Oui, moi qui suis le dernier des
dieux, il est temps que je men aille et je viens vous faire mes
adieux.
Pourtant, jen conviens, vous mavez reçu comme un
prince. À bien des égards, vous vous êtes mis en
frais.
Souvent vous avez fait de moi le roi de vos fêtes et de vos
enchantements. Jétais le dieu des pâquerettes, des
oasis et des printemps qui renaissent. Jétais la sève
de vos soleils et de vos firmaments, le point dorgue de vos cantilènes,
le mystère de vos rêves et la consolation des honnêtes
gens.
De temps en temps aussi, vous avez fait de moi le faîte de vos
tourments. Jétais alors le dieu des prophètes, des
mystiques et des poètes, lespérance de vos quêtes,
de vos deuils et de vos errements. Jétais un manteau de
mansuétude sur vos faux-fuyants, un voile doubli sur vos
perfidies, et aussi lénigme ultime de vos sciences impatientes.
Vous me disiez présent, là, quelque part, en secret,
au creux de vos curs ou au fin fond de vos cachettes. Vous jouiez
avec moi à cache-cache, à « Dieu y es-tu ? Mentends-tu
? », et aussi au poker menteur, aux pochettes-surprises et quelquefois
aux échecs. Jétais, selon vous, tantôt votre
partenaire, tantôt votre adversaire. Parfois, disiez-vous, je
vous infligeais un blâme, mais cétait « pour
de rire » puisque vous me disiez bon prince.
Cest sûr, vous étiez bien bons à mon égard.
À vous entendre, on aurait cru que je savais parler aux femmes
et même aux banquiers. Jétais là, à
vous croire, dans un trou de souris pendant vos adultères, dans
le chant du coq au temps de vos repentirs, dans le sourire dune
jeune vierge quand vous cherchiez linnocence et même dans
léclat de vos glaives quand vous chantiez victoire.
Oui, vous étiez avec moi dune étrange candeur.
Vous alliez jusquà croire quun dieu pouvait se faire
chair, parole ou même lumière, et quil pouvait conduire,
en secret, les affaires de votre monde.
Mais oserais-je vous le dire, je suis toujours resté étranger
sur votre terre. Que voulez-vous, on ne se refait pas. Puisque je suis
dieu, je suis de naturel distant, lointain et quelque peu altier. Je
ne me mêle pas au profane et je nai jamais pu être
mondain. Vous organisiez en mon honneur de bien curieux repas et même,
de temps à autre, quelques festivités tout à fait
sibyllines. Mais, je vous lavoue, dans votre monde, je ny
suis pour rien et je ny suis pour personne. En fait, je nai
de goût pour rien, ou plutôt je nai de goût
que pour le rien. Vis-à-vis de vous, jétais, tout
au plus, dune tendre indifférence.
Oui, je vous le dis presque à regret et avec politesse, parmi
vous je me sentais absent et je létais sûrement.
Je le sais, vous étiez persuadés du contraire. Jaurais
certes voulu pouvoir vous montrer que vous vous trompiez. Mais vous
en conviendrez, même pour un dieu, il est impossible de prouver
son absence. Et jai dû vous laisser à vos illusions,
à vos arguties et à vos mystifications.
Pourtant, puisque vous mappeliez lÉternel, vous
auriez dû comprendre que je ne pouvais rien pour vous. Quand on
est éternel, on ne sait pas suivre le cours du temps ni entrer
dans lhistoire des gens. Quand on est transparence, on ne peut
guère mettre sa touche aux couleurs des palettes des artistes
et des artisans. Quand on est dau-delà et de nulle part,
on ne peut sengager sur les pistes du monde. Quand on est le silence
même, on ne sait rien des oracles ni des exhortations. Quand on
est sans substance et sans âme, il ne faut rien attendre dun
si piètre sire, même pas des mots desprit et encore
moins des états dâme. Cétait me faire
trop dhonneur, ou plutôt pas assez, que de supposer que
jétais capable damour. En fait, pour le dire simplement,
je ne suis pas très humain.
Cest vrai, quand on est dieu, on est bien peu de chose. Certains
dentre vous lavaient presque deviné. Leur seule prière,
cétait la sensation du vide et une forme de vertige face
à labsurdité de tout. Leur seule foi, cétait
de faire de leur vie une forme de voltige, en suspens au-dessus des
abîmes. Leur seule liturgie, cétait celle des pas-perdus
loin de toute salle dattente. Leur seul cantique était
de célébrer ce qui, sur la scène du monde, se joue
pour rien et pour la gloire du rien. Ce quils disaient de plus
juste à mon sujet, cétait tout simplement «
Quon nen parle plus », ou éventuellement, à
la rigueur, « Il y a toujours quelque chose dabsent qui
me tourmente. »
Ainsi, je viens vous faire mes adieux. Il ne pouvait en être
autrement. Jarrache lancre par laquelle vous vous obstinez
à vouloir me retenir sur vos terres. Je suis ce que je suis :
un Dieu de haute mer, infiniment au large, très loin de vos promontoires
et de vos vigies.
Les dieux sont ainsi, vierges de toute promiscuité, absents
même de linfinie distance où quelquefois vous les
situez. Ils ne sont ni sur la terre ni même au ciel. Leur règne
nest pas de ce monde. Ils ne règnent sur rien car le Rien
seul est leur Royaume. Ils sont aussi insaisissables et impensables
que le rien. Ainsi, moi-même, laissez-moi vous le dire en toute
simplicité et en toute modestie, je suis, si je puis dire, lêtre
du rien. Si je suis, cest seulement parce que jai le néant
en propre.
Oui, cest ainsi, les dieux ne sont de nulle part. Et il en a
toujours été ainsi. Ils ne sont à laise que
lorsquil ny a rien. Avant lavènement de ce
monde, il ny avait rien, et ce Rien était leur paradis.
En ce temps là, si je puis dire, rien navait commencé
et rien nexistait. Et dans le sein du Rien, les dieux jouaient
à ne rien faire et à ne rien être. En fait, voyez-vous,
les dieux sont lesprit du Rien. Ils sont la puissance, la jubilation
et la grâce du Rien. Ils sont le jeu, lenjouement et la
plénitude du Rien jouissant de nêtre rien. Ils nont
leur site que dans labsence totale de tout et de quoi que ce soit.
Les dieux sont les couleurs du Royaume du Rien éternel et infini
telles que les hommes les imaginent.
Je men souviens encore, du temps où il ny avait
rien, nous étions, nous les dieux, le chant du silence, léclat
de la transparence, le songe de linfini néant et la douceur
de léternité innocente.
Mais, cest ainsi, les dieux ont disparu dès que le monde
fut. Certains de vos théologiens disent quils présidèrent
à la création de lunivers et peut-être aidèrent
à son accouchement. Mais on nen sait rien. Toujours est-il
que, lorsque le Rien accoucha du monde, le Rien mourut en couches. De
fait, le surgissement du ciel et de la terre, dès le premier
instant, a brisé le Néant et déchiré sa
virginité intacte et immaculée. Le monde, par son assaut
et son effraction, a occupé la place du Rien. Et, dès
lors, les dieux furent chassés de leur paradis. La création
du ciel et de la terre fit éclater leur Royaume et précipita
leur chute.
La plupart en sont morts. Laube du premier jour signa leur dernier
jour. Certains de vos sages ont pu dire que les dieux sétaient
retirés et comme rétractés pour que le monde puisse
être et apparaître. En fait, ce fut plus cruel. Ils ont
été abolis et destitués.
Certains, il est vrai, ont voulu saccrocher et ne pas perdre
pied. Ils ont cherché à se reconvertir, quitte à
déchoir et à devenir lombre deux-mêmes.
Ils ont voulu être lombre du Rien dans le royaume du monde
et des ombres, ou, pour le dire autrement, un larcin déternité
piégé dans le cours des saisons, au creux des rythmes
du temps. Quelques-uns ont même accepté de saliéner
au monde et de se mettre au pas des choses qui changent. Neptune est
devenu le dieu de la mer, Dionysos celui des végétations
et Éole celui des vents. Lun dentre nous a même
voulu se faire homme. Mais rien ny fit. Les uns après les
autres, les dieux furent destitués et crucifiés. Oui,
par la force des choses et sous lempire des êtres, ils ont
été broyés.
Aujourdhui, et depuis la création du monde, il ny
a plus rien du Rien, le Néant a été anéanti,
lInfini est aboli et lÉternité foudroyée
par lirruption du temps. Les dieux nont plus leur place.
La naissance du monde fut le parricide des dieux.
Et, aujourdhui, moi qui suis le dernier des dieux, le seul et
unique, je disparais aussi.
Oui, sachez-le, les dieux auraient pu être le ciel
sil
ny avait pas la terre. Ils auraient pu être le silence
sil ny avait eu vos chants. Ils auraient pu être la
lumière de la beauté pure et translucide
sil
ny avait eu ni les roses, ni les lys. Ils auraient pu être
léclat de la vérité
sil ny
avait eu ni les nombres, ni les sciences. Ils auraient pu être
la pureté du Rien si navait surgi léclat du
spectacle du monde. Ils auraient pu être léternité
sil ny avait pas le monde. Ils pourraient être des
dieux
sil ny avait rien dautre queux.
De fait, il y a une forme dincompatibilité entre les dieux
et le monde. Cest ainsi, les dieux nont leur site que dans
labsence totale de tout et de quoi que ce soit.
Et cest pourquoi, vous dont jaurais voulu aimer les sortilèges,
laissez-moi vous dire À dieu.
Je vous le dis dailleurs avec confiance puisque, tôt ou
tard, lorsque le monde et le temps auront fait leur temps, tout retrouvera
le vélin vierge du Silence. Oui, un jour reviendra le règne
du Nulle part sous la bénédiction des dieux. Au fond,
le monde naura été quune incongruité
heureuse, une anomalie fastueuse et un défaut splendide dans
le règne du Rien. Cest certain, tôt ou tard, le monde,
ses arpents et ses champs, ses lunes et ses soleils, ses nuits et ses
jours sengloutiront dans labîme et la gloire dun
éternel Ailleurs. Les êtres, les lieux et les songes seront
alors absous et dissous dans la haute mer du Rien sans rivage. Et les
dieux pourront alors renaître dans cette éternelle vacance.
Le monde aura été une parenthèse et une erreur
de parcours dans lazur diaphane et vide dune fluide plaine
de limpide éternité.
Oui, je lespère, et vous aussi semble-t-il : à
la fin des temps reviendra le Royaume des dieux.
Alors, vous et moi, nous nous rejoindrons dans labîme
et la paix dun éternel Adieu.
Alain
Houziaux