et sont solidaires des théologies de la libération. Elles sont une théologie de la libération de loppression et du sexisme. Le salut est dabord dans la justice sociale, et Dieu a besoin que les croyants et croyantes laident à réaliser cette justice. Cest par lengagement pour la justice et le droit des peuples que se réalise la relation entre lhumain et le divin. Laction pour la justice unit, au-delà de lunité doctrinale, croyants et non-croyants. Sont opprimés ceux et celles qui sont privés de lexercice plénier de leur humanité. La théologie de la libération vise aussi à être linstrument qui permettrait à tous les chrétiens quels quils soient de poser leurs propres questions et de rechercher ensemble des perspectives pour le sens et la dignité de lêtre humain. Les femmes souhaitent voir déboucher la dynamique de lÉvangile sur une accession de chacune au pouvoir et à lautorité de transformer les structures.
Il ny a pas de vision commune partagée par toutes les féministes. On constate ce quElisabeth Parmentier appelle une hypercontextualisation. Loppression pouvant être physique et psychologique, personnelle et sociale, politique et économique, raciale et sexuelle, selon le contexte ou le point de vue privilégié, on aura, chaque fois, une nouvelle inculturation de la théologie.
Une théologie écoféministe
Le concept décoféminisme est né de lanalogie entre la subordination de la femme et lécrasement de la nature par lhomme. Si on ne pense pas en terme de réciprocité dans la relation, on risque des réveils difficiles. Toute relation dexploitation, que ce soit celle de la terre ou celle des êtres humains, nuit non seulement à lexploité, mais aussi lexploiteur. Ils sont dans une relation dinterdépendance.
De la même manière, les féministes privilégient un concept de réciprocité absolue entre le divin et lhumain. Les féministes font de Dieu un Dieu pareil aux petits, aux pauvres, aux déshérités. Dieu nest plus le tout-Autre, nest plus différent de ses créatures, mais accessible, disponible, touchable. Cest une révolution de la pensée théologique.
La théologie féministe française
En France, la théologie féministe est quasiment invisible du paysage. Aucune des théologiennes qui enseignent en faculté de Théologie, ne se dit ouvertement « féministe ». Cette situation provoque létonnement des Nord Américaines sur le peu dengagement des femmes au pays de S. de Beauvoir. Le cléricalisme et la domination masculine seraient-ils moins oppressifs en France ou bien est-ce un héritage de lamour courtois ? Les femmes en France ne se perçoivent pas dabord comme femmes, mais comme individus libres et égaux héritage de lhumanisme à la française et de la mixité de la société et elles hésitent à se considérer comme une minorité sans pouvoir.
La con-ception française, se tourne plutôt vers une théologie du partenariat et de la réciprocité. On peut évidemment linterpréter comme un manque daudace, un crypto-androcentrisme persistant, un retard de la recherche, une peur de se démarquer des hommes, voire une théologie conservatrice. Une parole féministe est plus facile par le biais de la sociologie (Françoise Lautmann, Florence Rochefort), de lhistoire (Martine Dubesset et louvrage mixte de Georges Duby-Michelle Perrot), de la politique que par le biais de la théologie.
Lorsque les théologiennes font le ménage, cest lensemble du bâtiment qui se trouve nettoyé de fond en comble ! Dorothée Sölle disait : « Nous ne voulons pas notre part de gâteau, nous voulons en faire un autre. » Cet absolu, cet aspect global de la proposition féministe a été lun des facteurs les plus redoutables pour la théologie classique, qui voyait sécrouler lun après lautre les fondements de son édifice, comme un jeu de dominos qui sentraînent mutuellement (Elisabeth Parmentier). Dans les essais de fabrication dun « nouveau gâteau », on voit se dessiner la rencontre de la pensée de femmes et dhommes, donc une théologie écrite en commun, mixte ; la rencontre entre les postulats féministes et dautres critères épistémologiques, ouvrant le seul cadre du féminisme, tel le concept de genre ; la rencontre de confessions et de religions différentes ; et la rencontre avec les autres disciplines théologiques, mais aussi sciences humaines : psychologie, ethnologie, histoire, lettres
Il y a là des défis majeurs quil serait bon que les Églises accueillent. Les questions des femmes ne sont pas des questions de femmes, mais des questions globales de société et dÉglises.
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En une période qui consacre le confinement de la réflexion théologique dans un cercle dinitiés de plus en plus restreint, du moins en France, est-il pertinent de tourner nos regards vers des contextes différents du nôtre et vers des courants de pensée susceptibles de renouveler nos perspectives ? Une telle démarche ne va pas de soi car les dynamiques sociales de cloisonnement, liées à des replis identitaires, sont aujourdhui dominantes et affectent notre capacité à nous projeter. Dun autre côté, de façon simultanée, les flux croissants dinformation réduisent nos capacités de discernement et stérilisent les opportunités de rencontre et déchange. Autant dire que, pour un protestant français, sintéresser durablement aux théologies latino-américaines engage sur un chemin plutôt solitaire, qui suscite peu denthousiasme. Gageons pourtant que cette expérience nous place au cur de la condition « post-moderne » et met au défi notre fidélité à lÉvangile.
La théologie de la libération émerge en Amérique latine, à la fin des années 60, dans un contexte socio-politique marqué par « Lère du développement », lancée par le président Harry Truman lors du discours de lÉtat de lUnion de 1948 et qui marque une profonde mutation dans des sociétés essentiellement rurales, par la guerre froide et la menace communiste sur la zone dinfluence des États-Unis, avec la Révolution cubaine victorieuse en 1959, par létablissement de dictatures ou de régimes militaires qui défendent les intérêts des États-Unis dAmérique et qui sont marqués par le caudillisme, le clientélisme et le corporatisme.
Dans ce continent, lÉglise catholique romaine domine très largement le champ religieux. Si les pays dAmérique latine ont connu laccession à lindépendance dès le début du XIXe siècle (après trois siècles de souveraineté espagnole et portugaise), ils nont pas été façonnés par les grandes transformations dont lEurope a été le théâtre à partir du XVIe siècle. Comme la montré le sociologue Jean-Pierre Bastian, ce continent entretient un rapport asymétrique avec la modernité européenne et il est caractérisé par des relations économiques de dépendance, par une société duale (oligarchie blanche et masses métisses ou autochtones très pauvres) et par un catholicisme autoritaire.
Cependant, des théologiens proches des secteurs progressistes et révolutionnaires firent naître un nouveau courant de pensée.
Même sil conviendrait de montrer des différences de sensibilité parmi ses promoteurs, le mouvement de cette théologie entend avant tout répondre à une situation durgence, de crise, de souffrance des masses, dans un contexte qui présente certes des caractéristiques propres au continent, mais qui est aussi constitué par une opposition idéologique qui divise le monde en deux blocs (communiste et capitaliste) et qui polarise aussi les débats dans la vie des Églises.
La Théologie de la Libération semploie à développer une perspective théologique nouvelle : « loption prioritaire pour les pauvres », pensée comme praxis libératrice à partir de lÉglise des pauvres, qui implique dassumer la dimension politique de la théologie, au cur de lalternative socialisme/capitalisme, mais en ne senfermant pas dans une idéologie « développementiste ». Cette option sera adoptée dans la déclaration finale de la Conférence générale de lÉpiscopat latino-américain à Medellin en 1968, mais finalement combattue par Jean-Paul II (pontife à partir de 1978) comme axe exclusif de la pastorale. Cette théologie développe une méthode théologique : il sagit de saffranchir des modèles occidentaux, incapables de porter un regard critique sur un ordre social aliénant. Lalternative est de travailler à partir dun raisonnement inductif, second par rapport à la praxis (« dis-moi doù tu parles »), qui doit se substituer au raisonnement déductif (qui tire les conclusions à partir dune doctrine, dun Magistère) et qui doit être informé par une analyse de la réalité nourrie des données fournies par les sciences sociales. Cette méthode sapplique aussi à la lecture de la Bible, elle sert de base à la pédagogie de conscientisation (Paolo Freire) et donne lieu à une réécriture de lhistoire de lÉglise. Plutôt quune orthodoxie ou quune certaine application de principes, la Théologie de la Libération propose plutôt une « orthopraxie », à savoir une pratique juste, et une théologie pratique.
Les thèmes récurrents de ce courant théologique sont notamment centrés autour de quelques concepts fondamentaux :
- Les « pauvres » identifiés au peuple de Dieu (« el pueblo ») et qui donnent lieu à une relecture systématique des Écritures pour mettre en évidence quils sont les sujets de lhistoire.
- La notion de « péché structurel » se démarque dune approche qui ne considère que les relations entre Dieu et des individus ; il sagit de montrer que le péché a aussi une dimension sociale, collective.
- La « libération » qui est collective et qui prend racine dans lhistoire des hébreux ; elle est la victoire sur le « péché structurel » qui aliène le monde.
- La « suivance » du Christ qui implique un engagement solidaire.
- Le « royaume de Dieu » qui se réalise dans lhistoire, à partir de lÉglise des pauvres et non de lÉglise pour les pauvres.
Très rapidement, cette théologie fut perçue comme une menace tant par certains responsables ecclésiastiques que par des politiques, globalement conservateurs, inquiets de voir ce mouvement remettre en question les pouvoirs traditionnels détenus par le haut clergé diocésain et par les oligarchies locales alliées des intérêts nord-américains.
Deux fronts peuvent être repérés dans le conflit ouvert contre la Théologie de la Libération.
Dune part, la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi (présidée par le Cardinal Ratzinger) mit en examen cette théologie, accusée de marxisme, et dirigea la reprise en main systématique tant de lépiscopat que du clergé régulier, notamment pour sopposer à lémergence dune « Église populaire ». Dautre part, lAdministration des États-Unis porta loffensive sur le terrain politique et militaire, avec linstallation et le soutien de régimes dictatoriaux, mais appuya également des campagnes missionnaires dévangélistes étrangers ou de milieux protestants locaux acquis à leur vision du monde. Il faut encore signaler que, dans un tout autre esprit, un dialogue constructif sest noué avec des théologiens progressistes européens qui, tout en exprimant leur sympathie avec les luttes sociale et politique pour la justice, nen critiquaient pas moins une certaine idéalisation des « pauvres » dans la Théologie de la Libération et mettaient en évidence les limites de la méthode « inductive ».
Il faut bien reconnaître que près de quarante ans après la naissance de la Théologie de la Libération, le courant quelle représentait sest essoufflé. Les « communautés de base », sur lesquelles reposait la structuration du mouvement, se sont réduites à peu de choses. Ses figures les plus éminentes évêques ou théologiens sont parfois considérées comme de véritables icônes (Ignacio Ellacuria, Monseigneur Romero, Dom Helder Camara), toutefois ces « saints populaires » ne sont plus moteurs dun mouvement social. Faut-il parler déchec ? Il est plus pertinent dessayer de comprendre les raisons de cette évolution, comme les théologiens latino-américains se sont employés eux-mêmes à le faire en entrant dans une réflexion critique sur le passé récent.
Progressivement, avec la chute des régimes communistes, un virage a été pris ; il a consacré la fin des visions révolutionnaires et des mouvements internationalistes voués au changement de société. Dans le champ théologique, cela se traduit par un éclatement herméneutique :
La priorité nest plus donnée à linstauration dune société égalitaire par le biais dune Église populaire. On privilégie la perspective de linculturation* de lÉvangile avec, parfois, une valorisation de la « religion populaire » et avec le développement dune ethnothéologie, qui nourrit les affirmations identitaires raciales et culturelles. La teologia latinoamericana se caractérise par lémergence de théologies autochtones, noires, métisses, populaires ou féministes.
De nouvelles questions ont fait leur entrée dans la réflexion théologique, en particulier celles liées au défi écologique, ou encore celles qui essaient de penser un monde nouveau, dit « postmoderne ».
Les mouvements politiques nationaux ou continentaux nont pas été capables de dépasser une réalité sociale latino-américaine éclatée depuis des siècles. Léchec de lÉglise catholique, ou de « lÉglise populaire », à unifier lAmérique latine est un constat. Malgré certaines dynamiques interconfessionnelles nationales ou continentales, on peut observer la globalisation de latomisation des Églises. La fragmentation des théologies et des courants quelles traduisent est favorisée par la « contextualisation » de la foi, contre un universalisme jugé conquérant et soupçonné dincarner un ethnocentrisme occidental occulte.
De la proclamation dune eschatologie historique, quasi politique, on est passé à une eschatologie de type apocalyptique et les masses ont eu recours à linvention dun langage fou pour dénoncer la folie du monde des sages. La « pentecôtisation » de nombreux secteurs en Amérique latine, jusque dans les Églises historiques, interroge les théologiens de la libération. Les valeurs anti-cuméniques de ce catholicisme de substitution apparaissent à certains analystes comme la confirmation dun monde soustrait aux idées philosophiques et religieuses de la modernité occidentale.
* Fait dinscrire la proclamation de lÉvangile dans les cultures où il est annoncé en les respectant et privilégiant. NDLR.
Il nest pas abusif de penser que le pluralisme religieux représente un nouveau paradigme dans lhistoire de la théologie chrétienne .Dans les quelques réflexions qui suivent, je voudrais montrer que loin de conduire à une sorte de relativisme qui compromet lunicité du christianisme parmi les religions du monde, le défi du pluralisme religieux représente une chance pour lavenir de la théologie chrétienne. À cette fin, il faut commencer par rendre compte théologiquement dun pluralisme religieux qui semble historiquement insurmontable. On comprend alors que la théologie des religions qui sélabore depuis plusieurs décennies est autre chose quune simple théologie du salut des infidèles. Elle tend à devenir une théologie du pluralisme religieux qui sefforce dassurer le fondement théologique du dialogue interreligieux.
Le dialogue interreligieux, qui est recommandé par lÉglise catholique comme par la plupart des Églises qui relèvent du Conseil cuménique, coïncide avec une conscience nouvelle de la pluralité et de la vitalité des traditions religieuses. Ce fut la nouveauté du concile de Vatican II, davoir considéré cette pluralité comme un défi positif. On connaît la déclaration très claire de Nostra aetate, n°2 : « LÉglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. »
On ne peut ignorer tous les textes qui témoignent de la volonté universelle de salut de Dieu. À partir de notre expérience historique dun pluralisme religieux de fait, il semble donc légitime de sinterroger sur un pluralisme de principe qui correspondrait à un vouloir mystérieux de Dieu La théologie des religions devient alors une théologie qui sinterroge sur la signification de la pluralité de traditions religieuses à lintérieur de lunique dessein de Dieu. Elle nous invite ainsi à élargir notre vision de lhistoire du salut qui est coextensive à limmensité de lhistoire universelle. Cest en même temps le seul moyen dassigner un fondement théologique au dialogue interreligieux. Si les Églises en effet encouragent le dialogue interreligieux, ce nest pas seulement parce que nous sommes à lâge de la tolérance religieuse et du respect de la liberté de conscience de tout être humain.
Une théologie dorientation herméneutique va justement chercher à interpréter théologiquement ce phénomène irrécusable du pluralisme religieux. Certes, toutes les religions sont humaines, trop humaines, cest-à-dire pleines dambiguïtés. Mais comment penser que la très longue histoire religieuse de lhumanité témoigne seulement de laveuglement coupable des hommes ? Et pour sen tenir à lhistoire récente, comment expliquer la vitalité des grandes traditions religieuses de lhumanité par une sorte déchec de la mission de lÉglise depuis vingt siècles ?
Si nous ne trouvons pas dans lÉcriture de réponse directe au pourquoi du pluralisme religieux et sil faut même faire état dun jugement globalement négatif sur les religions païennes, on ne peut ignorer tous les textes qui témoignent de la volonté universelle de salut de Dieu. On citera volontiers le grand texte de la première Épître à Timothée (2,4) : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Et cest Pierre qui, dans les Actes des Apôtres, cherche à faire partager sa conviction intime (Ac 10,34-35) : « Je me rends compte en vérité que Dieu nest pas partial et quen toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui. »
Quand les textes de concile parlent de semences de vérité, de bonté et même de sainteté, ce ne sont pas seulement des valeurs positives qui peuvent se trouver dans le cur des membres des autres religions. Il sagit de valeurs intimement liées aux éléments constitutifs des diverses traditions religieuses : « (LÉglise) considère avec un respect sincère ces manières dagir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiquelles diffèrent en beaucoup de points de ce quelle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (Nostra aetate, n°2). Un tel texte nous permet de mesurer toute la distance entre une théologie du salut des infidèles et une véritable théologie du pluralisme religieux qui se demande si le pluralisme religieux ne correspond pas à un dessein mystérieux de Dieu dont la signification dernière nous échappe.
Finalement, le fondement du dialogue interreligieux, cest lidée que léconomie du Verbe incarné est le sacrement dune économie plus vaste qui coïncide avec lhistoire même de lhumanité. Lhistoire na jamais été abandonnée à elle-même. Elle est déjà depuis toujours une histoire du salut qui ne cesse dêtre le lieu des semences du Verbe et des visitations de lEsprit de Dieu. Telle était la conviction de la théologie des semences du Verbe des Pères grecs.
Certains théologiens, surtout ceux qui vivent quotidiennement au contact dune grande religion comme lislam ou lhindouisme, ressentent avec acuité la difficulté majeure du dialogue interreligieux : comment pratiquer un dialogue avec dautres sur un plan dégalité alors que dès le départ, le christianisme se place en situation dexception puisquil se réclame dun fondateur qui nest pas un médiateur parmi dautres mais le Fils même de Dieu envoyé comme lunique sauveur du monde ?
Ils sont alors tentés de relativiser le salut en Jésus-Christ. Puisque Dieu seul sauve, ne faut-il pas admettre que Jésus-Christ est la voie normative du salut pour les seuls chrétiens ? Or, selon lenseignement le plus clair du Nouveau Testament, il est certain que, depuis linstant même de la création, Dieu a voulu de toute éternité lier son dessein universel de salut au Christ qui est à la fois lAlpha et lOmega. Cela ne signifie dailleurs pas que la médiation en Jésus-Christ soit exclusive dautres voies de salut à condition dajouter aussitôt que ces autres médiations, en particulier les religions du monde, nont de portée salutaire quen vertu de leur lien secret avec le mystère du Christ.
En reprenant le vocabulaire du théologien catholique Jacques Dupuis, il me semble donc possible de concilier un christocentrisme constitutif et pas simplement normatif avec un pluralisme inclusif, qui prend au sérieux les valeurs positives qui sont disséminées dans les autres religions. Nous ne sommes donc nullement obligés de sacrifier le christocentrisme à un théocentrisme indéterminé pour favoriser le dialogue du christianisme avec les religions non chrétiennes.
Le christianisme a une prétention légitime à luniversel, mais il peut dialoguer avec les autres religions parce quil porte en lui-même ses propres principes de limitation. Joserai dire que le christianisme est congénitalement une religion de dialogue. Pour le comprendre, et cest la chance du dialogue interreligieux comme nouvel horizon de la théologie, nous sommes invités à méditer sur le paradoxe de lincarnation et sur le mystère dun Dieu crucifié.
1. Avec toutes les Églises depuis lâge apostolique, nous confessons Jésus comme Fils de Dieu. Mais nous devons nous garder didentifier lélément historique et contingent de Jésus et son élément christique et divin. La manifestation de labsolu de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth nous aide à comprendre que lunicité du Christ nest pas exclusive dautres manifestations de Dieu dans lhistoire. Cest en insistant sur le paradoxe même de lincarnation, cest-à-dire sur lunion de labsolument universel et de labsolument concret (cf. Paul Tillich) quon est en mesure de désabsolutiser le christianisme comme religion historique et donc de vérifier son caractère dialogal. Depuis vingt siècles, aucun des christianismes historiques ne peut avoir la prétention dincarner lessence du christianisme comme religion de la révélation finale sur le mystère de Dieu. On ne peut donc confondre luniversalité du Christ comme Verbe incarné et luniversalité du christianisme.
Joserai dire que le christianisme
est congénitalement
une religion de dialogue.Le Christ comme Verbe de Dieu est de droit universel. Il est au centre de lhistoire. Mais comme tout phénomène historique le christianisme est lui-même relatif. Nous pouvons reconnaître que la vérité chrétienne nest ni exclusive, ni même inclusive de toute autre vérité dordre religieux. Disons quelle est singulière et relative à la part de vérité dont les autres traditions religieuses sont porteuses. Les semences de vérité répandues dans les autres religions peuvent avoir été suscitées par lEsprit même du Christ au travail dans lhistoire. Il est donc préférable de ne pas parler trop vite de valeurs implicitement chrétiennes. Il est préférable de parler de valeurs christiques. Elles témoignent dun certain irréductible, et cest dans leur différence même quelles trouveront leur accomplissement dernier en Jésus-Christ même si elles ne trouvent pas historiquement leur explicitation visible dans le christianisme.
2. Pour exorciser tout venin de totalitarisme et manifester loriginalité du christianisme comme religion de dialogue, il convient dajouter que la théologie des religions doit faire mémoire dune théologie de la Croix. La Croix a une valeur universelle. Elle est le symbole dune universalité liée au sacrifice dune particularité. Cest la kénose * du Christ dans son égalité avec Dieu qui a permis la Résurrection du Christ établi en figure dUniversel concret. À la lumière du mystère de la Croix, nous comprenons mieux que le christianisme, loin dêtre une totalité close et englobante, se définit en termes de relation, de dialogue, douverture et même de manque . De même quil ny a pas dexpérience religieuse profonde sans conscience dune Origine absente, il ny a pas de pratique chrétienne sans conscience dun manque par rapport aux autres pratiques des hommes.
À partir de ce qui précède, on peut conclure que la tâche dune théologie qui prend au sérieux la nouveauté du dialogue interreligieux est dendurer intellectuellement lénigme dune pluralité de traditions religieuses dans leur différence irréductible. Celles-ci en effet ne se laissent pas facilement harmoniser avec le christianisme et ce serait méconnaître le prix unique de la révélation chrétienne que de chercher à la compléter à partir des vérités issues des autres religions. Mais en même temps, mieux nous connaissons les richesses propres des autres religions et plus nous sommes en mesure de procéder à une réinterprétation féconde des vérités qui nous sont confiées dans la révélation. Selon la pédagogie même de Dieu dans les récits bibliques, il y a une fonction prophétique de létranger pour une meilleure intelligence de sa propre identité.
Une théologie qui se meut selon lhorizon du dialogue interreligieux doit manifester quelle nignore pas la recherche du Dieu inconnu que toute religion désigne à sa manière maladroite et même du Christ inconnu qui est latent dans toute religion, voire en tout être humain. Cet intérêt pour le religieux qui nous est étranger est aussi le meilleur moyen de dépasser une mentalité de propriétaires. Nous sommes par pure grâce les témoins de la révélation qui nous a été confiée en Jésus-Christ .
Jai donc cherché à restituer la profonde évolution de la théologie des religions depuis quarante ans. Mais si on prend au sérieux le pluralisme religieux comme nouveau paradigme de la théologie, alors nous sommes invités à élaborer une théologie interreligieuse qui réinterprète la singularité chrétienne en tenant compte des richesses dordre religieux dont témoignent les autres traditions religieuses.
* Ce terme désigne labaissement et le dépouillement du Christ dans lincarnation. NDLR.
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