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Numéro 202
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Même si la foi sexprime souvent par des conformismes, des rituels et des traditions, il nen reste pas moins quelle est lexpression et le corollaire dune forme de soif, despérance, de générosité et didéalisme. Elle nest pas seulement lopium du peuple, elle est aussi son aiguillon. |
Et cette foi meurt lorsque le besoin de croire nest plus aussi vif. Dans ces conditions, peut-on dire que perdre la foi soit grave ? Pas tellement, pourrait-on dire, puisque la foi ne répond plus à un besoin. Le fait de perdre la foi serait plutôt le signe que lon est sorti daffaire. Donc, pourrait-on penser, si lon perd la foi parce que lon éprouve plus le besoin de croire, la perte de la foi serait tout à fait normale et sans gravité. Mais en fait, tout nest peut-être pas aussi simple. Quest-ce que ce besoin de croire ? Et sa disparition est-elle si souhaitable que cela ?
Pour Freud, le besoin de croire relève du besoin dillusion. Ce besoin dillusion est dailleurs polymorphe et, pour Freud, il suscite également, à côté du besoin religieux (créateur de lillusion religieuse), le besoin artistique (le besoin de créer des uvres imaginatives) et le besoin de philosopher (le besoin de créer des idées et des idéologies abstraites et indépendantes du réel). Ainsi, pour Freud 5, le rêve, la philosophie, lexpression artistique et la religion relèvent tous dun besoin dillusion et dune forme de déni du réel et de lappréhension objective de la réalité. Cette manière de voir peut surprendre. Elle semble impliquer quon puisse mettre sur le même plan (le plan des choses normales pour ne pas dire souhaitables), la perte du besoin de croire (le besoin dune religion), la perte du besoin de philosopher, de rêver et de sexprimer par des uvres artistiques.
Pas tout à fait car Freud distingue deux types dillusions. Celles qui sont sans danger parce que lillusoire y est donné pour tel (cest le cas pour lart qui, dit Freud, « ne veut rien être dautre quune illusion ») et celles qui sont dangereuses parce que la vie imaginative nest pas clairement déconnectée de la vie psychique et de lappréhension du réel en tant que tel. Ainsi ce qui serait pernicieux dans le besoin de croire (le besoin religieux mais aussi, pour Freud, le besoin didéologie et de philosophie), cest quil peut nous faire prendre nos désirs pour des réalités, autrement dit confondre le plan de lillusion avec celui de la réalité. Et lillusion religieuse, en particulier, naîtrait du désir fantasmatique et illusoire dêtre protégé et aimé par un père plus puissant que le père réel. Le besoin de prier ce Père naîtrait de cette substitution de lillusoire au réel et, ce qui est plus grave encore, de prendre ce Père illusoire pour une forme de secours sur le plan du réel.
Cette distinction entre les bonnes et les mauvaises illusions étant faite, faudrait-il donc se réjouir sans ambages de la perte du besoin de croire et de former des illusions religieuses ? Pas forcément, dit Freud, et ce pour trois raisons :
Pour Freud, la religion peut être considérée comme une névrose collective. Mais, le reconnaître nest pas pour autant une manière de signer sa condamnation. En effet, ladoption par le croyant de cette névrose collective limmunise contre le besoin de former une névrose personnelle 6. De fait, la foi religieuse peut constituer une forme dencadrement et de régulation des pulsions névrotiques personnelles à tendance hallucinatoires. Mais, bien sûr, pour pouvoir en conclure que, avoir la foi, cest mieux que de ne pas lavoir, il faudrait pouvoir vérifier que ceux qui ont la foi sont en général moins névrosés ou du moins, moins gravement que ceux qui ne lont pas.
Ce serait une illusion de croire quil nous soit possible de renoncer aux croyances. On risque de remplacer une illusion par une autre. Or les illusions par lesquelles on peut remplacer la religion peuvent être pires, plus nocives et plus fallacieuses que celle-ci. Parmi ces illusions de remplacement, il peut y avoir la superstition, les idéologies fantasmatiques, le fanatisme idéologique. De fait, pratiquer sa foi dans le cadre dune religion traditionnelle a souvent une fonction éducative et régulatrice qui permet de ne pas ségarer dans des superstitions obscurantistes.
Le troisième point nous paraît le plus important. On peut se demander si la perte du besoin de croire ne relève pas dune forme de perte du désir. Nous lavons dit, ce qui conduit à la perte de la foi, ce nest pas lathéisme, mais lindifférence. La perte du besoin de croire pourrait être assimilée à une forme de perte de la libido. Cest tout à fait possible puisquon a souvent considéré la foi comme une forme de sublimation de la libido.
Il faut le dire clairement, le besoin de croire est lune des formes de la pulsion de vie (Éros). Même si la foi sexprime souvent par des conformismes, des rituels et des traditions, il nen reste pas moins quelle est lexpression et le corollaire dune forme de soif, despérance, de générosité et didéalisme. Elle nest pas seulement lopium du peuple, elle est aussi son aiguillon.
Cest pourquoi, se demander « Perdre la foi, est-ce grave ? » revient à poser la question « perdre le désir, est-ce grave ? » ou « devenir indifférent, est-ce souhaitable ? » 7. Et même si le bouddhisme, le stoïcisme et certains courants mystiques chrétiens prônent volontiers, non pas tant lindifférence dailleurs mais plutôt le détachement, il nen reste pas moins que lindifférence a incontestablement un goût de cendres. Entre lindifférence et lillusion, à tout prendre, il faut préférer lillusion. Et, me semble-t-il, Freud en serait daccord.
Nous en venons à une deuxième manière de considérer la foi et danalyser les implications de la perte de la foi. Nous lavons déjà évoqué, la foi peut être considérée comme une énergie, une force motrice. Le Médecin sans frontières qui se dévoue sans compter est poussé par la foi. « Il y croit ». Il agit en étant poussé par une énergie et une motivation générées par sa foi.
La foi religieuse, elle aussi, peut également être considérée comme une force motrice, elle peut « déplacer les montagnes » (1 Co 13,2). Pour utiliser la terminologie marxiste, on dira quelle est une « force de production ». On a la foi « chevillée au corps ». Dailleurs, lorsque Jésus parle de la foi, il la considère comme une énergie et une confiance et non pas comme une croyance 8. Le meilleur exemple que lon puisse donner de la foi au sens biblique, cest celui de Pierre, dans les évangiles. Par la foi, il peut marcher sur les eaux (Mt 14,28). La foi le porte, comme on dit. Mais la foi en quoi ? On ne sait pas vraiment. Est-ce la foi en lui-même, ou en Dieu, ou en Christ, ou dans la Providence 9, ou dans le fait quil peut marcher sur les eaux ? Avec cette forme de foi, on peut même aller jusquà sauter dans le vide parce que, pour celui qui a la foi, il ny a pas de vide, « on est toujours porté par Dieu ». Le poète Norge caractérise magnifiquement cette forme de foi : « Nous avons jeté notre pont sur le vide et sur le vide notre pont a trouvé pilier 10. »
Pour reprendre la formule de Castoriadis, la foi est « un pont sur labîme 11 », lexemple de Pierre le montre bien. Elle fait limpasse sur ce qui pourrait la contrarier. Ce qui peut sopposer à cette foi, « on ne veut pas le savoir 12 ». Elle fonctionne tant que lon na pas pris conscience que ce que lon croit peut être considéré comme incroyable. En revanche, elle seffondre lorsquon en prend conscience. Pour reprendre lexemple de Pierre, il a pu, par la foi, marcher sur les eaux, tant quil navait pas vraiment conscience de ce quil croyait. Et il sest écroulé lorsquil en a pris conscience.
On peut imputer la perte de la foi à un retour du refoulé. Ce qui était occulté et refoulé, cétait le caractère « incroyable » et inacceptable de ce que lon croyait. Et lorsque le refoulé remonte à la conscience, le pont (sur labîme) de la foi sécroule. Le croyant disait « Je crois, bien que cela soit absurde ou même parce que cest absurde 13 », et la perte de la foi se fait lorsque ce qui avait été refoulé (le caractère absurde de ce qui était cru) éclate au grand jour.
Dans ces conditions, perdre la foi est-ce grave ? Je crois quil est difficile davoir une réponse unique.
La perte de la foi, cest-à-dire le fait de découvrir quil ny a rien là où on croyait quil y avait la main secourable de Dieu, peut être vécue comme un effondrement. Quand on perd cette foi-confiance, on tombe de haut, comme on dit. La perte de la foi est vécue comme une chute et aussi comme une désillusion. Ce qui vous paraissait évident (parce que, comme on dit, « on ny avait jamais réfléchi », et parce que « cela allait de soi ») cesse d « aller de soi » et seffondre tout dun coup. On a limpression que le sol seffondre sous ses pas.
Vaut-il mieux finalement vivre et espérer grâce à des illusions ou, au contraire, souffrir pour avoir pris conscience de la vérité ? La réponse ne va pas de soi. Nietzsche et Freud nont dailleurs pas la même réponse. Pour Nietzsche, il y a une « nécessité vitale de lillusion perspectiviste 14 ». Pour lui, le pouvoir créateur de limagination doit sexprimer même sil soppose à la vérité. Pour Freud, en revanche, il faut en tout état de cause choisir « la vérité » contre le plaisir de croire, et ceci implique un travail de deuil qui conduit à la nécessité de se résigner. La résignation, cest, dit-il, accepter dendurer le fardeau de lexistence. Cest un travail sur le désir qui implique un renoncement au plaisir et lacceptation de la nécessité de mourir 15. Tout cela nest ni très gai, ni très vivifiant, même si cest, selon Freud, nécessaire.
Quoi quil en soit, la désillusion (cest-à-dire la perte de la foi) est en fait une blessure violente infligée à Éros, le principe de vie, de désir et de plaisir. Jean-Pierre Vernant 16, ancien communiste, insiste sur le fait que la foi est une force de résistance aux malheurs, aux totalitarismes politiques et aux aliénations de toutes sortes. Et si on perd cette foi, on perd cette force et on devient fragile et vulnérable.
Troisième forme de la foi : la foi-croyance. Avoir la foi, cest croire à un certain nombre darticles de foi, par exemple à ceux du Credo. On croit que Dieu est un Père tout puissant, que Jésus-Christ est ressuscité dentre les morts, etc. Même si elle sexprime sur le mode du « croire que », la foi-croyance est aussi un « croire en » parce que la croyance est le plus souvent croyance en ce quénonce et professe telle ou telle autorité (lÉglise par exemple). On croit ce que dit lÉglise, le Credo, le gourou, le Président Mao, même si cest incroyable. On croit « sur parole », par une forme de « sacrifice de lintelligence ».
Comment en vient-on à perdre cette foi ? Pour cette foi-croyance, la perte de la foi vient par le doute ou plutôt par la mise en doute. On met en doute et en question les articles de foi auxquels on croyait. Le « je » reprend alors son droit à sinterroger et à douter. Et, parallèlement, on perd confiance dans lautorité qui édictait le Credo.
Ainsi, le philosophe Jean-Toussaint Desanti 17, pour expliquer la perte de sa foi communiste insiste sur limportance décisive de la perte de la confiance dans lautorité. Il met en avant limportance, dans le processus de la foi-croyance, de ce quil appelle « la parole de maîtrise ». En effet, cest lautorité dun maître (réel ou fantasmatique) qui fait tenir un univers de croyance, clos sur lui-même, protégé de remparts idéologiques. La foi peut accepter les croyances les plus bizarres et les pratiques les plus discutables au nom dun idéal quincarne le maître qui, lui, « sait ». Mais le château fort de cette croyance peut seffondrer radicalement et immédiatement si la confiance dans ce maître ou dans lautorité de lenseignement donné vient à disparaître.
La perte de la foi apparaît parfois comme une forme de dé-couverte, certains diront de des-aliénation. Un événement-déclic dessille les yeux de celui qui était obnubilé et aveuglé. Face par exemple aux émissions du style « Corpus Christi » qui remettent en cause les fondements de sa foi, le croyant déclarera dabord « je ne veux pas le savoir ». Puis, ensuite, il prétendra quil faut séparer ce qui est de lordre de la foi de ce qui ressort de la vérité historique et scientifique, parce que, dira-t-il, ce sont là deux domaines qui relèvent de « plans » différents. Mais, en fait, cette dissociation me paraît tout à fait fictive. Celui qui voudra, envers et contre tout, continuer à professer sa foi ne pourra le faire que par une forme de schizophrénie qui, reconnaissons-le, frise, dans certains cas, la malhonnêteté intellectuelle.
Leffondrement des croyances peut avoir des effets tragiques. Certains, allant jusquau bout de leur désenchantement, ont voulu disparaître. On peut donner lexemple de Judas dans les évangiles. Il sest suicidé non pas tant par remords davoir trahi Jésus mais, sans doute, par sentiment de sêtre trompé et davoir été trompé. Il croyait que Jésus pourrait changer le cours de lhistoire, et il nen a rien été. Et la perte de la foi politique peut avoir aussi des conséquences au moins aussi dramatiques que la perte de la foi religieuse. Jean-Claude Guillebaud 18 cite plusieurs cas de suicides de militants politiques déçus qui nont pas pu surmonter leur désillusion.
Dautres se « sauvent » par une haine féroce de ce quils avaient adoré. Ce fut le cas entre autres de lAbbé Meslier, curé de la paroisse rurale dEtrepigny dans les Ardennes et décédé en juin 1729. Ce curé tout en continuant à administrer les sacrements de son Église a rédigé un Mémoire de 1200 pages imprimées accumulant les preuves de la vanité et de la fausseté des religions 19. Ses longues logorrhées sont une manifestation de ce que Jean-Claude Guillebaud appelle linversion du dogmatisme. Ce que lon a professé avec une sorte dintransigeance véhémente est combattu par un autre discours tout aussi totalitaire et sans nuance. Dautres, animés par le même désir de piétiner ce quils ont adoré, changent simplement de chapelle. Ainsi, après leffondrement de la confiance en Mao (après la chute de la Bande des quatre), certains ex-maoïstes quittèrent le culte de Mao pour celui de la Vierge Marie !
En général, la perte de la foi ne se fait pas de manière aussi tragique. On peut se demander si la perte de la foi en Dieu est beaucoup plus grave que le fait de cesser de croire au Père Noël. Cette comparaison peut faire sourire. Mais pourquoi ne serait-elle pas pertinente ? Perdre la foi au Père Noël, cela devrait être traumatisant pour un enfant puisque cest aussi perdre la foi en ce que lui racontent ses parents. En fait, si les psychologues restent discrets sur le traumatisme de la mort du Père Noël, cest peut-être tout simplement parce que ce nest pas vraiment un traumatisme. Et la perte de la foi en Dieu nest peut-être pas plus traumatisante. Il se pourrait même quelle le soit moins parce que la perte de la foi se passe généralement un peu plus tard et parce que les parents sont en général moins affirmatifs au sujet de Dieu quau sujet du Père Noël. De ce fait, on nest pas obligé de les considérer comme des menteurs et des trompeurs. Cela devrait être moins traumatisant.
En fait, la question « Perdre la foi, est-ce grave ? » est peut-être une fausse question. Il me semble que la plupart de ceux qui ont déjà perdu la foi ne considèrent pas quil sagit là de quelque chose de grave. Mais, il est possible quen tenant ces propos rassurants, jaille peut-être trop vite en besogne. Je veux bien croire quil y a des personnes qui, ayant eu une foi profonde, lont perdue et ressentent cela comme « grave » et je voudrais tenter, pour conclure, une sorte de « prédication » à leur intention.
Perdre la foi, cest perdre la foi en un Dieu illusoire qui était, peu ou prou, formé par la foi et même créé par elle. Ainsi la perte de la foi dans ce Dieu de la foi peut être considérée comme une forme de purification.
1. Beaucoup de ceux ont perdu la foi peuvent continuer à dire, comme Camille Claudel 20, « il y a toujours quelque chose dabsent qui me tourmente ». On peut avoir perdu la foi tout en continuant à être tourmenté par ce « quelque chose dabsent ». Et cette « absence » peut même devenir le moteur dune réflexion. Cest ce qua montré le courant de la « théologie de la mort de Dieu » qui a eu une grande importance à la fin du XXe siècle. Cette « théologie » est une réflexion qui sorganise et se déploie à partir de la place vide dune « absence » ou dune « inconnue ». Je comparerai volontiers cette théologie aux mathématiques qui élaborent des équations dans lesquelles intervient une « inconnue » désignée le plus souvent par « x ». Cette « inconnue » est en fait un outil dans la réflexion et la recherche de la vérité. Elle peut être aussi le moteur dune aventure poétique comme chez Saint Exupéry, Henri Michaux, René Char et bien dautres. Elle désigne « ce quelque chose dabsent » qui tourmentait Camille Claudel. Certains persistent à lappeler « Dieu ». Dautres, avec plus de pudeur, lappellent lAutre, lAbsent ou le Tout Autre. Dautres encore la désignent par le sigle Dieu (comme le fait Jean-Luc Marion). Dautres encore utilisent le sigle « D. » (comme le font souvent les Juifs pour respecter, à juste titre, lincognito non seulement du nom de Dieu mais de la réalité même de Dieu). Dautres professent que la place de Dieu est en fait une place vide. Se dire athée, ce nest pas être indifférent, cest se définir par rapport à une case vide.
Perdre la foi, cest perdre la foi en un Dieu illusoire qui était, peu ou prou, formé par la foi et même créé par elle. Ainsi la perte de la foi dans ce Dieu de la foi peut être considérée comme une forme de purification 21. Simone Weil, une des plus grandes figures spirituelles de notre temps, considérait quil y avait quelque chose de purificateur dans lathéisme. Pour elle, lathéisme qui laisse à Dieu son absence et son incognito est préférable à la foi qui en fait une image à limage de ses désirs. Ainsi, elle écrit : « Je suis tout à fait sûre quil ny a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne peut ressembler à ce que je peux concevoir lorsque je prononce son nom 22. »
2. Lathéisme nest ni une tare, ni un manque ni une carence. Il est sans doute plus près de la vérité et de lhonnêteté intellectuelle que les confessions religieuses aussi « libérales » et démythologisées soient-elles.
Perdre la foi en ses croyances na pas toujours que des effets négatifs. Bien au contraire. Donnons un exemple. Les enfants de pasteurs perdent souvent la foi de leur enfance et de leur éducation, mais ils sont souvent, beaucoup plus que la moyenne des jeunes de leur âge, engagés dans le domaine de la politique, du syndicalisme et des problèmes de société. Ils ont perdu la foi, mais ils ont gardé les convictions qui, peut-être, sous-tendaient leurs croyances ou qui étaient véhiculées par leurs croyances. Et ils nont pas forcément perdu au change, loin de là !
Dieu merci, la perte de la foi nest jamais totale. La « destruction des idoles » chère à Nietzsche laisse toujours un « reste ». Et ce « reste » (Kant la bien mentionné) est souvent celui dun impératif catégorique et éthique. Marcel Gauchet dit volontiers que lengagement politique est la nouvelle « vêture » de la religion lorsque celle-ci se perd. Ceux qui perdent la foi religieuse découvrent souvent une nouvelle foi, sans doute plus laïque, mais tout aussi forte que leur foi religieuse. Les Rocard, Jospin et autres en témoignent.
Mon intime conviction est quil y a presque toujours un « excès » de la force de la foi par rapport à toutes les pertes de foi. Les exigences de la liberté, de légalité et de la fraternité, qui sont au fondement de la foi chrétienne, peuvent souvent être vécues plus fortement par ceux qui ont perdu la foi que par ceux qui lont.
Le fait davoir des convictions est en fait une affaire de tempérament. Le plus souvent, on a toute sa vie des convictions parce que cest dans son tempérament. Au fond, cela nest pas forcément très grave de changer la manière de formuler ses convictions. Même devenir sceptique ou athée, cela reste une forme de conviction.
3. Nous avons dit que la perte de la foi peut susciter un traumatisme. Mais il faut non seulement le constater mais aussi ladmettre, la « perte de la foi » peut aussi être vécue de manière tout à fait positive comme une nouvelle naissance et comme une découverte de la vraie vie.
Une étude 23 a été faite sur les « conversions » à lathéisme. Ce phénomène touche essentiellement des adolescents et des jeunes adultes de sexe masculin. Et on a pu constater que ces jeunes gens avaient limpression de retrouver une forme dauthenticité et de devenir enfin eux-mêmes. Ils en retiraient un sentiment de sérénité, de paix intérieure et de réelle libération. Ils avaient limpression dêtre libérés dune hypocrisie ou dune illusion et dêtre débarrassés dun carcan ou dun mensonge. Ils avaient limpression de cesser de se forcer et peut-être même de tricher.
Le renoncement à la foi peut être vécu comme une illumination, cest-à-dire comme une irruption de la vérité. Même le désenchantement peut être joyeux. Gilles Lipovetsky, dans son livre Lère du vide (Gallimard 1983) considère les croyances comme des handicaps et, pour lui, la nouvelle ère du vide a quelque chose de jubilatoire 24. André Comte-Sponville, lui aussi professe un désespoir joyeux.
1. Évangile et liberté, février 2006
2. Pascal Boyer, Et lhomme créa les dieux, Folio essais, Gallimard, 2001, page 434.
3. On perd la foi un peu comme on perd, sans sen rendre compte, lhabitude de porter un maillot de corps.
4. Et cest pourquoi, notons-le, ce ne sont pas les épreuves (la perte dun enfant par exemple) qui peuvent faire perdre la foi. En effet, cest justement lorsque lon traverse des épreuves que lon peut éprouver le besoin de croire. Cette manière de considérer la foi comme un besoin qui sexprime dautant plus fortement que la situation est catastrophique remet en cause lutilité de toutes les théodicées qui semblent considérer que le problème du mal est un obstacle à la foi en un Dieu tout puissant.
5. Sophie de Mijolla-Mellor, article « Illusion », in Dictionnaire International de la psychanalyse , (dir. A. de Mijolla), tome I, page 828, Hachette Littérature, 2005
6. « Lhomme de croyance et de piété est éminemment protégé contre le danger de certaines affections névrotiques. Lacceptation de la névrose universelle le dispense de se créer une névrose personnelle ». Freud, Lavenir dune illusion, Traduction Marie Bonaparte, 1932
7. Jai traité de front cette question dans Lindifférence, une fuite ? (dir. Alain Houziaux), Éditions de lAtelier, 2006
8. Cest en particulier le cas quand il dit « Navez-vous point de foi ? » (Mc 4,40) ou « Ta foi ta sauvé » (Mc 5,43).
9. Freud dirait que Pierre déplace son désir de toute puissance et lattribue à la Providence qui, devenant toute puissante, est censée pouvoir accomplir le désir de toute puissance de Pierre.
10. Norge, Joie aux âmes in Tordeur, Norge, Éd. La Renaissance. Le poème se poursuit ainsi : « Jinvente la lumière dans la cécité, je moissonne des aurores dans la nuit massive. Je vous annonce que lhomme bâtira son château au milieu du sable incertain ». Cette citation nous a été communiquée par notre ami Jacques Peyron. Quil en soit remercié.
11. La formule est de Castoriadis, reprise par Jean Claude Guillebaud, La force des convictions, Seuil, 2005, page 261.
12. Ceci est vrai non seulement pour la foi religieuse mais aussi pour la foi politique. Un militant maoïste T. Grunbach, a avoué lui-même « Jai soutenu quil fallait appliquer la pensée de Mao même quand on ne lavait pas comprise ». Cf. « La croyance », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 118, Gallimard, automne 1978, page 109.
13. Cette expression est imputée à Tertulien, théologien du IIIe siècle après J.C.
14. Nietzsche, La volonté de puissance, Gallimard, tome I, Aphorisme 162
15. Cf. Paul Ricur, De linterprétation, Seuil, page 322.
16. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Seuil 1996, cité par J.C. Guillebaud, op. cit., page 18.
17. Jean Toussaint Desanti, « Quand la croyance se défait », Esprit, juin 1997.
18. J.C. Guillebaud, op. cit., page 48.
19. Cf. G. Minois, Histoire de lathéisme, Fayard 1998, page 226 et sq.
20. Dans une lettre à Rodin
21. Certains mystiques chrétiens pourraient être considérés comme des athées puisque, comme le dit Jean-Marie Lustiger, « les négations les plus fortes de Dieu se trouvent dans les écrits mystiques ». Jean-Marie Lustiger, Comment peut-on croire en Dieu aujourdhui ?, Gallimard, 1986.
22. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, UGE, 1962 p. 116
23. Cf. Christian Decobert, « Conversion, tradition, institution » in Archives des Sciences Sociales des Religions, octobre-décembre, 2001 pages 67-90 ; cf. aussi une émission de télévision consacrée à la conversion sous toutes ses formes en août 2005 ; cf. aussi Peut-on changer sa vie ? (dir. Alain Houziaux), LAtelier, 2006
24. Guillebaud, op. cit., page 105.
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