Guérissez les malades (Mt 10,8)
Le thème de la guérison suscite souvent
de la méfiance, surtout dans le domaine religieux. Lexploitation
sensationnaliste quen font des gens peu scrupuleux, quils
soient prédicateurs ou télévangélistes,
marabouts ou magnétiseurs, justifie largement quon se tienne
sur ses gardes. Le discours de ces prétendus guérisseurs
exploite souvent le réel besoin dhommes et de femmes que
la vie a profondément blessés et qui ne trouvent nulle
part ailleurs de réponse pour les aider à faire face à
leur condition humaine et à lassumer. Les maladies, les
souffrances physiques et morales posent une question lancinante, celle
dune guérison possible. Doù limportance
de trouver des éléments de réflexion permettant
de répondre de façon satisfaisante et réaliste
à ceux et à celles qui se débattent avec une mauvaise
santé et qui affrontent ou subissent la douleur.
Vers une vision globale de lhumain
Les processus qui régissent la vie, et tout particulièrement
la vie humaine, sont extrêmement complexes et fluctuent constamment.
Aux processus physiques et chimiques de la vie moléculaire sajoutent
les processus biologiques des organes vitaux. Les processus biologiques
à leur tour influencent les processus psychologiques et sont
influencés par eux ; ensemble, ils permettent lapparition
de la vie de lesprit, caractérisée surtout par la
conscience de soi qui rend possible une certaine liberté. Tout
en gardant leur spécificité pro-pre, ces différentes
« dimensions » de la vie simbriquent et agissent les
unes sur les autres dans ce que le théologien Paul Tillich appelle
lunité multidimensionnelle de la vie. Cette vision de lhumain
va à lencontre de la vision cartésienne qui sépare
le corps et lesprit.
La personne humaine a une unité non pas statique,
mais dynamique. La vie est toujours en mouvement, entre identité
de soi et altération de soi, et ceci sapplique à
toutes ses dimensions. Si les cellules ne se régénèrent
pas, le corps meurt, mais si elles se dérèglent de façon
cancéreuse, la vie est également menacée. Sur le
plan psychologique, si la personnalité saccroche trop aux
schémas du passé, elle narrivera pas à sadapter
aux nouvelles situations, mais si elle ne respecte pas ses repères
fondamentaux, la désintégration la guette. Pour rester
soi-même, il faut sans cesse devenir un autre soi-même.
Ce mouvement dialectique est lessence même de la vie.
Santé et maladie
Vu dans ce contexte, le mot santé prend son sens
seulement en confrontation avec son opposé, la maladie, et reste
toujours relatif à la situation de chaque individu. « On
nest pas malade par référence aux autres, mais par
rapport à soi, » écrit Maria Parisoli, dans son
livre Penser le corps (Paris, Éd. PUF, 2002). La maladie senracine
dans ce que Tillich appelle lambiguïté de la vie et
de tous ses processus. Elle est provoquée par des accidents,
des intrusions et des déséquilibres qui, même sils
affectent tout particulièrement telle ou telle dimension, rejaillissent
forcément sur toutes les autres.
Dès lors, on doit penser également la guérison
en fonction de cette unité multidimensionnelle de la vie humaine.
Bien sûr, on peut agir principalement, comme le fait souvent la
médecine actuelle, sur des dimensions physique, chimique et biologique.
Mais comme écrit Maria Parisoli : « à partir de
cette réduction de la personne-patient à son corps-objet,
voire à son corps-machine, la médecine est arrivée
à réduire la maladie à une simple altération
des fonctions biologiques, disqualifiant ainsi lexpérience
du malade. » Il sensuit que souvent la guérison nest
que partielle et entraîne une réduction de la personne.
Il arrive même quelle provoque ce que Tillich appelle «
la santé malsaine » : « Ceci se produit si la guérison
sous une dimension particulière réussit sans prendre en
considération les autres dimensions où la santé
fait défaut ou qui sont même mises en danger par la guérison.
» (The Meaning of Health, Richmond, California, North Atlantic
Books, 1981). Il cite, entre autres, lexemple des médicaments
qui soulagent une conscience troublée tout en préservant
une déficience morale.
La « guérison par la foi »
Que dire alors de ce que lon appelle la «
guérison par la foi » ? Tillich aborde cette notion «
très ambiguë » dans le volume IV de sa Théologie
systématique (Genève, Labor et Fides, 1991). Pour lui
il faudrait parler plutôt de « guérison magique »,
car ce que lon appelle « la foi » dans ce cas précis
est plutôt « un acte de concentration ou dautosuggestion,
ordinairement induit, mais pas nécessairement, par lactivité
dune personne ou dun groupe. » Cependant Tillich nemploie
pas péjorativement le mot magie. Il le définit comme «
une influence sexerçant dune personne à lautre
sans passer par la communication mentale ou par lintermédiaire
dune cause physique, et qui a, néanmoins, des effets physiques
et mentaux. » Cet élément « magique »
est plus ou moins présent dans toute relation humaine. La confiance
que lon accorde à un médecin a parfois des résultats
bénéfiques que lon pourrait qualifier de «
magiques » (leffet « placebo »). Des guérisons
de ce type sont possibles et on ne peut au nom de la foi chrétienne
ni les admettre ni les rejeter sans nuances. Tillich fait toutefois
trois remarques:
- 1) Lexpression « guérison par la foi »
est impropre, car il sagit plutôt de concentration magique.
- 2) En tant quélément légitime dune
rencontre humaine, cette influence « magique » ouvre des
possibilités à la fois créatrices et destructrices.
- 3) Si ceux qui sadonnent à de telles activités
excluent par principe dautres moyens de guérisons, on
doit considérer leur action comme nocive.
Un ministère de guérison
Doù limportance pour les personnes
qui travaillent pour la guérison les médecins,
les analystes, les pasteurs de coopérer. La question de
la possibilité dune guérison complète se
pose également. Selon les récits évangéliques,
le ministère de Jésus mettait en uvre une puissance
irrésistible de guérison et Jésus, à son
tour, a chargé ses disciples de guérir les malades et
de chasser les démons. Sans tomber dans des excès, il
incombe aux Églises protestantes « historiques »
de renouer avec ce ministère de guérison trop souvent
négligé. Bien évidemment, seul lEsprit de
Dieu peut vaincre totalement les ambiguïtés de lexistence
et nous navons accès à cette victoire, dont le symbole
est la Résurrection du Christ, que « de façon fragmentaire
et par anticipation ». Comme écrit Tillich dans sa Théologie
systématique : « Sous les conditions de lexistence,
la guérison reste partielle. Elle nintervient que dans
les limites de len dépit de dont la Croix de Christ est
le symbole. Aucune guérison, pas même la guérison
sous limpact de la Présence Spirituelle, ne peut libérer
lindividu de la nécessité de mourir. » Cela
dit, la foi chrétienne nous donne des ressources pour nous-mêmes
et pour les autres ; elle nous permet dassumer pleinement et courageusement
notre condition humaine et dexpérimenter, au moins partiellement,
la guérison comme un signe concret de notre salut.
Douglas
Nelson
« La richesse de la vie implique le danger
de la maladie. La vie de lhomme est une vie riche, infiniment
complexe, inépuisable dans ses possibilités, même
chez lindividu le plus pauvre du point de vue de la vitalité
Dans la vie humaine, plus que dans toute autre vie, il y a des
tendances divergentes qui doivent être continuellement
maintenues dans lunité. La santé nest
pas labsence de ces tendances divergentes dans notre vie
corporelle, mentale ou spirituelle, mais un pouvoir qui les
maintient dans lunité. La guérison est un
acte de réunification après la rupture de leur
unité. Guérissez les malades, cela signifie :
aidez-les à retrouver leur unité perdue sans les
priver de leur richesse, sans les exposer à un appauvrissement
de la vie, même sils y consentent.»
Paul Tillich, LÉternel maintenant
(Paris, Éd. Planète, 1969).
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