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Numéro 194 - décembre 2005
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Certaines phrases de la Bible semblent incompréhensibles. Les traducteurs usent de subterfuges, plus ou moins heureux, pour présenter une version acceptable de ces phrases et aboutissent à une variété d’interprétations surprenante. On en donne ici un exemple.

Les huit et même neuf manières de traduire un proverbe

Le court texte de Pr 25.27 semble justifier le titre hébreu du livre des proverbes qui peut aussi se traduire par "énigmes".

Ce verset ne comporte que huit mots en hébreu. Les cinq premiers ne posent guère de problème aux traducteurs qui, en s'inspirant du v. 16 du même chapitre, lisent tous peu ou prou quelque chose comme : " Il n'est pas bon de manger beaucoup/ trop de miel ...". C'est dans ce sens que traduit la Septante.

Pourtant cette quasi unanimité des traducteurs ne doit pas faire écran. D'un point de vue lexical, le terme rendu en français par "beaucoup" ou "trop" signifie en fait "multitude" et est le plus souvent à l'état construit comme en Dt 17.16, "la multitude des chevaux" ou en Am 4.9, "la multitude de vos jardins, vergers ...". En toute rigueur, il faudrait traduire : "le miel de la multitude", ce qui en soi est déjà contradictoire, étant donné la rareté du miel.

L'unanimité des traducteurs se perd en ce qui concerne la deuxième partie du proverbe dont les diverses traductions laisse rêveur s'agissant du même texte traduit : "... ni de rechercher gloire sur gloire " (Jérusalem), "... mais l'étude des choses importantes, c'est important" (T.O.B.), ou encore pour l'ensemble : "manger beaucoup de miel ne vaut pas mieux que d'amasser les crédits" (Nouvelle traduction Bayard) Cet exemple nous permet du coup d'illustrer à loisir les différents procédés auxquels recourent les traducteurs et qui parfois expliquent la disparité entre les versions.

Avant d'examiner quelques-uns de ces procédés illustrés par quelques traductions, puis de proposer en toute humilité une nouvelle piste de réflexion, je vous propose un inventaire des difficultés auxquelles on se heurte dans le cas de Pr 25.27.

  • quelque soit la langue ou la culture, un proverbe se doit d'être bref, condition de sa transmission, en faisant fi parfois des règles de syntaxe ou de grammaire;
  • un proverbe n'a pas de contexte littéraire. Il s'insère plus ou moins bien dans le contexte discursif du locuteur qui choisit de l'utiliser.
  • le sens du proverbe, notamment biblique, repose souvent sur une analogie. Son domaine d'application est rarement celui de l'image de départ : "tant va la cruche à l'eau ..." n'a rien à voir avec l'irrigation. Ici, l'image de départ semble claire, mais le domaine d'application nous échappe.
  • la poésie hébraïque joue souvent sur la juxtaposition de deux énoncés similaires, complémentaires ou antithétiques, sans que la nuance ne soit indiquée dans le texte par l'utilisation d'une conjonction spécifique comme en français "mais" (antithèse) ou "de même" (similarité). Ainsi, la deuxième proposition de Pr 25.27 peut soit confirmer ( "... de même ...") soit contredire la première ( "... mais ...").
  • comme toutes les langues, l'hébreu présente des cas de polysémie avec ici le cas du mot "kavôd" qui à partir du sens "chose lourde" en vient à signifier "gloire" qui revient à deux reprises dans la fin du verset.

Nous sommes donc en présence d'un texte très court présentant des mots à plusieurs sens, sans contexte, peut-être grammaticalement incorrect, et reposant sur une similitude ou une opposition !! Traduit mot à mot, et selon l'usage le plus banal des dits mots, l'hébreu de Pr 25.27 donnerait : "manger miel de la multitude pas bon fondement [de] leur gloire gloire"! Le mot traduit par "fondement" vient d'un verbe dont le sens premier pourrait être "creuser" d'où "pénétrer, explorer, rechercher". Qu'en ont fait nos traducteurs ?

Une première méthode consiste à faire appel au contexte, même si celui-ci - un recueil de proverbes - s'avère artificiel. Alphonse Maillot et André Lelièvre, dans leur remarquable commentaire expliquent le "leur" de "leur gloire" en 25.27 en fonction des versets 2-3 du même chapitre qui, avec le même vocabulaire, ("gloire" et "fondement") évoquent les rois et les dieux. Reste à savoir si effectivement le v. 27 renvoie à ces versets assez éloignés ou si, sans qu'il n'y ait à l'origine de lien entre les deux, on n'a pas rangé le proverbe de 25.27 à côté de 25.2-3 où se lisent les mêmes mots.

Mais Maillot et Lelièvre renoncent à cette piste et recourent à une deuxième méthode qui consiste à garder les consonnes du texte hébreu en en modifiant les voyelles. Il est vrai que les textes d'origine n'étaient pas vocalisés et que les points voyelle sont apparus des siècles après les consonnes. Du coup, le mot "kevôdam" ( = leur gloire) devient "kevêdym" (= les choses lourdes) au prix, il est vrai de l'ajout d'une consonne, (le yod =y). Cela donne : "chercher des choses lourdes" ce est qui interprété par nos auteur par : "résoudre des problèmes graves" ... ! (cf. la version de Luther) ...

Une troisième méthode semble avoir été mise en oeuvre par la Bible à la Colombe qui comporte un mot "homme" sans correspondance en hébreu : "ni glorieux pour les hommes de rechercher leur gloire". Le possessif "leur" trouve alors un antécédent "les hommes" choisi vraisemblablement pour son caractère générique.

Avec la quatrième méthode, on envisage le texte comme le résultat d'un processus de transmission au cours duquel une erreur de scribe est toujours possible. Le traducteur aura recours à une version plus compréhensible dans une traduction ancienne, la Septante grecque ou la Peshitto syriaque (indépendantes l'une de l'autre ?) qui évoquent des "paroles de gloire", c'est à dire des louanges. Je n'ai pas trouvé en français de traduction recourant à ce procédé.

En ce qui le concerne, Jérôme pour sa Vulgate (suivie par les traductions catholiques antérieures au XXème siècle), a dû lire -et c'est une cinquième méthode- non seulement des voyelles différentes de celles du texte reçu mais un autre découpage des consonnes en mots : kavôd mekubâd kavôd au lieu de kavôdam kavôd. Cela donne "qui veut sonder la majesté sera accablé de la gloire" (Le Maître de Sacy)

Une sixième méthode présuppose que le texte reçu en hébreu a été déformé et consiste à corriger purement et simplement à corriger ce dernier sur la seule base d'une ressemblance graphique avec le texte initial d'une part pour obtenir un sens plausible d'autre part. Cette option avait en son temps été retenue par la Bible du Centenaire (notes) : "use avec modération des paroles de louange". cf. les différentes propositions des dictionnaires d'hébreu.

Enfin, une septième méthode consiste à renoncer à traduire. C'est ce que fait, me semble-t'il, André Chouraqui qui, pour la fin de notre verset, propose "sonder leur gloire est gloire". Chaque mot hébreu est traduit selon le sens courant qui lui est attribué mais l'ensemble obtenu ne fait pas sens puisque les expressions qui le composent " sonder la gloire" ou "être gloire" relèvent déjà de la métaphore. Du coup le lecteur perçoit un énoncé étrange, mystérieux même à défaut d'être sensé, et se voit contraint de traduire la traduction. Le procédé qui peut être aussi perçu comme un aveu d'humilité de la part du traducteur conforte la liberté d'interprétation du lecteur au risque de le laisser désemparé et enclin à refermer le livre.

La huitième méthode que je ne saurai préconiser consiste à laisser libre court à son imagination. C'est peut-être, car je n'ai pas trouvé d'autre explication à cette traduction, le choix qu'ont fait Pierre Alféri et Jean-Jacques Lavoie pour la Nouvelle Bible Bayard.

A tâche ardue, grande invention de méthodes. Le cas de notre proverbe est particulièrement difficile et le résultat pratiquement sans conséquence : qui prêchera sur ce texte ? Ce petit exercice nous aide toutefois à garder à l'esprit que presque toujours, c'est à une traduction que nous avons affaire. Ce sentiment est déjà propre à désamorcer en nous tout fondamentalisme potentiel. Quelque soit la méthode, c'est toujours par traduction humaine que peut se faire entendre quelque parole de Dieu.

Mais comment, ayant dit tout cela, résister à la tentation d'ajouter une pierre à l'édifice ?

Permettez donc qu'en toute modestie, je soumette au lecteur quelques autres éléments de réflexion.

Ce qui fait difficulté dans notre texte, c'est d'abord la présence du pronom suffixe traduit dans l'expression "leur gloire" et pour lequel il semble ne pas y avoir d'antécédent. Or cette difficulté tombe si on traduit littéralement la première partie : "il n'est pas bon de manger le miel de la multitude". Comme en Job 8.8, le pronom pluriel "leur gloire" peut en effet se référer à un collectif, ici: "multitude". Mais qu'est-ce que le miel de la multitude ?

La métaphore du miel est appliquée dans la bible à la parole (Ps 119.103; Ct 4.11 et Pr 16.2). Dans le contexte immédiat de Pr 25.27, les versets 16-17 soulignent que, même douce comme le miel, la trop longue présence d'un prochain à la maison conduit son hôte à être repu, puis malade (vomissement) et finalement haineux ou ennemi. Notre verset 27 pourrait décliner ce thème selon une modalité différente, avec un danger qui ne tient pas au grand nombre des visites mais à la foule des visiteurs (laudateurs ?). "Manger le miel de la multitude" signifierait alors fréquenter une foule souvent prompte à faire la louange du riche (Pr 14.20; 19.4, 6 avec chaque fois un terme de même racine qu'en 25.27) ou du puissant (29.26). Cette lecture n'est donc pas impossible à condition toutefois que la suite du verset puisse être lue de manière cohérente.

La difficulté de compréhension de Pr 25.27b tient au mot hébreu "kavôd", dont le sens premier renvoie à l'idée de "poids". L'expression traduite plus haut par "leur gloire" se trouve au moins à cinq reprises dans la Bible avec des connotations de valeur, de richesse et de reconnaissance : reconnaissance sociale des prêtres (Ex 28.40), richesses dont les nations font profiter Israël (Es 61.6), annonce de l'anéantissement par YHWH de la richesse du peuple d'Israël, ses enfants (Os 4.7; 9.11), ou encore dénonciation du même Israël qui a échangé sa richesse, le dieu qui l'a sauvé, contre un herbivore incapable, le veau d'or (Ps 106.20). Dans tous ces cas, le mot hébreu "kavôd" renvoie non à une notion abstraite de renommée mais à des réalités très concrètes (voir aussi Gn 45.13 où il s'agit littéralement du "poids" de Joseph dans la société égyptienne). Il s'agit de creuser, de sonder ce qui est à la base, le soubassement de cette richesse.

Voyons maintenant notre proverbe dans son entier en mettant en place les éléments analysés plus haut : le proverbe se compose de deux lignes de trois mots ou ensemble de mots chacune : un infinitf absolu ("manger" et "sonder"), un complément se rapportant à la multitude ("miel de multitude", "leur poids") et une appréciation ("pas bon !", "poids" = "ça a du poids"). Compte tenu de ce dernier élément, il apparaît que les deux lignes soient à lire dans une tension que nous traduirons en français par la coordination en "mais".

L'auteur recourt à plusieurs procédés propres :

  • il provoque son auditeur en prétendant que le miel -l'aliment préféré des israélite- n'est pas bon.
  • il joue avec les polysémies. "Miel des multitudes" peut signifier "consommé par la multitude", "produit par la multitude", voir "identifié à la multitude". Le "bon" renvoie au goût, à la morale aussi bien qu'à la santé. -la tension entre les deux lignes ne relève pas de la seule opposition. La seconde partie ne se contente pas de désigner le "bon" mais le "pesant".

Au centre de la composition est inscrite la notion de "multitude", véritable objet du discours. Si référence il y a au prophète Osée ou au Ps 106, cela laissenrait entendre s'une part la stigmatisation d'une attitude de consommation vis-à-vis du peuple alors que, d'autre part, est prônée une démarche d'approfondissement. D'où vient la vraie richesse du peuple ? Voilà la question à laquelle devra s'attacher un sage.

On peut du coup espérer traduire sans trop trahir en abandonnant le mot gloire au sens de la renommée et en adoptant le terme richesse qui recouvre aussi bien les aspects matériels et humains et spirituels. Je propose donc avec un rythme qui tente d'imiter celui du texte hébreu :

« Se délecter du peuple, ce n'est pas bon
Chercher à comprendre où se trouve sa vraie richesse, c'est une richesse. » feuille

Jean-Pierre Sternberger

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