Cet homme quon
interpelle est-il vraiment « Étranger » puisquon
lui adresse la parole sans soupçon ni invective ? Peut-être
bénéficie-t-il de lhospitalité traditionnelle
des peuples sémites, des habitants de terres arides ? Ou est-il
simplement reconnu dans son « étrangeté »,
dans son absence dassise sociale, dans son dépouillement
? Il est rencontré et, à partir de là, il peut
provoquer des questions, entrer en relation, se laisser percevoir
Cet homme est précisément pour nous source de réflexions,
de connaissance et douverture sur létranger, sur
lautre, tout comme devait lêtre létrange
Jésus demandant à la foule : « Qui sont ma mère
et mes frères ? »(Mc 3,33). La Bible, la poésie,
lart, imposant une compréhension personnelle hors du temps
et de lespace, ont souvent un pouvoir dévocation
et de questionnement qui éblouit ou qui dérange
Ainsi cet étranger ne fait pas partie dune
famille, dun clan, dune nation : son identité apparaît
comme floue, ce qui pourrait provoquer la suspicion. Mais ce nest
pas le cas car il se situe ailleurs, « au-delà »,
de sorte que la frontière qui souvent rejette létranger
« en dehors » nexiste pas.
Ne symbolise-t-il pas lhumanité authentique,
lindividu autonome, sensible à la beauté, serein
et rêveur mais seul, nu et indifférent à la richesse
? Il est bel homme dans sa pauvreté.
Nous sommes loin du chaos du monde actuel, de la misère
qui affecte souvent les immigrés, de lagressivité,
de la violence et de la peur qui constitue le réflexe égoïste
du clan des « nous autres » par rapport aux « autres
» qui nappartiennent pas à notre culture, à
notre religion, à notre race.
Mais si la culture, la religion, la race peuvent constituer
une fermeture pour certains dans un espace-temps donné, elles
ne constituent pas une barrière infranchissable dans un temps
étiré qui laisse sa place à lévolution
: les cultures se mondialisent, les races se métissent et ce
sont les religions qui semblent les plus cloisonnées et les plus
claniques.
Quand bien même lautre est accueilli, il
restera toujours autre, a fortiori sil est étranger. Il
sera intégré mais jamais « le même ».
Comme lécrit le philosophe Emmanuel Levinas dans Totalité
et Infini : « La collectivité à qui je dis tu
ou nous nest pas un pluriel du je. Moi,
toi, ce ne sont pas là individus dun concept commun. Ni
la possession, ni lunité du nombre, ni lunité
du concept, ne se rattache à autrui. Absence de patrie commune
qui fait de lAutre lÉtranger ; lÉtranger
qui trouble le chez soi. Mais Étranger veut dire aussi le libre.
Sur lui je ne peux Pouvoir. Il échappe à ma prise par
un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il
nest pas tout à fait dans mon lieu. »
Il convient de retenir que létranger énigmatique,
même sympathique, est toujours ailleurs et insaisissable. La rencontre
de lÉtranger de Baudelaire constitue une expérience
de découverte réciproque de la liberté et de létrangeté
de lautre par la puissance dune parole qui visite, questionne,
ouvre lespace et enrichit. Baudelaire nous laisse imaginer cet
« extraordinaire étranger » comme un poète,
un rêveur hors du temps et de lespace, un amoureux des nuages
qui passent
là-bas. Ces nuages ne symbolisent-ils pas la
liberté chère à cet étranger qui, nayant
de relation quavec linfini, le ciel, la beauté
si toutefois, déesse, elle est accessible ne veut pas
se préoccuper dargent : il hait lor, cette idole
qui asservit ; pour lui, les hommes sensés ne peuvent que haïr
ce Dieu tout-puissant et mythique des religions, qui les prive de leur
liberté. En fait, dans son esprit, les autres que lui, ces nantis
qui veulent vivre hors du regard inquisiteur des étrangers qui
les dérangent, devraient encore plus haïr Dieu qui les culpabilise
en leur prescrivant daccueillir et daimer les pauvres et
les isolés.
Mais la beauté du poème de Baudelaire qui
nous présente un étranger sympathique nefface pas
lintolérable injustice de son dénuement et de sa
solitude. Elle résonne en nous, nous sensibilise au profond de
nous sur la réalité, comme le fait Picasso à travers
Guernica, uvre dart majestueuse qui révèle
aussi le réel, la barbarie des hommes
. Lart aussi
nous invite à laction !
Robert
Serre