Le court texte de Pr 25.27 semble
justifier le titre hébreu du livre des proverbes qui peut aussi
se traduire par "énigmes".
Ce verset ne comporte que huit mots en hébreu. Les cinq premiers
ne posent guère de problème aux traducteurs qui, en
s'inspirant du v. 16 du même chapitre, lisent tous peu ou prou
quelque chose comme : " Il n'est pas bon de manger beaucoup/
trop de miel ...". C'est dans ce sens que traduit la Septante.
Pourtant cette quasi unanimité des traducteurs ne doit pas
faire écran. D'un point de vue lexical, le terme rendu en français
par "beaucoup" ou "trop" signifie en fait "multitude"
et est le plus souvent à l'état construit comme en Dt
17.16, "la multitude des chevaux" ou en Am 4.9, "la
multitude de vos jardins, vergers ...". En toute rigueur, il
faudrait traduire : "le miel de la multitude", ce qui en
soi est déjà contradictoire, étant donné
la rareté du miel.
L'unanimité des traducteurs se perd en ce qui concerne la
deuxième partie du proverbe dont les diverses traductions laisse
rêveur s'agissant du même texte traduit : "... ni
de rechercher gloire sur gloire " (Jérusalem), "...
mais l'étude des choses importantes, c'est important"
(T.O.B.), ou encore pour l'ensemble : "manger beaucoup de miel
ne vaut pas mieux que d'amasser les crédits" (Nouvelle
traduction Bayard) Cet exemple nous permet du coup d'illustrer à
loisir les différents procédés auxquels recourent
les traducteurs et qui parfois expliquent la disparité entre
les versions.
Avant d'examiner quelques-uns de ces procédés illustrés
par quelques traductions, puis de proposer en toute humilité
une nouvelle piste de réflexion, je vous propose un inventaire
des difficultés auxquelles on se heurte dans le cas de Pr 25.27.
- quelque soit la langue ou la culture, un proverbe se doit d'être
bref, condition de sa transmission, en faisant fi parfois des règles
de syntaxe ou de grammaire;
- un proverbe n'a pas de contexte littéraire. Il s'insère
plus ou moins bien dans le contexte discursif du locuteur qui choisit
de l'utiliser.
- le sens du proverbe, notamment biblique, repose souvent sur une
analogie. Son domaine d'application est rarement celui de l'image
de départ : "tant va la cruche à l'eau ..."
n'a rien à voir avec l'irrigation. Ici, l'image de départ
semble claire, mais le domaine d'application nous échappe.
- la poésie hébraïque joue souvent sur la juxtaposition
de deux énoncés similaires, complémentaires
ou antithétiques, sans que la nuance ne soit indiquée
dans le texte par l'utilisation d'une conjonction spécifique
comme en français "mais" (antithèse) ou
"de même" (similarité). Ainsi, la deuxième
proposition de Pr 25.27 peut soit confirmer ( "... de même
...") soit contredire la première ( "... mais ...").
- comme toutes les langues, l'hébreu présente des
cas de polysémie avec ici le cas du mot "kavôd"
qui à partir du sens "chose lourde" en vient à
signifier "gloire" qui revient à deux reprises
dans la fin du verset.
Nous sommes donc en présence d'un texte très court
présentant des mots à plusieurs sens, sans contexte,
peut-être grammaticalement incorrect, et reposant sur une similitude
ou une opposition !! Traduit mot à mot, et selon l'usage le
plus banal des dits mots, l'hébreu de Pr 25.27 donnerait :
"manger miel de la multitude pas bon fondement [de] leur gloire
gloire"! Le mot traduit par "fondement" vient d'un
verbe dont le sens premier pourrait être "creuser"
d'où "pénétrer, explorer, rechercher".
Qu'en ont fait nos traducteurs ?
Une première méthode
consiste à faire appel au contexte, même si celui-ci
- un recueil de proverbes - s'avère artificiel. Alphonse Maillot
et André Lelièvre, dans leur remarquable commentaire
expliquent le "leur" de "leur gloire" en 25.27
en fonction des versets 2-3 du même chapitre qui, avec le même
vocabulaire, ("gloire" et "fondement") évoquent
les rois et les dieux. Reste à savoir si effectivement le v.
27 renvoie à ces versets assez éloignés ou si,
sans qu'il n'y ait à l'origine de lien entre les deux, on n'a
pas rangé le proverbe de 25.27 à côté de
25.2-3 où se lisent les mêmes mots.
Mais Maillot et Lelièvre renoncent à cette piste et
recourent à une deuxième méthode
qui consiste à garder les consonnes du texte hébreu
en en modifiant les voyelles. Il est vrai que les textes d'origine
n'étaient pas vocalisés et que les points voyelle sont
apparus des siècles après les consonnes. Du coup, le
mot "kevôdam" ( = leur gloire) devient "kevêdym"
(= les choses lourdes) au prix, il est vrai de l'ajout d'une consonne,
(le yod =y). Cela donne : "chercher des choses lourdes"
ce est qui interprété par nos auteur par : "résoudre
des problèmes graves" ... ! (cf. la version de Luther)
...
Une troisième méthode
semble avoir été mise en oeuvre par la Bible à
la Colombe qui comporte un mot "homme" sans correspondance
en hébreu : "ni glorieux pour les hommes de rechercher
leur gloire". Le possessif "leur" trouve alors un antécédent
"les hommes" choisi vraisemblablement pour son caractère
générique.
Avec la quatrième méthode,
on envisage le texte comme le résultat d'un processus de transmission
au cours duquel une erreur de scribe est toujours possible. Le traducteur
aura recours à une version plus compréhensible dans
une traduction ancienne, la Septante grecque ou la Peshitto syriaque
(indépendantes l'une de l'autre ?) qui évoquent des
"paroles de gloire", c'est à dire des louanges. Je
n'ai pas trouvé en français de traduction recourant
à ce procédé.
En ce qui le concerne, Jérôme pour sa Vulgate (suivie
par les traductions catholiques antérieures au XXème
siècle), a dû lire -et c'est une
cinquième méthode- non seulement des voyelles
différentes de celles du texte reçu mais un autre découpage
des consonnes en mots : kavôd mekubâd kavôd au lieu
de kavôdam kavôd. Cela donne "qui veut sonder la
majesté sera accablé de la gloire" (Le Maître
de Sacy)
Une sixième méthode présuppose
que le texte reçu en hébreu a été déformé
et consiste à corriger purement et simplement à corriger
ce dernier sur la seule base d'une ressemblance graphique avec le
texte initial d'une part pour obtenir un sens plausible d'autre part.
Cette option avait en son temps été retenue par la Bible
du Centenaire (notes) : "use avec modération des paroles
de louange". cf. les différentes propositions des dictionnaires
d'hébreu.
Enfin, une septième méthode
consiste à renoncer à traduire. C'est ce que fait, me
semble-t'il, André Chouraqui qui, pour la fin de notre verset,
propose "sonder leur gloire est gloire". Chaque mot hébreu
est traduit selon le sens courant qui lui est attribué mais
l'ensemble obtenu ne fait pas sens puisque les expressions qui le
composent " sonder la gloire" ou "être gloire"
relèvent déjà de la métaphore. Du coup
le lecteur perçoit un énoncé étrange,
mystérieux même à défaut d'être sensé,
et se voit contraint de traduire la traduction. Le procédé
qui peut être aussi perçu comme un aveu d'humilité
de la part du traducteur conforte la liberté d'interprétation
du lecteur au risque de le laisser désemparé et enclin
à refermer le livre.
La huitième méthode que
je ne saurai préconiser consiste à laisser libre court
à son imagination. C'est peut-être, car je n'ai pas trouvé
d'autre explication à cette traduction, le choix qu'ont fait
Pierre Alféri et Jean-Jacques Lavoie pour la Nouvelle Bible
Bayard.
A tâche ardue, grande invention de méthodes. Le cas
de notre proverbe est particulièrement difficile et le résultat
pratiquement sans conséquence : qui prêchera sur ce texte
? Ce petit exercice nous aide toutefois à garder à l'esprit
que presque toujours, c'est à une traduction que nous avons
affaire. Ce sentiment est déjà propre à désamorcer
en nous tout fondamentalisme potentiel. Quelque soit la méthode,
c'est toujours par traduction humaine que peut se faire entendre quelque
parole de Dieu.
Mais comment, ayant dit tout cela, résister à la tentation
d'ajouter une pierre à l'édifice ?
Permettez donc qu'en toute modestie, je soumette au lecteur quelques
autres éléments de réflexion.
Ce qui fait difficulté dans notre texte, c'est d'abord la
présence du pronom suffixe traduit dans l'expression "leur
gloire" et pour lequel il semble ne pas y avoir d'antécédent.
Or cette difficulté tombe si on traduit littéralement
la première partie : "il n'est pas bon de manger le miel
de la multitude". Comme en Job 8.8, le pronom pluriel "leur
gloire" peut en effet se référer à un collectif,
ici: "multitude". Mais qu'est-ce que le miel de la multitude
?
La métaphore du miel est appliquée dans la bible à
la parole (Ps 119.103; Ct 4.11 et Pr 16.2). Dans le contexte immédiat
de Pr 25.27, les versets 16-17 soulignent que, même douce comme
le miel, la trop longue présence d'un prochain à la
maison conduit son hôte à être repu, puis malade
(vomissement) et finalement haineux ou ennemi. Notre verset 27 pourrait
décliner ce thème selon une modalité différente,
avec un danger qui ne tient pas au grand nombre des visites mais à
la foule des visiteurs (laudateurs ?). "Manger le miel de la
multitude" signifierait alors fréquenter une foule souvent
prompte à faire la louange du riche (Pr 14.20; 19.4, 6 avec
chaque fois un terme de même racine qu'en 25.27) ou du puissant
(29.26). Cette lecture n'est donc pas impossible à condition
toutefois que la suite du verset puisse être lue de manière
cohérente.
La difficulté de compréhension de Pr 25.27b tient
au mot hébreu "kavôd", dont le sens premier
renvoie à l'idée de "poids". L'expression
traduite plus haut par "leur gloire" se trouve au moins
à cinq reprises dans la Bible avec des connotations de valeur,
de richesse et de reconnaissance : reconnaissance sociale des prêtres
(Ex 28.40), richesses dont les nations font profiter Israël (Es
61.6), annonce de l'anéantissement par YHWH de la richesse
du peuple d'Israël, ses enfants (Os 4.7; 9.11), ou encore dénonciation
du même Israël qui a échangé sa richesse,
le dieu qui l'a sauvé, contre un herbivore incapable, le veau
d'or (Ps 106.20). Dans tous ces cas, le mot hébreu "kavôd"
renvoie non à une notion abstraite de renommée mais
à des réalités très concrètes (voir
aussi Gn 45.13 où il s'agit littéralement du "poids"
de Joseph dans la société égyptienne). Il s'agit
de creuser, de sonder ce qui est à la base, le soubassement
de cette richesse.
Voyons maintenant notre proverbe dans son entier en mettant en place
les éléments analysés plus haut : le proverbe
se compose de deux lignes de trois mots ou ensemble de mots chacune
: un infinitf absolu ("manger" et "sonder"), un
complément se rapportant à la multitude ("miel
de multitude", "leur poids") et une appréciation
("pas bon !", "poids" = "ça a du poids").
Compte tenu de ce dernier élément, il apparaît
que les deux lignes soient à lire dans une tension que nous
traduirons en français par la coordination en "mais".
L'auteur recourt à plusieurs procédés propres
:
- il provoque son auditeur en prétendant que le miel -l'aliment
préféré des israélite- n'est pas bon.
- il joue avec les polysémies. "Miel des multitudes"
peut signifier "consommé par la multitude", "produit
par la multitude", voir "identifié à la
multitude". Le "bon" renvoie au goût, à
la morale aussi bien qu'à la santé. -la tension entre
les deux lignes ne relève pas de la seule opposition. La
seconde partie ne se contente pas de désigner le "bon"
mais le "pesant".
Au centre de la composition est inscrite la notion de "multitude",
véritable objet du discours. Si référence il
y a au prophète Osée ou au Ps 106, cela laissenrait
entendre s'une part la stigmatisation d'une attitude de consommation
vis-à-vis du peuple alors que, d'autre part, est prônée
une démarche d'approfondissement. D'où vient la vraie
richesse du peuple ? Voilà la question à laquelle devra
s'attacher un sage.
On peut du coup espérer traduire sans trop trahir en abandonnant
le mot gloire au sens de la renommée et en adoptant le terme
richesse qui recouvre aussi bien les aspects matériels et humains
et spirituels. Je propose donc avec un rythme qui tente d'imiter celui
du texte hébreu :
« Se délecter du peuple, ce n'est pas
bon
Chercher à comprendre où se trouve sa vraie richesse,
c'est une richesse. »