L'Europe, petit cap de lAsie
», remarquait un jour Paul Valéry. Cest un même
regard que pose un tout petit livre sur la singularité de lEurope,
dont les racines laurait-on oublié ? sont
dabord orientales. Et pourtant lusage, volontiers paresseux,
lidentifie à lOccident. Voilà une manière
inhabituelle daborder notre relation avec la Turquie. Même
si le propos de lauteur dépasse et cest tant
mieux un débat que néteint pas la négociation
entamée avec Ankara.
Détail de la Carte du
monde en projection de Mercator, Londres 1599 d'Edward Wright
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Avec Orienter lEurope. La Turquie et nous (Éditions Pleins
Feux, 2005, 79 p.), cest une méditation singulière
et profonde sur lidentité européenne que propose
Charles Coutel, doyen de la Faculté de droit de lUniversité
dArtois. Dans cet essai, inspiré par laffaire de
la candidature turque à lUnion européenne, lauteur
sarrête sur lappauvrissement insidieux du contenu
des mots. Ainsi du terme « européen », volontiers
confondu avec « occidental ». La nuance, sans doute héritée
de la Guerre froide, peut paraître bien mince. Elle ne lest
pas, observe lauteur : dans ce tour de passe-passe, on dérobe
à lEurope un aspect essentiel de son identité. On
la dépouille de son passé, trempé dinfluences
arabes, turques, hébraïques, grecques. Escamotage que lauteur
compare à la tentative du théologien gnos-tique Marcion,
qui réduisait la Révélation à quelques textes
du Nouveau Testament, rayant du même coup tout ce que lAncien
apporte dessentiel et déclairant au message du Christ.
Bref, en réduisant lEurope à sa seule occidentalité,
on fait limpasse sur son étonnante hospitalité culturelle,
susceptible de senrichir de celle des autres, sans aliéner
pour autant sa propre identité. Tout au contraire : entendre
lautre est un moyen daller à la rencontre de soi.
Telle est la leçon que ce prétendument « vieux »
continent na cessé de donner, en dépit de la violence
quil a pu infliger aux autres autant quà lui-même.
Ainsi, quand il raille « la vieille Europe », Ronald Rumsfeld,
secrétaire américain à la Défense, réduit
lEurope à un morceau dOccident. Dans une vision qui,
partant de Washington, rassemble ses ouailles dispersées au gré
des longitudes : les États-Unis bien sûr, mais encore lAmérique
centrale et du Sud, le Canada, lAustralie, la Nouvelle-Zélande,
lEurope
Approche réductrice, chez un politicien qui
ne perçoit pas que ce dialogue permanent entre lancien
et le nouveau, et entre les cultures, a précisément empêché
lEurope de vieillir. En somme, note Coutel, le messianisme du
discours américain remplace le temps historique : en dénonçant
une « vieille Europe », il lassimile à limage
du « vieil homme », que stigmatise le discours paulinien.
Or ce mépris est une menace ; une tyrannie culturelle, qui fait
limpasse voyez le pillage du Musée de Bagdad
sur « lhéritage cristallisé dans les mots,
les textes et les uvres dart ».
La réflexion de lauteur tourne ensuite sur le thème
de la traduction, regardée au miroir du mythe de la Tour de Babel.
La traduction savère nécessaire pour tenter de revenir
à lentente des hommes avant Babel. Sans y parvenir tout
à fait. Car, on le sait bien, le texte de départ ne cesse
de résister, par sa singularité, enrichissante. Tout se
passe donc comme si lEurope avait compris Babel ; elle se distingue
par sa capacité de ne pas sinstaller dans une culture unique
et dominatrice. « LEurope, dans sa quête infinie de
soi, est son propre archéologue : elle renonce à la construction
dune Tour pour lui préférer limage du Voyage
(tra-duction), comme on le voit aux époques où le Tour
dEurope est un passage obligé pour tous les esprits éclairés.
LEurope est une traduction infinie de soi, reprise indéfinie
de figures anciennes que lon va sefforcer de retrouver dans
des contextes historiques nouveaux. » Notre continent, en conclut
Coutel, est un lieu de civilisation « où les cultures se
confrontent dans la quête dune humanité commune ».
Antoine
Bosshard