La notion et la réalité
de la Révélation présupposent ou appellent nécessairement
la foi. Lathée et lincroyant ne voient nulle Révélation
de Dieu dans la Bible, en Jésus, dans lhistoire ou dans
la nature. « Quand Dieu se révèle, il se cache »,
affirme-t-on souvent. Cela pour dire que Dieu se révèle
au seul regard de la foi et quil se cache à la raison,
celle des historiens et des scientifiques, par exemple. Dailleurs,
quand la Bible déclare « Dieu a dit », on ne saurait
oublier que cest un homme, un croyant, qui me le dit. La foi,
par conséquent, est-elle une condition sine qua non pour accéder
à la vérité chrétienne ? Est-elle une sorte
décran qui empêche daller à Jésus
celles et ceux qui désirent le rencontrer et cela en dehors du
cadre dun credo préalable ? Les hommes et les femmes de
bonne volonté, mais agnostiques, doivent-ils croire à
la Révélation divine pour suivre Jésus ? Cest
en pensant à eux que jaimerais évoquer ici la possibilité
dun accès à la vérité évangélique
sans le saut premier de la foi. Cette vérité ne saurait
être enfermée dans une foi qui la confisquerait, les «
croyants » et les « chrétiens » en ayant seuls
une connaissance possible.
Vérité chrétienne et réflexion
Cest Albert Schweitzer qui, dans toute son entreprise
théologique et philosophique, avec un souci apologétique
très marqué, a sans cesse montré que lÉvangile
et le christianisme peuvent parler à tous, croyants ou non, mais
cela dans le cadre dune réflexion exigeante et non pas
en se contentant de la seule foi. La vérité chrétienne
peut et doit ainsi être fondée par et dans la pensée.
Il ne sagit pas de senfermer dans un possible et tentant
confort des croyances et du croire, à labri des interpellations
critiques. Une foi authentique ne saurait se confondre avec un repli
paresseux et frileux dans une tour divoire. La vérité
évangélique peut devenir, au contraire, une nécessité
de la pensée. Albert Schweitzer écrit que « les
vérités fondamentales du christianisme doivent se confirmer
à la réflexion » (Souvenirs de mon enfance). Cest
dire que théologie et philosophie ne se contredisent pas fondamentalement,
mais que la deuxième peut confirmer la première. Schweitzer
affirme encore que, dès sa jeunesse, il a eu « la conviction
que toute vérité religieuse doit, en dernière analyse,
simposer également à lesprit comme une vérité
nécessaire » (Les religions mondiales et le christianisme).
Ce que nous croyons doit être non pas prouvé, mais crédible
; il y a là un appel à lintelligence et à
une compréhension possible. « Penser la/sa foi »,
comme aime le dire André Gounelle, nest pas superflu ;
cest une démarche qui la renforce et la légitime,
qui laccrédite auprès de ceux qui ne la partagent
pas avec nous.
Henri Persoz, membre du Comité de rédaction
dÉvangile et liberté, me fit remarquer un jour que
la plupart des prédications de Schweitzer opéraient un
long détour, dordre philosophique ou simplement éthique,
avant de retrouver le texte biblique étudié, mais en ayant
ainsi pris soin de le conforter par une réflexion dordre
rationnel. Dans une telle perspective, lennemi du christianisme
nest donc pas, selon Schweitzer et comme on le pense trop souvent,
lathéisme ou le rationalisme critique, mais bien le refus
dune pensée dont le christianisme a besoin. On comprend
mieux alors comment Schweitzer a pu écrire ces mots à
première vue surprenants : « Quant à moi, je sais
que je dois à la pensée dêtre resté
fidèle à la religion. » (Ma vie et ma pensée)
Il y a par conséquent un accès possible à lÉvangile
en passant par un travail de lesprit sans la priori dune
foi inséparable dun donné révélé.
Jésus « modèle »
Je comprends également celles et ceux qui se disent
chrétiens en reconnaissant en Jésus un sage ou, selon
lexpression insistante dAlexandre Vinet (1797-1847), un
modèle. « Jésus a parcouru le pays en faisant le
bien » (Ac 10,38 ) ; une telle affirmation nest pas indifférente
dans la bouche de Pierre. Elle peut inspirer fidèlement ceux
qui se demandent jour après jour : « Que ferait Jésus
à ma place ? » Lexemple de Jésus « faisant
le bien » nous mobilise et nous porte.
« Cest à lamour que vous aurez
les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes
mes disciples », déclare Jésus daprès
lévangile de Jean (13,35). « Cest à
lamour », et non pas à un credo, à des croyances,
à des doctrines, des dogmes, des cultes, une piété
Lhomme de la rue le sait bien dailleurs, lui qui cite sur
Emmanuelle, lévêque anglican Desmond Tutu, Martin
Luther King, labbé Pierre, Albert Schweitzer, entre autres,
quand on lui demande de désigner de vrais chrétiens. Il
donne ces noms-là parce quils représentent pour
lui des témoins de lamour du prochain : des pratiquants
qui mettent lÉvangile en
pratique. Une telle foi
nest pas croire, en loccurrence, à une Révélation
surnaturelle, mais une foi-confiance qui nous lie à Jésus
sur les chemins de la charité.
Le protestantisme enseigne que nos uvres ne sont
pas salutaires assurément. Elles nen sont pas moins nécessaires
et centrales, décisives. Cest un des paradoxes du protestantisme
de soutenir que lamour du prochain est essentiel, mais que cet
essentiel ne nous sauve pas.
Agir et croire
Il ne sagit pas seulement de dire que notre foi
doit avoir des conséquences pratiques et conduire à lagapè,
voire à un christianisme social. Cela est certes de la plus haute
importance. Mais prêcher ainsi que la foi doit se traduire en
actes suppose que lon sadresse à des croyants, que
lon fait donc de la foi des auditeurs un préalable ou une
donnée qui va de soi. Il sagit aussi de leur dire linverse,
à savoir que des actes peuvent conduire à la foi. Albert
Schweitzer déclare ainsi de manière assez étonnante
dans un sermon du 19 novembre 1905 à St Nicolas (Strasbourg)
au sujet de Jésus, mais en sadressant aussi aux incroyants
et tenant compte du doute qui nous habite : « Si tu veux croire
en lui, commence par faire quelque chose en son nom. Dans notre époque
de doute, il ny a pas dautre voie pour arriver à
lui. » (Vivre, Albin Michel). Schweitzer ne parle pas ici de la
foi qui nous pousse à agir, mais dune action qui nous oriente
vers la foi. Il ne parle donc pas dune foi ou dune mystique
couronnée par une éthique, mais bien dune éthique
sépanouissant et saccomplissant dans une mystique,
selon des termes qui lui sont chers. Il utilise dans son livre intitulé
Les grands penseurs de lInde lexpression combien significative
de « la mystique née de léthique ».
La foi nest pas ici première ; elle est un aboutissement.
Dans une lettre du 25 septembre 1903, il écrit à celle
qui deviendra sa femme ces mots dont lordre peut surprendre :
« Je crois, parce que jagis. » (Albert Schweitzer
et Hélène Bresslau, correspondance 1901-1905). Il ne dit
pas en effet, ce qui nous paraîtrait pourtant tout à fait
logique : « Jagis, parce que je crois. » Pour lui,
cest laction, dans la foulée et les pas de Jésus,
qui peut nous entraîner à la foi ; laction est déjà,
à la suite de Jésus, par son risque, sa liberté,
sa décision, sa détermination et sa volonté, un
courage dêtre, pour reprendre les mots que Paul Tillich
utilise pour désigner le croire.
Jaimerais citer, pour conclure, cette affirmation
lumineuse de la première Épître de Jean : «
Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. »
(4,7) Ce « quiconque », qui revient dailleurs 14 fois
dans cette Épître, est capital. Lauteur ne dit pas
tout croyant ou tout chrétien, mais en dépassant les cadres
de la foi, du christianisme et des religions, il dit nettement «
quiconque ». Surtout, il ne déclare pas que celui qui est
enfant de Dieu et le connaît va aimer, mais bien linverse,
à savoir que tout être aimant connaît Dieu. On passe
bien ici de léthique (aimer) à la mystique (connaître
Dieu). Dans une telle perspective, cest lagapè qui
a une dimension divine et nous fait entrer en communion avec lÉternel.
Quel universalisme ! Ne sommes-nous pas là au cur dune
action où la charité est déjà le chemin,
voire lêtre même, de la foi ?
Laurent
Gagnebin