La question posée
par ce titre nest ni insignifiante ni théorique. Selon
la réponse quon lui apporte, on aboutit à des manières
différentes de comprendre et de vivre lÉvangile.
On peut en distinguer trois.
Le salut au futur
L'effondrement du Concordat.
Carte postale satirique
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Pour les uns, le salut arrivera au bout de notre route
terrestre individuelle ou collective. Il aura lieu au terme de notre
vie, après la mort, ou à lachèvement de lhistoire,
après la fin des temps. Il viendra un jour, plus tard, quand
nous entrerons dans lau-delà. Le croyant lattend
avec joie et confiance ou avec crainte et tremblement. Comme lécrit
Paul : « Cest en espérance que nous sommes sauvés.
» (Rm 8,24)
La vie actuelle nous achemine vers autre chose. Nous
ne faisons que passer sur terre, et ce qui compte dans un passage, cest
là où il conduit. Le croyant ne doit pas se laisser absorber
par ce qui nest que transitoire. Il lui faut penser constamment
à son salut éternel et agir en fonction de la promesse,
parfois de la menace quil entend et reçoit dans lÉvangile.
Dans cette perspective, on peut comparer la vie chrétienne
à la situation des hébreux dans le désert du Sinaï,
après lexode. Ils sont sortis dÉgypte, mais
ne sont pas parvenus à la terre promise ; ils marchent vers elle
et parfois leur route est aussi dure, voire plus dure que lesclavage
quils ont connu. Ils naménagent pas la région
quils parcourent ; ils ne font pas des travaux dans le désert.
Ils le traversent en pensant seulement à leur destination. Le
salut est lavenir qui oriente le présent.
Le salut au présent.
Dautres mettent laccent non pas sur le futur,
mais sur le présent. Comme lécrit Paul (2 Co 6,2)
: « Voici maintenant le temps du salut. » Le salut entre
aujourdhui dans notre maison, le sauveur naît dans notre
vie lorsque la parole de Dieu nous atteint et que nous nous donnons
à lui, pour reprendre le vocabulaire des campagnes dévangélisation.
En effet, sa parole nous convertit, elle change notre vie. Elle ne fait
pas disparaître comme par un coup de baguette magique ce qui nous
tourmente et pèse sur nous, mais elle nous le fait voir et vivre
autrement. Ce qui paraissait un fardeau insupportable devient léger,
parce que le Christ vient le porter avec nous.
Cest ici et maintenant, dans mon existence actuelle,
que le Christ me rencontre et me donne pardon, force, consolation et
mapporte confiance, paix et joie. Le croyant se tourne sans cesse,
à chaque instant, vers Dieu pour recevoir toujours à nouveau
son salut ; il cultive la piété, sadonne à
la lecture de la Bible, à la prière, au culte et aux sacrements.
Car cest dans ces moments à part, consacrés à
Dieu, que nous vivons intensément notre lien avec lui, et que
son salut vient à nous, entre chez nous. Dans les milieux marqués
par le Réveil, il est courant que les gens se convertissent de
nombreuses fois, parce quon nest jamais un converti, un
born again, qui est né de nouveau dans le passé ; on a
toujours besoin de se convertir et de naître de nouveau dans le
présent. Même le réveillé ne lest jamais
totalement et définitivement, Dieu lappelle sans cesse
à encore et à mieux se réveiller, à redécouvrir
et à revivre son salut.
Ici, on pourrait comparer le salut à la manne
que, dans le Sinaï, les hébreux affamés reçoivent
tous les matins. À chaque aurore, elle leur tombe du ciel. Ils
sen nourrissent, mais ils ne peuvent pas lemmagasiner, faire
des réserves ou des provisions ; stockée, elle saltère
et devient immangeable. Quand le jour se lève, la manne (le salut)
vient à nouveau, comme si cétait la première
fois, sur des gens toujours aussi démunis. On ne sinstalle
pas, on ne construit pas, on ne cultive pas, on vit de ce que Dieu nous
donne gratuitement chaque jour. « Nous sommes toujours des mendiants
», aurait déclaré Luther juste avant de mourir.
Le salut au passé
Pour un troisième courant, le salut ne se situe
pas aujourdhui, ni demain, mais autrefois. Il nest pas le
présent ou lavenir de la vie chrétienne, mais son
origine ou sa préhistoire. Il est semblable à une naissance
qui inaugure une existence ou à une source qui alimente un fleuve.
Le salut est une affaire réglée, résolue et dépassée
depuis longtemps. César Malan, un célèbre pasteur
genevois du dix-neuvième siècle, auteur de nombreux cantiques,
affirme : « Cest offenser Dieu que de le prier pour un salut
quil nous affirme avoir accompli depuis si longtemps. »
Le salut ne date pas dhier, ni même de la Croix, il y a
deux mille ans, puisque lépître aux Éphésiens
(1,4) le situe avant les temps, avant la fondation du monde. Alors quil
ne nous avait pas encore créés, Dieu nous avait déjà
sauvés ; avant même que nous nexistions, notre salut
était décidé et accompli. En nous annonçant
que nous avons été sauvés, lÉvangile
nous débarrasse de toute inquiétude pour notre sort actuel
ou final. Comme lécrit le Réformateur de Strasbourg,
Martin Bucer : « Le croyant na pas à se soucier du
salut, Dieu a fait le nécessaire. »
Le salut est acquis, irréversible, rien ni personne
ne nous lenlèvera. Il nobnubile donc pas le chrétien.
Un autre problème le préoccupe et le mobilise, à
savoir que la volonté de Dieu se fasse dans le monde. Jésus
est le sauveur, cest fait ; il faut maintenant quil devienne
le seigneur, cest-à-dire celui quon écoute
et quon suit. Que le Royaume gagne du terrain en nous, dans lhumanité
et sur la terre, voilà ce sur quoi nous devons concentrer notre
attention et nos efforts.
Cette troisième attitude fait penser au peuple
sinstallant dans la terre promise. Dieu la sauvé.
Il la libéré dÉgypte, la fait
sortir du désert. Il lui a donné un pays. Ce pays, Israël
doit maintenant laménager, le cultiver, lexploiter.
Il vit du don de Dieu, mais ce don le met devant une tâche à
accomplir et des responsabilités à assumer. Le croyant
nest pas un voyageur cheminant vers une destination à atteindre
; il nest pas un mendiant de la grâce ; il est un ouvrier
dans la vigne, semeur ou moissonneur dans le champ.
Quelle pratique ?
Il ne faut pas radicalement opposer ces trois manières
de conjuguer le salut, elles se trouvent toutes les trois dans la Bible,
et souvent (par exemple chez Paul) elles se juxtaposent ou se combinent.
Il nen demeure pas moins que, selon le temps que
lon privilégie, on aboutit à des conceptions différentes
de la pratique chrétienne. Quand on situe le salut dans un avenir
qui dépasse notre monde, on se préoccupe du but final
(la vie éternelle) ; les tâches et préoccupations
de ce monde ne doivent pas en détourner ou en distraire. Lorsquon
insiste sur le salut au présent, lessentiel est daménager
des moments à part pour rencontrer Dieu, de prévoir des
temps où on sisole dans une sorte de tête-à-tête
avec lui doù tout le reste est exclu. Dans les deux cas,
les affaires de cette terre nont pas grande importance spirituelle.
LÉvangile, écrivait au début du vingtième
siècle Adolf Harnack, cest « Dieu et lâme
». Pour la troisième option, lÉvangile, cest
Dieu et lâme, certes, mais aussi ce monde où témoigner,
où travailler, où lutter pour le changer, ne fût-ce
quun tout petit peu. LÉvangile nous appelle non pas
à nous préoccuper de notre sort éternel et de notre
âme, mais à militer dans le monde avec la préoccupation
de la justice et de la paix, en témoin, en artisan ou en ouvrier
du Royaume.
André
Gounelle