Au cur de bien des débats
contemporains ressurgit le thème de la transmission. La famille,
lécole, lÉglise, les valeurs, les identités,
autant de lieux où la transmission fait question. Dune
génération à lautre, les changements sont
si manifestes, que la transmission nous apparaît problématique.
Nos enfants ne sont pas, ou ne sont plus seulement nos héritiers
(le furent-ils jamais dailleurs ?). Lavenir nest
pas, ne sera pas le prolongement du présent. Il sera autre.
Lampleur et la rapidité des mutations, qui bouleversent
nos sociétés, nous rendent plus sensibles à la
discontinuité quà la permanence. Ainsi se répand
le sentiment dune véritable crise de la transmission.
Or transmettre est constitutif de lhumain. Être humain,
cest être engendré. Et ceci ne concerne pas seulement
la naissance biologique, mais dans toute la force de cette expression
notre venue au monde. Une histoire nous précède dont
nous sommes héritiers. Cest parce quil y a transmission
quil y a histoire : transmission dapprentissages, doutils,
de techniques, de savoirs. Mais aussi transmission dexpériences,
de récits, de rites, de valeurs. Transmission de langages.
Ainsi la langue que nous parlons spontanément, comme si elle
nous était naturelle, procède dune histoire très
ancienne. Elle participe dune transmission immémoriale,
et qui se poursuit continuellement, car la langue se modifie à
travers des processus complexes, au fur et à mesure quelle
se parle. Cest dabord par cet aspect de lhéritage
que nous pouvons mesurer limportance de la transmission. Nous
vivons tous de ce qui nous a été transmis. Et dabord
notre nom : Paul Ricur parle à ce sujet de contraction
du trésor de la transmission dans la nomination 1.
Chacun(e) sinscrit dans une généalogie, cest-à-dire
une chaîne de transmission, qui nest pas seulement un
ordre de succession statique, mais une dynamique instituante (Paul
Ricur). Chacun(e) est laboutissement dune histoire
millénaire qui la précédé(e), et
quil/elle récapitule en lui/elle. Chacun(e) à
son tour va contribuer à porter cette histoire plus loin. Cest
par la transmission que lhumain sengendre et se construit.
La transmission a deux dimensions
Ce propos privilégie un axe de la transmission : laxe
diachronique, transgénérationnel. La transmission est
ce qui noue une génération à lautre. Elle
a rapport à un lien dengendrement et de filiation. Aussi
le domaine privilégié en est-il léducation
: familiale, scolaire, catéchétique. Cest laxe
vertical où ladulte a une position et un devoir dantécédence
(Philippe Meirieu) à légard de lenfant,
comme de ceux qui seront ses héritiers.
Mais la transmission joue aussi sur un axe horizontal. Que lon
pense à lartiste comédien, musicien, danseur
qui interprète une uvre. Au sculpteur ou au plasticien
qui expose ses créations. Chacun(e) transmet son émotion,
son interprétation, sa quête. Cest aussi le cas
des militants qui sengagent pour une cause, et cherchent à
transmettre quelque chose de leurs convictions. La transmission est
ici ordonnée au témoignage plus quà lhéritage.
La communication de lÉvangile est à situer dans
ce mouvement densemble dune transmission multiple, par
lequel les sociétés humaines sengendrent dans
leur histoire (Nest-il pas significatif que lhébreu
désigne lhistoire par ce terme dengendrement ?).
Il est important de la replacer dans ce contexte, dans la mesure où
lon ne saurait abstraire la transmission religieuse de la culture
dans laquelle elle sinscrit.
Sommes-nous devant une crise de la transmission ?
Comment le contexte culturel qui est le nôtre modifie-t-il
les données de la transmission ? En quoi bouleverse-t-il les
règles du jeu qui ont organisé jusquici la transmission
?
Toutes les sociétés humaines se sont développées
au travers dun certain rapport entre tradition et innovation.
La tradition désigne ici un système complexe de règles,
de rites, de coutumes, de valeurs, qui se réfère à
un passé fondateur pour régir le présent. La
tradition institue ainsi le passé comme norme. Cest la
tradition qui assure le lien entre le passé et le présent,
qui marque la continuité à travers le changement des
générations, et qui maintient la cohésion de
lordre social. Certes, la tradition nest jamais totalement
figée, immuable. Elle comporte toujours des éléments
dévolution. Mais ce qui domine, cest lidée
de la continuité assurée par la tradition, et de lautorité
dont elle est investie pour régler laction présente
et à-venir. La tradition se donne comme la mémoire collective
du groupe social, dans laquelle la mémoire religieuse joue
un rôle déterminant, en apportant une légitimation
transcendante. La transmission de cette mémoire participe de
lintégration à lordre social, et de la perpétuation
de cet ordre. Ainsi y a-t-il ajustement et cohérence entre
tradition et transmission.
Dévaluation de la tradition
La modernité marque ici une rupture décisive. Un changement
dorientation. La dynamique de linnovation devient le ressort
du progrès. Le rapport au temps bascule : cest la poussée
vers lavenir qui modèle le développement. Ainsi
la sociologue Danièle Hervieu-Léger pouvait-elle écrire
en 1993 : « La génération fin de siècle
est la première génération post-traditionnelle
» 2, cest-à-dire
la première à affronter la nouveauté de lavenir
dans une situation dincertitude structurelle, parce que privée
de ces repères fondateurs quassurait la tradition. Ce
développement de la modernité entraîne la dévaluation
de la tradition : elle a perdu son statut normatif, sa fonction intégrative,
son autorité sociale. Laccé-lé-ra-tion
du changement, le sentiment davoir affaire à des problèmes
radicalement nouveaux accentuent cette disqualification de la tradition,
spécialement aux yeux des jeunes, qui sont les vecteurs des
nouvelles aspirations dans notre société.
Aussi la transmission dune génération à
lautre devient problématique. Les structures qui assuraient
cette transmission (la famille, lécole, la paroisse)
sont elles-mêmes fragilisées. Cest là un
premier élément qui valide une crise de la transmission
: la disqualification de la tradition a pour corollaire une perte
de la transmission. Particulièrement dans le domaine religieux,
la religion se référant à lautorité
dune tradition.
La communication de lÉvangile
est à situer dans ce mouvement densemble dune
transmission multiple, par lequel les sociétés
humaines sengendrent dans leur histoire.
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Lors dun colloque, organisé par le Ministère
de la Justice sur le thème : Quel droit, pour quelles familles
? Danièle Hervieu-Léger mentionnait une enquête
portant sur les valeurs que les parents souhaitent absolument transmettre
à leurs enfants. En tête vient le sens de la famille.
Les valeurs politiques ou les identités religieuses arrivent
en dernier. Seuls 4 % des réponses placent les identités
religieuses en tête. Et quand on demande aux parents : «
Pourquoi ? » la réponse est la suivante : « Ça,
cest son choix. Cest son problème. Il verra plus
tard en fonction des expériences quil aura et des rencontres
quil fera. » Et Danièle Hervieu-Léger caractérisait
cette évolution de la famille comme « lhypertrophie
de la dimension affective et leffacement des transmissions 3
».
Culture de lindividualisation
Un deuxième élément dexplication doit
être avancé. La modernité sest développée
autour de la valeur centrale quest laffirmation de lindividu,
la revendication de son autonomie, linsistance sur la subjectivité.
Cest à chacun(e) de choisir son mode de vie, sa morale,
sa sexualité, ses valeurs. À chacun(e) de donner sens
à son existence, de construire son identité. Cette conquête
de lautonomie, et cette culture de lindividualisation
sont au cur de la modernité. Jusquà létape
actuelle que Danièle Hervieu-Léger caractérise
par la montée en puissance de la revendication du droit de
chacun à son propre accomplissement 4.
Un des effets de cette évolution est une transformation profonde
de la démarche religieuse. Les identités religieuses
ne peuvent plus être considérées comme des identités
héritées. Chaque individu est amené à
construire sa propre identité à partir de ses expériences,
de ses aspirations, et de ses affinités. Limportance
de la transmission familiale, notamment pour des minorités
religieuses, ne saurait être pour autant sous-estimée,
par lempreinte quelle imprime, par les repères
quelle apporte, par les éléments symboliques quelle
met à disposition. Mais cet héritage implique une appropriation.
Lidentité transmise ne va nullement de soi. Elle demande
à être reprise à son compte, et réinterprétée
par ceux et celles qui en héritent. Il en résulte une
fragilisation, sinon une rupture, de la chaîne de transmission,
et la dissémination de la démarche religieuse en dinnombrables
parcours autonomes, singuliers. « Lidentité sanalyse
comme le résultat, toujours précaire et susceptible
dêtre remis en question, dune trajectoire didentification
qui se réalise dans la durée 5.
» Marcel Gauchet analyse ce processus comme une révolution
du croire : « Qui dit religion disait depuis toujours antécédence
de ce qui fait sens, intrinsèque autorité de ce qui
vient davant et de plus haut, donc donation
Ce qui fait
désormais lâme du comportement religieux, cest
la quête et non la réception
Lauthenticité
de linquiétude prend le pas sur la fermeté de
la conviction comme forme exemplaire du croire, jusque dans les confessions
établies 6. »
La perte de lautorité de la tradition, le développement
dune culture de lindividualisation : deux éléments
qui valident une crise de la transmission. Il serait hasardeux den
conclure trop vite à un effondrement de la transmission. Dautres
observations viendraient nuancer ce diagnostic. Quil suffise
de mentionner limportance de la préoccupation du patrimoine
(architectural, artistique, urbain), laudience rencontrée
par les grandes expositions culturelles, la création dans de
multiples communes de lieux muséographiques : autant de signes
de lintérêt porté à une transmission
culturelle. Dans un autre domaine, divers travaux mettent laccent
sur la mémoire familiale et sa transmission, la reproduction
des modèles hérités, lattachement à
la généalogie familiale.
La perte de lautorité
de la tradition, le développement dune culture
de lindividualisation : deux éléments qui
valident une crise de la transmission.
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Alors, crise ou métamorphose de la transmission ?
« On peut parler dune crise de transmission de la foi,
estime André Fossion, spécialiste de catéchétique,
au sens où celle-ci ne se transmet plus de manière quasiment
automatique, par tradition, avec lidentité familiale
ou culturelle, mais est désormais suspendue à la libre
décision, appréciation et appropriation des sujets dans
un monde devenu irrémédiablement pluriel 7. »
Ce qui est nouveau, cest la perte dun modèle de
reproduction. La fin de lautorité (Alain Renaut) 8, entendue
comme ce surcroît de légitimation, en vertu duquel un
discours simposerait grâce à son ancienneté
ou de son statut. Il ny a plus la perpétuation, dune
génération à lautre, dune même
appréhension de lexistence, dun même système
de sens ou de valeurs. Le thème de linvention de soi
se substitue très largement à celui de la reconduction
de lhéritage.
Mais cette situation ne signifie pas pour autant une crise de la
transmission, si la transmission est comprise comme lincitation
pour chaque génération, comme pour chaque être
humain, à réinterpréter sa présence au
monde. À entrer à son tour dans une conversation qui
la précédé, et dans laquelle il va prendre
sa place. Cest-à-dire si la transmission est perçue
non comme la reproduction dun modèle, mais comme une
éducation à lautonomie. Transmettre serait alors
mettre en situation de réinterpréter la tradition dont
on provient. « Garder les questions vivantes et permettre à
chacun de trouver ses propres réponses, voilà lessentiel.
» (Ph. Meirieu) 9
La transmission est sans doute fragilisée, compromise par
lampleur et laccélération des mutations
sociales. Cela ne signifie pas quelle ne seffectuerait
plus, elle seffectue autrement. Elle nopère plus
seulement de manière linéaire, directive, mais sous
des formes plus complexes, croisées, interactives. Les formes
de la transmission ont changé, ainsi que les conditions qui
la rendent possible. Les modèles nen sont plus les mêmes.
Cest ce qui donne dautant plus de prix à lacte
de transmettre aujourdhui.
Quest-ce que transmettre ? Enjeux et trajets de la transmission
de lÉvangile.
La transmission a profondément rapport avec le temps. Elle
est accueil dune précédence, et envoi (mission)
vers lavenir. Elle fait lien entre le passé et le présent,
entre le présent et lavenir. Elle est trace dune
inscription dans la durée. Peut-être, comme le relève
Régis Debray 10, le plus décisif
ici est-il le préfixe trans qui marque le mouvement : transfert,
passage, voyage. Dépassement de limmédiateté
et enracinement dans lhistoire.
Ainsi en est-il spécialement de la transmission de lÉvangile.
Celle-ci se rapporte à une histoire, puisquelle témoigne
dun Dieu qui a parlé, et qui sest manifesté
dans lhistoire. Elle engendre une histoire, celle de la communauté
de foi, dans laquelle se transmet le récit de Jésus,
au cur du grand récit biblique. Mais aussi lhistoire
de tous les effets de sens de ce récit, les initiatives et
créations quil a suscitées, et qui débordent
de très loin le destin des seules Églises chrétiennes.
Dès les origines, lÉvangile est acte de transmission.
« Je vous ai transmis ce que javais moi-même reçu,
écrit Paul aux Corinthiens : Christ est mort pour nos péchés
selon les Écritures, il a été enseveli, il est
ressuscité le troisième jour, selon les Écritures,
il est apparu à Céphas, puis aux Douze. » (1 Co
15,3-5). Cette transmission est plurielle : la parole de lapôtre,
le credo de la communauté, le recueil des Écritures,
la voix des témoins. Chacun de ces éléments renvoie
aux autres.
Si la préoccupation de transmettre lÉvangile
est constante dans la vie de lÉglise, elle se traduit
selon les moments et les circonstances avec des accentuations différentes.
Un rapide survol historique du dernier demi-siècle nous permettra
de lillustrer. Il est possible en effet de relever, de manière
très schématique, dans la vie des Églises Réformées
en France, cinq réponses différentes et successives,
dont chacune éclaire un aspect de la transmission. Quelques
jalons chronologiques permettent ainsi de dessiner une certaine typologie
de la transmission.
Annoncer.
La transmission se déplace
sur laxe de la communication. De lÉglise
pour les autres à lÉglise avec les autres.
|
Dès le lendemain de la Libération, de grandes campagnes
dévangélisation sont lancées dans la région
parisienne sur le thème LÉvangile du Christ au
peuple de France. Un an plus tôt le livre des abbés Godin
et Daniel La France, pays de mission ? 11
a fait choc. Il soulignait létendue de la déchristianisation,
notamment dans la classe ouvrière, et constituait un appel
vigoureux à une action missionnaire. Dès la liberté
retrou-vée, de grandes réunions sorganisent en
salles neutres à Paris (salle Wagram, Mutualité, Vel
dHiv) avec les pasteurs H. Roser, J.P. Benoît, F.
Bosc, et en de nombreuses villes, afin dévangéliser
un peuple largement déchristianisé. Laccent porte
ici avant tout sur le message, et sur sa proclamation. Lautorité
de ce message, le sentiment dune mission et dune urgence
à la remplir, la conscience aussi de vivre un kairos (un moment
favorable) une partie du pays est en ruines, tout est à
rebâtir, un temps nouveau souvre effacent tout
questionnement herméneutique.
Transmettre, cest ici proclamer. LÉglise a reçu
un message. Sa mission est de lannoncer à un peuple qui
lignore. Lasymétrie est fortement marquée
entre celui qui sait et celui qui ignore, celui qui annonce et celui
qui entend. La transmission revêt une dimension fortement proclamative.
La préoccupation simpose dès lors de mobiliser
les communautés en vue de cette proclamation, ce qui va conduire
à un second accent.
Témoigner.
Linsistance se déplace sur le rôle des croyants
comme porteurs de la Parole. Simultanément, laccent passe
de la Parole proclamée à la Parole vécue, sattestant
dans la vie quotidienne des croyants. Ce qui est souligné,
cest limplication personnelle et communautaire. Les années
de guerre et daprès-guerre ont vu une participation accrue
des laïcs à la vie des Églises. Comment les préparer
à assumer cette tâche ? Surtout le témoignage
des fidèles ne saurait se limiter au cadre paroissial, il sétend
à tous les domaines de leur vie dans le monde. Cest ainsi
quune nouvelle conscience de ce témoignage conduit à
réfléchir aux questions posées par la vie professionnelle
et sociale, et à larticulation entre la foi et la vie.
La préoccupation de la formation des adultes simpose
dans cette perspective. Des mouvements se créent, tel le mouvement
Jeunes Femmes. Des Centres souvrent, comme des lieux de formation
(Centre du Nouvion, dans le Nord ; Villemétrie, avec A. de
Robert et J. Bosc). Des groupes professionnels protestants (médecins,
juristes, etc.) se créent, pour réfléchir aux
questions posées au sein de la profession. Ces lieux divers,
multiples, soutiennent une interrogation collective sur le témoignage
de la foi, ses langages, ses pratiques. La transmission fait retour
sur la personne. Elle se complexifie et élargit son horizon
: formation des adultes, confrontation Évangile et société,
questionnements éthiques. Ce qui domine alors, cest le
thème cher au théologien Dietrich Bonhoeffer de lÉglise
pour les autres 12.
Communiquer.
Lexplosion de mai 68 provoque une libération de la
parole. De nouvelles aspirations se manifestent. Cette prise de parole,
selon le mot de Michel de Certeau, témoigne dexigences
profondes, qui faute de pouvoir trouver leur traduction politique
et sociale, ne parviennent à sénoncer que négativement,
sur le mode de la contestation ou du symbole. Lévénement
demeure ainsi une déchirure mal recousue, une faille dans un
ordre 13. Cette effervescence va susciter
léclosion de micro-communautés, lapparition
de nouvelles utopies, le développement de formes de religiosités
émotionnelles. Cest un temps de remises en question,
de discours iconoclastes.
La transmission se déplace sur laxe de la communication.
De lÉglise pour les autres à lÉglise
avec les au-tres. Des expériences nouvelles prennent corps
dans lÉglise, dont la caractéristique commune
est dêtre des espaces de communication associant dans
un partage dexpériences et un engagement commun des hommes
et des femmes en quête de sens. Les Centres de formation de
laïcs du début des années 60 deviennent des centres
de rencontres et de recherches ouverts à tous/toutes, et se
définissent eux-mêmes comme des lieux de libre parole.
Ces divers lieux entendent assumer, dans lÉglise ou sur
ses marges, une fonction critique, tant à légard
de la société ambiante que de linstitution ecclésiastique.
Ils se veulent des laboratoires dune parole autre, dune
vision alternative des rapports sociaux. Le questionnement porte sur
la dimension politique de la foi, sur les rapports que lÉglise
entretient avec les pouvoirs 14, mais
il fait retour sur le message lui-même, et la compréhension
que lÉglise en a. Doù le développement
dune réflexion critique sur nos langages, et le souci
dun renouvellement de la réflexion théologique,
qui est un des facteurs de la création de lInstitut protestant
de Théologie.
Interpréter.
Les tensions, parfois vives, qui ont traversé lÉglise
réformée de France dans les années 70 posent
en termes nouveaux la question : comment tenir ensemble pluralité
et unité ? Quest-ce que se référer à
lÉcriture comme autorité, alors que nos lectures
en sont si différentes, et si distantes les conclusions que
nous en tirons ? Le renouvellement des méthodes dexégèse,
les avancées des sciences bibliques, la conscience aussi quil
y a là un enjeu central pour les Églises de la Réforme
conduisent à la création des Équipes de recherche
biblique, mais plus largement à un approfondissement du travail
biblique en de multiples lieux.
Une nouvelle conscience se répand de la situation herméneutique
du christianisme. La foi implique le travail de linterprétation.
La pluralité des Écritures et le débat qui se
noue entre elles témoignent de ce constant travail dinterprétation
à luvre dans la communauté de foi. Linsistance
se déplace sur ce travail dinterprétation : interpréter
la Parole à travers les événements et la culture,
interpréter les événements et la culture à
la lumière de la Parole, tel apparaît le cercle herméneutique.
Transmettre, cest entrer dans ce mouvement de linterprétation.
Un mouvement continu, car linterprétation est un processus
jamais achevé, toujours à reprendre. La transmission
participe de ce processus. Linterrogation théologique
revient ici au premier plan.
Cheminer.
Peut-être ce verbe pourrait-il caractériser létape
contemporaine. Une conscience plus vive nous traverse de la fragilité
du témoignage chrétien :
- à lépreuve du dialogue interreligieux
(avec la perte dun statut duniversalité exclusive)
;
- face au développement des extrémismes religieux
(qui entraîne dans de larges secteurs de lopinion la
disqualification du discours religieux comme tel) ;
- devant la complexité des enjeux éthiques
contemporains, qui nous laisse très démunis.
Le témoignage chrétien se donne dans la fragilité
dune parole en débat avec dautres. La Parole ne
saurait sénoncer comme une évidence, elle naît
de lécoute, elle se reçoit dans le cheminement
avec les autres qui nous déplace nous-mêmes. LÉvangile
séclaire de cet échange et de ce dialogue avec
dautres. Transmettre, cest découvrir et partager,
échanger nos expériences, nos convictions et nos doutes.
La transmission est ici rencontre de lautre, confrontation à
une altérité.
Chacune de ces réponses renvoie à une composante
de la transmission.
Annoncer souligne la transcendance de la Parole. Lorigine
toujours nous échappe. Nous nen avons pas la maîtrise.
Tout lÉvangile nous dit ce trajet dune Parole qui
vient à nous, qui fait événement dans notre histoire,
et nous confronte à une réalité ultime. Ainsi,
tout au long de la vie de Jésus, lÉvangile résonne-t-il
comme une parole autre, qui saisit, interpelle, innove. Et cette vie
elle-même apparaît comme celle du Fils, de lEnvoyé,
toutes métaphores qui renvoient à une altérité
irréductible.
Témoigner marque notre rencontre avec la Parole. Notre implication.
Il nest pas de transmission qui ne passe par ce lien existentiel
avec lÉvangile. Transmettre fait toujours appel à
quelque chose qui a fait trace en nous. La résonance judiciaire
du témoigner nest pas sans intérêt. La Parole
est toujours en procès dans lhistoire : cest un
thème que des prophètes comme le Deutéro-Ésaïe,
aussi bien que lÉvangile de Jean, mettent en scène
pour souligner combien cette Parole est à la fois objet de
contestation, porteuse de provocation et enjeu de décision.
Transmettre renvoie ainsi à une Parole qui vient dailleurs,
de plus loin que nous-mêmes, mais aussi qui nous traverse, qui
nous engendre, qui fait trace en nous.
Communiquer déplace laccent sur la relation et sur
les partenaires. La parole naît de lécoute de lau-tre,
elle se déploie dans léchange, et linterrogation
mutuelle. Le pôle de la réception est ici souligné,
et par là limportance de lappropriation. Transmettre
nest jamais à sens unique. Certes, il peut y avoir une
certaine dissymétrie dans la relation. Régis Debray
notait que les espaces voués à la transmission comportaient
généralement un certain dénivelé matériel,
spatial : la scène, lestrade, la chaire 15.
Mais cette dissymétrie ne saurait effacer une similitude fondamentale.
La Parole se donne toujours au présent dans lévénement
de la rencontre. Elle surgit, imprévisible, dans léchange,
échappant à toute maîtrise, à linsu
même parfois du locuteur.
Interpréter traduit la particularité de notre perception
de lÉvangile et de notre expression de la foi. Nul discours
ne saurait se poser comme absolu. Or une conviction religieuse est
toujours en danger de sabsolutiser. De la Vérité,
nul na la maîtrise. Pas davantage de la juste interprétation
de lÉvangile.
La transmission ne saurait se jouer dans la répétition.
Elle appelle cette incessante révision de nos formulations
et de nos langages, ce risque de traductions nouvelles où résonne
lÉvangile aujourdhui.
Enfin cheminer exprime à la fois un compagnonnage et une
quête. Car nous sommes en chemin avec dautres, avec tous
nos frères et surs en humanité. En quête
avec eux, comme eux dune Parole qui oriente la marche. Nous
partageons les mêmes questions, et nous navons pas la
prétention den connaître les réponses. Cest
dans ce cheminement quune Parole peut surgir, inattendue, inouïe.
Nul ne saurait la savoir davance. Nul ne saurait avoir prise
sur elle. Emmaüs en est la métaphore. Cest dire
la dimension eschatologique de toute transmission : la Parole est
toujours à-venir.
Ces cinq thèmes, ici distingués pour la commodité
de lanalyse, ne sauraient être opposés lun
à lautre. Ils se complètent, et se corrigent mutuellement.
Il importe de les tenir ensemble. Ils marquent des accentuations différentes,
mais dont chacune est nécessaire aux autres, même si
en fonction des situations et des choix théologiques lune
ou lautre sera privilégiée.
La transmissionn ne saurait
se jouer dans la répétition. Elle appelle cette
incessante révision de nos formulations et de nos langages.
|
La transmission doit éveiller en chacun(e) ce quil
a dunique
La question de la transmission nous préoccupe surtout sur
le versant du contenu : que transmettre ? Quavons-nous à
transmettre ? Lattention se porte alors sur les savoirs à
enseigner (lécole !), sur les valeurs à inculquer
(la famille !), sur les récits et sur les textes (la catéchèse
!). Bref, sur tout ce qui constitue lobjet, la matière
de la transmission. Pour buter en définitive sur quelque chose
qui est toujours en reste, et qui est de lordre de lintransmissible.
Plus elle se rapporte aux valeurs profondes, à lêtre
et à lultime, plus elle rencontre cette dimension de
lintransmissible.
La transmission nous interroge aussi sur le versant de la relation.
Elle passe le plus souvent par des personnes. Elle ne saurait être
un parcours à sens unique. Elle implique toujours une interaction
entre des partenaires. Elle met en jeu le dire et le non-dit, le verbal
et le non-verbal, le conscient et linconscient. On ne transmet
que de lécoute, dit le metteur en scène Daniel
Mesguich. Ce second aspect déplace lattention sur les
sujets, les acteurs de la relation.
Plus profondément encore, la transmission nous interroge
sur le versant du sens : quel est lenjeu de ce mouvement par
lequel continuellement lhumain sengendre au travers de
la parole reçue et transmise, au travers de ce lien avec les
générations qui précèdent, et avec celles
qui suivent ? Que traduit ce dynamisme, cet élan de la transmission
au sein dune humanité toujours en train dadvenir
?
Le débat pourrait peut-être se nouer autour de ceci
: chaque être humain est porteur dune voix singulière,
unique, qui na pas encore résonné dans le concert
du monde. Une voix qui narrive pas à se dire, qui reste
entravée, comme en attente dun événement
qui vienne la libérer. La question est alors : comment ce qui
nous est transmis va-t-il libérer tout au fond de nous-même
ce que nous avons chacun(e) de singulier, dunique à transmettre
? Lenjeu de la transmission est là. Nous ne transmettons
pas simplement pour que ce que nous vivons, croyons et pensons ne
meure pas avec nous (R. Debray) 16,
mais pour que dautres séveillent à leur
tour à ce quils ont dunique. Pour que la Parole
transmise contribue à libérer en eux ce quils
ont dunique à transmettre.