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Numéro 200 - Juin 2006
( sommaire )

 

Cahier : Cinéma et mythes

Chaque année, le Festival de Cannes met le cinéma à la « une » de l’actualité. Cet événement, en dehors de son aspect médiatique et « people », nous donne l’occasion de réfléchir sur le « septième art », comme l’a appelé Riccioto Canudo, en 1911.

Le cinéma est issu d’une double filiation :

D’abord, et essentiellement, il relate une histoire, drame ou comédie. Il succède en cela au théâtre (et à l’opéra), eux-mêmes héritiers des troubadours et autres conteurs du passé. Présenter un récit de façon aussi captivante et vivante que possible, amener l’auditeur à s’identifier aux héros, lui faire vivre « pour de faux » une histoire dont on ne cherche pas vraiment à savoir si elle est vraie, voilà les ingrédients communs de ces arts du conte, déjà présents dans l’épopée de Gilgamesh. C’est de cette parenté que le cinéma hérite son aspect temporel.

Mais la naissance du cinéma en tant que tel n’a été possible qu’après l’invention de la photographie, dont il utilise les moyens techniques et esthétiques. De ce côté, qui le sépare du théâtre et du conte, il hérite de la peinture, ancêtre de la photographie. On peut donc lui trouver une origine dans les peintures de la grotte Chauvet, qui datent de 30 000 ans.

Affiche du Seigneur des Anneaux

Affiche du Seigneur des Anneaux

Cette forme visuelle a une grande importance car l’image a un pouvoir fascinant qui réduit les possibilités d’interprétation, et rend le récit très « réel ». Le spectateur est confronté à une histoire qui devient la sienne, et qui suscite fortement son émotion. La possibilité de recul est bien moindre qu’avec un conte oral, ou un livre, un écrit, puisque l’imagination n’a presque plus de place. La « bande son » accroît encore cette dépendance, par des suggestions d’ambiance que le spectateur subit et dont il est prisonnier.

Le cinéma trouve des racines à l’aube de l’humanité, et ces origines lointaines peuvent expliquer pourquoi il a toujours été associé aux mythes, auxquels il emprunte des sources d’inspiration. Mais le cinéma est aussi un art de l’âge de la technique, qui a transformé la relation du spectateur à l’histoire.

L’association « Pro-Fil », d’inspiration protestante, fondée en 1992 par le pasteur Jean Domon, s’est donnée pour but de « promouvoir, comme témoins de notre temps, les films dont la qualité artistique et humaine aide à la connaissance du monde contemporain ».

Trois de ses membres, Jean Domon, Jean Lods et Waltraud Verlaguet, présentent dans ce cahier la mythologie et les mythes avant d’explorer sous cet aspect trois films récents ayant eu un grand succès : « Le seigneur des anneaux », « Matrix », et « Rois et reine ». La passion de nos contemporains pour les épopées mythiques au cinéma n’est-elle pas le signe d’un vide existentiel, d’un questionnement sur les origines, l’avenir, le bien et le mal ? feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Cinéma et nouvelles mythologies, par Jean Domon

Divers anthropologues constatent actuellement dans nos sociétés occidentales un retour, sinon du religieux, du moins d’un goût grandissant pour les épopées mythologiques. La rationalisation de la pensée, l’invasion d’un matérialisme réducteur provoquent chez nos contemporains l’évasion vers l’imaginaire, la magie des origines ou les mystères du futur. Or, déclare l’un d’eux : « Nous avons besoin de mythes pour rester des hommes. » Et quel medium plus idéal et plus accessible à tous que le cinéma pour échapper à sa condition quotidienne ? Le septième Art n’a cessé, avec ses moyens propres, de développer tout un trésor d’images et de rêves et de rendre visible et audible ce qui habite le plus secret de notre inconscient : les fameux archétypes de C. G. Jung.

Affiche du Chateau dans le ciel

C’est curieusement aujourd’hui l’immense fonds mythologique scandinave qui a envahi nos écrans avec Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter. Mais on constate aussi une attirance toujours vivace pour les mythes grecs avec des œuvres sans doute plus élitistes comme Tirésia (Bertrand Bonello) ou Rois et Reine. On sait également la fascination qu’exercent sur les adolescents des œuvres aussi monumentales que La Guerre des étoiles ou Matrix. Tous les auteurs de ces films ne cachent pas leur intention de faire surgir un nouvel univers de références littéraires et mythiques à partir d’un large brassage de tout ce que l’imagination des hommes a inventé.

Ce qui caractérise notre époque c’est la rapidité avec laquelle circule toute création artistique aux limites de la planète et le métissage culturel généralisé. À ceci s’ajoute chez nous l’extinction grandissante des références chrétiennes et la méconnaissance du corpus biblique. Tous ces paramètres favorisent et même instaurent sciemment chez les créateurs ce qui constitue en fait un élément fondamental du mythe : sa totale capacité d’adaptation et de transformation. Un mythe n’est ni une illusion ni une image figée, c’est une force vivante qui circule au cœur de nos civilisations, riche de leur histoire multiséculaire et sans cesse modifié à l’épreuve de la réalité. Voilà pourquoi R. R. Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux, a délibérément pillé le trésor des légendes celtes et germaniques pour offrir à ses concitoyens britanniques une mythologie créative. Et le générique du film qui s’en est inspiré s’ouvre sur ces mots : « Au début, il y avait l’Histoire, puis l’Histoire devint légende pour se transformer en Mythe. »

Le cinéaste Georges Lucas, de son côté, dit avoir cherché son inspiration de La Guerre des étoiles dans les écrits de Joseph Campbell (Les héros sont éternels ; Puissance du mythe) mais aussi chez Carlos Castaneda, Otto Rank, Jung et d’autres encore. Quant aux frères Wachovski, ils disent s’être inspirés pour Matrix de toutes les traditions culturelles et religieuses du monde.

Est-il trop impudent de penser que de telles créations refondent chez ceux qui s’en nourrissent une nouvelle spiritualité, originale et fortement syncrétiste ? Faut-il s’inquiéter de ces sagas mythologiques qui supplantent notre univers biblique ? Ou se réjouir au contraire de cette richesse poétique qui renouvelle notre perception des grands systèmes de pensée universels ? Et plus encore tirer profit de ces occasions qui nous sont données d’entrer en dialogue avec nos contemporains sur la façon dont aujourd’hui on peut se poser les questions de la foi, du divin, de la lutte contre le Mal, du courage de vivre et d’aimer ? feuille

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Le mythe des mythes, par Waltraud Verlaguet

La résurgence des mythologies dans le cinéma récent surprend. Elle enchante certains, inquiète d’autres. Elle pose en tout cas la question de sa signification. Serait-elle à relier à cette nouvelle quête de spiritualité, ce « besoin religieux » dont on parle tant ?

Avant de réfléchir au statut du mythe dans le cinéma, voyons ce qu’est au juste un mythe et comment il a été appréhendé par le christianisme avant le cinéma.

Un mythe – qu’est-ce que c’est ?

Tout d’abord, un mythe raconte une histoire. De cette histoire à peu près tout le monde est persuadé qu’elle ne s’est pas passée comme ça – mais que, pourtant, elle fait sens, autrement que l’histoire des faits, et autrement qu’une simple fiction. Forme de pensée pré-rationnelle pour les uns (Lévi-Strauss), structure profonde de notre vie psychique pour d’autres (Jung), tous s’accordent à relier le mythe à la question du sens. Sens caché auquel l’accès direct est barré, comme pour Freud pour qui le mythe met en intrigue la sublimation du refoulé – Freud qui crée son propre mythe avec le meurtre primitif du père, et qui en reprend un autre de la mythologie grecque, celui d’Œdipe, pour en faire le nœud central de l’évolution du petit de l’homme. Singulière destinée pour une histoire ancienne, ce qui confirme que le mythe seul est capable de permettre une gestion du « numineux » (Otto, Eliade), de tout ce qui, dans notre vie ou « au-delà », fascine ou terrifie.

Des mythes racontent des histoires qui se jouent aux temps primordiaux pour « expliquer » le monde qui nous entoure et le pourquoi de nos actions et qui, de ce fait, nous permettent d’agir de façon sensée.

Un mythe est donc une conceptualisation narrative de la problématique existentielle sans prétention à la « véracité » des faits, sous forme de récits imagés qui nourrissent l’imaginaire individuel et collectif. On peut y distinguer trois niveaux : celui de la problématique, celui du récit et celui de l’image ainsi créée.

Le mythe dans la Bible

Que la Bible soit pleine d’éléments mythiques n’est pas pour nous surprendre : elle procède d’un univers entièrement mythique. Mais comment gère-t-elle ces éléments ? Les mythes des cultures environnantes sont le langage dans lequel se dit le savoir sur le monde. Ce savoir est naturellement intégré mais en le subvertissant par la référence à une libération historique, celle de l’esclavage en Égypte, par le Dieu unique. Toute la vision du monde, et avec elle tous les mythes qui la constituent, sont lus à travers cette conscience d’une alliance qui, fondamentalement, libère l’homme. Les dieux solaires se retrouvent sous forme de lampes dans le ciel créé par la seule parole divine ; l’arbre du milieu du monde, si bien connu de tous les cultes chamaniques, dit la finitude humaine comme sa frontière interne. On garde le récit et l’image mais on en change la signification.

Le Nouveau Testament ne procède pas autrement. Jésus est décrit dans les catégories de la mythologie ambiante, mais ces catégories sont subverties par la foi en ce Dieu si singulier qu’il manifeste sa gloire dans la faiblesse même. Si le récit de la naissance de Jésus peut rappeler celle de quelque demi-dieu grec, ce « Fils de Dieu » ne se distinguera justement pas par des exploits herculéens. Il y a une tension constante entre l’intégration d’éléments mythiques et leur subversion par la foi monothéiste. La question de la « véracité » de ces mythes, respectivement leur fausseté, est régulièrement utilisée comme critère pour la « vérité » de cette foi. Faux débat, évidemment, puisqu’il s’agit de sens et non de faits.

Le mythe dans l’histoire du christianisme

L’art chrétien a repris très tôt des images forgées par l’histoire des mythes. La « pomme » d’Adam semble être volée par Hercule aux Hespérides, la vierge à l’enfant reprend l’iconographie des innombrables déesses-mères, le « bon pasteur » paraît tout juste sorti d’une scène bucolique antique. Les mythes sont ici réduits à leurs éléments esthétiques, réutilisables à volonté avec des contenus sémantiques différents.

Durant le Moyen Âge, les choses changent par l’expansion du christianisme dans des pays qui ont développé un imaginaire mythique très différent. Citons simplement l’apparition du purgatoire au XIIe siècle (Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Gallimard 1981). Toute une littérature de « visions » crée alors une nouvelle synthèse imaginaire entre l’Histoire du salut et l’univers mythique germanique et celtique. La cohérence de ce syncrétisme est assurée par le monopole du pouvoir symbolique exercé par l’Église.

Continuités et ruptures

Ce cercle herméneutique entre intégration et subversion est rompu par la sécularisation et la multiplication des références symboliques. Une intégration subversive nécessiterait une foi forte. Un syncrétisme cohérent devrait s’appuyer sur un monopole symbolique. Reste la juxtaposition esthétique. Mais, malgré la diversité des images et des références mythologiques, n’est-ce pas en fin de compte toujours le même schéma réducteur qui s’applique avec son affrontement final entre les bons et les méchants de tant de vieilles cosmogonies ? Le mythe n’est peut-être pas là où l’on croit. Le fantastique abonde pour mieux cacher les vraies structures de pouvoir. La relativisation de toute référence fait tourner court toute réflexion subversive, et aboutit à un consensus que plus rien ne dérange. Au nom de quoi pourrait-on remettre en question quoi que ce soit puisque tout se vaut ? La réalité du plus fort acquiert du coup le statut d’une loi de la nature. Le vrai mythe dans cette histoire n’est pas telle fée sur nos écrans, mais le consensus qui préside à notre perception du monde et qu’il convient de subvertir : urgent ! feuille

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Le Seigneur des anneaux, livre et film, par Jean Domon

Avant le film il y avait eu le livre ! Son auteur, le philologue britannique R. R. Tolkien, aura été le plus grand mythophage du XXe siècle. Ce docte savant, spécialiste en langues anciennes, racontait lui-même qu’il eut un jour l’idée de construire un corps de légendes plus ou moins étroitement reliées allant de vastes cosmologies jusqu’aux contes de fées romantiques. C’est ainsi qu’il créa un univers original qui rassemble, mêle et réinvente les grands cycles mythologiques issus des vieux mondes païens du nord de l’Europe. Odin le Viking, Merlin le Celte, Arthur et la Table Ronde, Siegfried et les Nibelungen s’y rencontrent et fusionnent dans son imagination pour devenir de nouveaux personnages porteurs de nouveaux noms.

Affiche de Lord of the RingsLa parfaite réussite de cet étonnant melting pot littéraire a trouvé son équivalence dans l’adaptation de Peter Jackson. Car le réalisateur néo-zélandais a su, à son tour, exploiter toutes les ressources technologiques de son art et offrir au spectateur une véritable anthologie en multipliant emprunts et références à tous les genres cinématographiques. La somptuosité des images et des musiques, la richesse des décors et des couleurs, l’interaction du réalisme et du fantastique et la parfaite cohérence des trois épisodes font de ces huit heures d’aventures un ensemble que jeunes et adultes ne cessent de voir et revoir sans se lasser.

Une quête inversée

Une telle séduction tient au plaisir des sens que cette œuvre procure mais aussi au climat de bonne conscience et d’humanisme rassurant qu’elle instaure. S’en dégage en effet une spiritualité ouverte tout à fait conforme à l’esprit de notre temps. Tolkien qui était un fervent catholique se considérait comme un modeste « sous-créateur » et s’il maintint Dieu absent de ses contes et légendes, il affirmait qu’il faisait là œuvre chrétienne en exprimant son point de vue moral sur le monde et les hommes. Cette préoccupation morale et humaniste s’est précisée dans le film où l’humain, avec ses fragilités et ses folies, domine plus largement sur ce qu’il pouvait y avoir de religieux dans le livre. Ce qui est conforme au schéma tolkien c’est le fait que cette longue quête initiatique à travers les pires épreuves n’a pas pour objectif de conquérir ce fameux Anneau d’or, source de tous les pouvoirs mais au contraire, à l’inverse des épopées médiévales évoquées, de le détruire. Et l’être humain qui fera aboutir ce projet libérateur n’est même pas un vrai homme mais un demi-homme, un enfant de taille inférieure, le jeune Frodon le Hobbit. C’est précisément la fragilité de ce garçon, ses yeux candides, sa peur de ne pas réussir et sa gentillesse qui feront de lui l’être en qui ceux qui le suivent mettent leur confiance. Autour de lui se mobilise toute une Fraternité, composée de plusieurs hobbits mais aussi de représentants d’autres « races » : 2 hommes, 1 nain et même 1 « elfe » doté d’éternité. Ainsi se manifeste l’universalité nécessaire de la lutte du Bien contre le Mal.

Sauver la Terre du Milieu

Mais cette lutte se livre aussi à l’intérieur de chaque individu. Le personnage grotesque et pitoyable de Gollum qui prend tant d’importance dans le troisième épisode en est l’impressionnante image. Cherchant à récupérer ce précieux anneau dont il s’estime propriétaire, il suit pas à pas nos jeunes gens, tour à tour obséquieux et menaçant et se parlant à lui même à la troisième personne, dédoublé en méchant et en gentil, champ – contrechamp. Dans cette marche vers le salut, les elfes angéliques ne sont plus qu’une imagerie romantique et les attaques barbares fortement numérisées de ces monstres hideux que sont les Orcs ou les Nazguls ne sont plus qu’un étincelant folklore de jeux vidéo. Par contre le vrai homme qu’est le personnage d’Aragorn introduit dans ces multiples aventures tous les sentiments amoureux et violents qui caractérisent notre condition. Trahisons, désirs, jalousies, coalitions des peuples menacés, massacres et déportations dressent la liste colorée de toutes les turpitudes de cette Terre du Milieu (entre ciel et enfer !) où se prépare l’Armagueddon final. Heureusement que veille sur tant d’obstacles le magicien Gandalf, noble vieillard paternel et opiniâtre, partout présent et toujours vainqueur.

Et c’est, au bout du voyage, l’adolescent timide qui anéantira le Mal dans les laves fumantes de la purification. feuille

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La machine Matrix, par Jean Domon

Matrix est l’autre « film-culte » de ces dernières années, autant adoré par les adolescents que par les intellectuels adultes.

Les frères Andy et Larry Wachovski ne se sont pas, eux, inspirés d’une œuvre littéraire mais ils ont convoqué, au service de leur imagination, tous les écrits philosophiques ou religieux qui pouvaient nourrir leur scénario. C’est ainsi que les nombreux travaux publiés depuis la sortie de ces trois épisodes y décèlent Platon mais aussi Spinoza, la Bible, Descartes, Tchouang-tseu, Bouddha, Alice au pays des merveilles, Jean Baudrillard et beaucoup d’autres encore, affirment les réalisateurs eux-mêmes ! Le mixage intellectuel est à son comble, au point de susciter les interprétations et les reconstructions les plus variées et contradictoires. Mais ici aussi ce grand mélange des sources se double d’une foisonnante exploitation du genre science-fiction et de toutes les ressources de la technologie numérique que peut produire aujourd’hui une firme hollywoodienne. Voilà pourquoi Matrix peut être vu et revu comme un magistral jeu vidéo de 480 minutes ou débattu séquence par séquence sur toutes les questions existentielles qu’il prétend soulever y compris la Grande Question, selon Andy et Larry. Ne nous étonnons pas que six agrégés de philosophie français aient étudié de leur point de vue de spécialistes ce qu’ils considèrent comme une « machine philosophique ». Matrix, écrit l’un d’eux, n’est pas un document de catéchisme ou un reportage sur les religions du monde, c’est une fiction éclectique du religieux, un mythe contemporain. (Matrix, machine philosophique, édit. Ellipses, 2004)

image du film MatrixOn y trouve en effet du « religieux » constamment, aussi bien dans les noms que dans les fonctions des protagonistes. Mais le brouillage est total et à tous les niveaux, alternant le discours pédagogique avec le kung-fu en 3 D, la Voie taoïste avec la traversée baptismale, les oracles d’une brave mémé avec les furies de pieuvres électroniques, etc. C’est l’auberge espagnole ! Avec, en plus, de l’un à l’autre des trois épisodes, des ruptures et des renversements déconcertants.

Haute technologie et fragilité humaine

Le premier Matrix avait séduit la jeunesse pensante par ses nombreuses pistes de réflexion qu’il induisait sur la Vérité, le Destin, le Réel et le Virtuel, la liberté, la responsabilité, etc. Le héros n’est pas ici un enfant mais un jeune informaticien qui, lui aussi, va accepter à contrecœur le destin qui lui est imposé : devenir l’ÉLU et troquer son prénom Thomas contre celui de NEO (One, l’Unique). Son mentor, secondé par une certaine Trinity, s’appelle Morpheus ; sa fonction est de l’éveiller à la conscience de son pouvoir et de l’envoyer arracher les hommes de la Matrice à l’esclavage informatique auquel ils sont soumis. Du siège de la rébellion, un vaisseau spatial nommé Nebucanedsar, s’organise la lutte contre les agents de cette société figée, entièrement programmée par les machines d’une Intelligence Artificielle. Mais ces deux mondes antagonistes s’interpénètrent par tout un réseau de communications high-tech qui leur sont communes. Et tandis qu’ici encore une guerre planétaire se prépare, ambitions, trahisons, vengeances ou duplicités nous révèlent toutes les fragilités de la condition humaine. Seul subsiste quelque part dans les entrailles de la terre un lieu privilégié peuplé d’humains « à l’ancienne ». Cette cité primitive se nomme Zion, et c’est l’Élu, formaté par son maître, qui doit en être le Messie salvateur.

Le kung-fu dans la caverne de Platon

Le deuxième Matrix (re-loaded !) a déçu les amateurs de débats métaphysiques et enchanté les passionnés d’effets spéciaux : kung fu et carambolages de voitures prennent le dessus. Tandis que Morpheus se prend pour un preacher et transforme la communauté de Zion en rave-party, les Machines se préparent à sa destruction. Neo, qui a goûté les douceurs de l’amour, apprend qu’il n’est qu’une « anomalie systémique », qu’il n’est pas le premier Élu dans une matrice qui régulièrement s’épuise et exige une ré-initialisation ! Il est invité néanmoins à poursuivre les étapes de son initiation et, dans sa quête de la Source, rencontre l’Architecte. Ce simulacre de dieu mathématicien et perfectionniste maîtrise les codes informatiques mais avoue ses limites par rapport au « programme intuitif » de la mémé détentrice de l’Oracle.

Le sacrifice et la foi

Matrix-Révolutions donnera finalement l’avantage à cette sorte de magicienne qui cuisine des cookies et entretient avec Neo des relations mystérieuses et affectives, et se dit capable de déséquilibrer les équations concoctées par l’Architecte. Après qu’il ait anéanti le pouvoir des Machines, l’Élu comparaît devant l’image électronique d’une Face qu’il voussoie et, debout, les bras en croix, offre sa vie en sacrifice pour sauver les gens de Zion tandis qu’une voix déclare : c’est fait ! Le dernier plan nous ramène à la mémé-Oracle qui contemple des buildings dans la première vive lumière solaire depuis le début du film et déclare : « je ne savais pas ce qui arriverait mais j’avais la foi ! »

Un jeu interactif

Cette cyber-mythologie polymorphe où se mélangent et se neutralisent le vrai et son contraire, où l’ambiguïté est érigée en système, ressemble en fin de compte à un jeu interactif qui réclame de chacun de ses utilisateurs sa propre interprétation. Image d’un monde de plus en plus virtuel où le scepticisme s’étend, où les programmes des Institutions sont piratés et donc voués à la disparition, le film paraît en définitive inviter chacun à la résistance et la bonne morale individuelle : choisis la bonne porte, celle qui ouvre sur la conscience de soi, la liberté de choisir et la sagesse du corps et de l’esprit ! Alors, à vos DVD, osez affronter le monstre ! feuille

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L’Olympe revisité, par Jean Lods

Dans Rois et Reine, Arnaud Desplechin multiplie les représentations des figures de la mythologie grecque. Elles agissent comme une suite d’échos titillant l’inconscient du spectateur.

Le thème central du film d’Arnaud Desplechin ? La famille, les liens qui la tissent, les forces qui la font éclater. Et, pour illustrer ce thème, une histoire gravitant autour de deux personnages, Nora et Ismaël.

image du film Rois et ReineNora a trente-cinq ans. Elle est la mère d’un petit garçon, Elias, dont le père est mort avant la naissance. Elle a ensuite vécu pendant six ans avec Ismaël qui a alors servi de père à Elias. Elle forme couple maintenant avec Jean-Jacques ; il est riche, plus âgé qu’elle, très amoureux, rassurant. Trois hommes, donc, dans la constellation de Nora. Trois hommes auxquels se rajoute un quatrième, le plus important sans doute : le père de Nora, qui aime sa fille d’un amour exclusif où l’inceste latent se devine en filigrane. Quant à Ismaël, seconde figure centrale, c’est un personnage instable, attachant et insupportable, qui, enfermé en hôpital psychiatrique au début du film ne cessera de lutter pour recouvrer sa liberté.

Correspondances

Dans ce récit contemporain et réaliste, la mythologie grecque est utilisée par Arnaud Desplechin comme un miroir qui double les perspectives. Évoquée à travers une multiplicité de citations ou de tableaux, elle établit des correspondances entre des situations d’aujourd’hui et des légendes inscrites dans l’inconscient collectif. Elle a pour effet d’ouvrir le film sur une « autre scène », celle du mythe, et, par le jeu d’échos qu’introduit sa mise en abyme, d’enrichir les personnages d’un contenu symbolique qui dépasse leur simple histoire.

D’entrée, par une phrase inaugurale, Arnaud Desplechin attire l’attention du spectateur sur la dimension inhabituelle de son film : « Zeus aimait la belle Léda, épouse du mortel Pindare, neuvième roi de Sparte. Il l’aborda sous la forme d’un cygne. » Ensuite les références mythologiques se succèdent, centrées essentiellement sur deux personnages, Hercule et Léda, qui renvoient aux deux héros du film : Ismaël et Nora.

Le parallélisme Ismaël-Hercule permet d’obtenir deux résultats opposés : un effet comique résultant de la mise en face à face du héros grec et du personnage clownesque d’Ismaël, et un effet épique, les aventures d’Hercule venant lester de leur basse continue et dramatique le côté feu follet du personnage. Quant à l’identification Nora-Léda, elle se complète par une autre : celle du cygne avec le père de Nora. Le déplacement est comparable à celui qui se passe dans les rêves et permet d’exprimer à travers le codage de l’image la relation incestueuse latente qui existe entre eux.

Des dieux et des hommes

Les références mythologiques participent aussi d’une autre façon à l’enrichissement des thèmes de la filiation et de la constitution des familles : on dit celles-ci de nos jours souvent « recomposées ». Elles le sont particulièrement dans ce film où les liens traditionnels (et biologiques) sont mis à mal. Et c’est là justement, dans ce chaos du symbolique, que les gravures mythologiques sont en résonance avec ce qui se passe sur l’écran : quoi en effet de plus hors des normes que les naissances des dieux et des héros et que la façon dont ils assument leur paternité ? Zeus, déguisé en cygne s’est fort peu occupé des deux œufs dont il a engrossé Léda et qui, à leur éclosion, ont donné naissance à quatre enfants. Quant à Hercule, faut-il rappeler qu’il était le fils de Zeus, le dieu ayant pris l’apparence d’Amphitryon pour pouvoir tranquillement bénéficier des faveurs d’Alcmène, la femme de ce dernier ? Et ce n’est sans doute pas trop pousser le bouchon que de voir dans ces images d’un roi des dieux avançant en séducteur masqué et se comportant en géniteur abandonneur, la représentation que Desplechin se fait – ou veut donner – de la virilité et de la paternité contemporaine. feuille

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