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Numéro 189 - Mai 2005
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La liberté implique des choix et des risques. On décide soi-même, on ne se réfugie pas derrière les consignes données par des autorités. Si les croyants sont des militants qui ne font qu’appliquer ce que les autorités ecclésiales préconisent, ils ne sont ni vraiment libres ni vraiment responsables. Le pasteur James Woody montre comment la tentation d’abdiquer sa responsabilité menace même les protestants les plus épris de liberté.

Pas de responsabilité sans liberté

La liberté et la responsabilité forment l’un des couples les plus fidèles que l’on connaisse: plus je suis libre, plus je suis à même de faire de nombreux choix. Ces choix peuvent ne concerner que moi (celui de mes vêtements, celui de l’itinéraire que je vais emprunter pour me rendre chez des amis) ou avoir des conséquences pour d’autres personnes (celui d’un conjoint, celui de donner la vie à un enfant) ou encore des conséquences à grande échelle (celui de répandre des produits polluants dans la nature, celui de déclencher une guerre).

Je ne suis responsable de ces choix qu’à la hauteur de ma liberté: si je suis militaire, je ne suis pas libre de ma tenue vestimentaire et je ne peux donc pas être tenu pour responsable du choix des chaussures, du couvre-chef etc. Si la coutume veut que les parents choisissent le conjoint de leur enfant, on ne peut pas me tenir pour responsable de mon mariage. Dans ces deux exemples je me contente d’exécuter un choix qu’on a fait pour moi. Si quelqu’un me demande pourquoi je suis habillé ainsi, pourquoi j’ai épousé cette personne, la seule réponse possible sera de dire que je me suis conformé à la discipline, à la coutume, à la loi.

Nombreuses sont les situations où le respect scrupuleux de la loi produit le contraire de ce que vise la loi.

Ceux qui peuvent vraiment répondre aux pourquoi sont ceux qui ont pris les décisions, qui ont fait les choix. Celui qui est responsable, c’est celui qui peut répondre (les deux mots sont de la même racine). Être responsable, pouvoir répondre de ses choix, de ses actes, de ses paroles est une manière d’exprimer sa liberté. A contrario, l’absence de liberté conduit à l’irresponsabilité, à l’impossibilité de pouvoir répondre.

L’absence de liberté peut être une sécurité

L’absence de liberté n’est pas forcément un outrage à notre humanité. Elle peut s’avérer être un facteur de sécurité et de repos. Prenons le cas très théorique d’une société où tout serait codifié dans les moindres détails: de la manière de manger à l’urbanisme, en passant par l’agriculture, l’éducation et tout ce qui organise notre vie. Nul n’aurait plus à se poser de question sur la conduite à tenir; il suffirait de suivre le grand code de la vie prescrit par cette société. Nul n’aurait à craindre de mal faire puisqu’il suffirait d’obéir aveuglément à ce qui a été prévu: plus de décisions tourmentées, plus de conflits de morale et plus de reproches en perspective.

Prenons le cas de celui qui préside le culte d’une Église réformée. Pour ne souffrir d’aucune remarque, pour ne pas avoir à répondre de telle phrase, de telle prière qu’il aura dite, il lui suffit de suivre scrupuleusement l’ordre liturgique et d’utiliser les textes approuvés par le Synode. S’en remettre à la liturgie fait gagner du temps et protège de toute critique qui pourrait être faite: le vrai responsable, c’est le Synode, non celui qui préside le culte. Apporter une telle sécurité est l’une des fonctions des rituels, des protocoles, des liturgies, des lois. Ils permettent d’agir sans avoir à réfléchir: il suffit de suivre le mode d’emploi pas à pas.

Accomplir plutôt que respecter

Cette sécurité ne se gagne pas sans une perte majeure. Car, à respecter la loi à la lettre, on risque d’en perdre l’esprit. Respecter la loi est sécurisant et reposant, mais ne permet pas toujours de l’accomplir dans toutes ses dimensions. Concernant le culte, cette critique se trouve chez le prophète Ésaïe: on respecte la liturgie, mais pas les frères et sœurs, en conséquence de quoi le culte fait horreur à Dieu (Es 1,10 et suivants; 58). Nombreuses sont les situations où le respect scrupuleux de la loi produit le contraire de ce que vise la loi. Ainsi, le code de la route cherche à faciliter les déplacements des véhicules à moteur. Il précise qu’il ne faut pas franchir les lignes blanches situées sur la chaussée. Mais prenons le cas où une voiture stationne en double file, rendant impossible la circulation sur la chaussée à moins de franchir une ligne blanche; que faire? Attendre que le conducteur déplace sa voiture et créer un embouteillage pendant ce temps ou franchir la ligne blanche pour permettre la circulation? Cet exemple anodin montre que les lois, les protocoles, les coutumes et tout ce qui est destiné à régler notre vie ne nous permettra pas de nous abstenir de toute décision: beaucoup d’événements imprévus sont comme des grains de sable qui bloquent ces mécaniques bien huilées. En bien des occasions, se contenter de respecter la lettre de la loi signifie ne pas agir dans le sens voulu par le législateur, et revient à ne pas accomplir la loi.

Désobéir n’est pas un droit mais un devoir

L’exemple montre que la désobéissance peut être une meilleure obéissance que le respect rigoureux de la consigne. Dans ce cas, faut-il légiférer sur la désobéissance et l’inscrire dans la loi elle-même? Le protestantisme cède facilement à cette tentation. J’imagine que nous avons le sentiment qu’un protestant doit pouvoir exprimer sa protestation par le mécontentement et, de façon ultime, par la désobéissance. À Rezé-lès-Nantes en 1998, dans le cadre de la réflexion sur «Étranger, étrangers», le Synode de l’Église Réformée de France a appelé les membres d’Église à «porter toutes les conséquences [d’une] loyauté critique [à l’égard de l’État], même si elle doit conduire, en dernier recours, à la désobéissance civile». Discrètement, cette décision synodale a fait de la désobéissance civile une obéissance ecclésiale. La désobéissance inscrite dans la loi cesse, de ce fait, d’être désobéissance. Quand l’institution confisque l’obéissance et la désobéissance, qui devraient relever de la responsabilité individuelle, elle rend du même coup les personnes irresponsables: désobéir à l’État devient une façon d’obéir à l’Église.

Dans le cadre du travail synodal «confesser Jésus-Christ dans une société laïque», le risque est le même. Nous avons, à juste titre, l’intuition qu’il se pourrait que nous devions désobéir à l’État dans certaines situations, pour être fidèle à Dieu. Mais faut-il prendre une décision synodale qui autorise cette désobéissance civique? Si tel est le cas, n’abandonnerait-on pas une éthique de la responsabilité qui fait de chaque croyant un interprète de la volonté de Dieu (ce qui n’exclut pas que l’interprétation individuelle doive se confronter avec d’autres interprétations)? Désobéir, braver une interdiction, enfreindre la loi, faire grève sont des actes graves; ils devraient toujours être exceptionnels. Prévus par la loi, légalisés, ils deviennent normaux, ils se transforment en règle, perdent leur force de spontanéité, leur puissance de subversion et trouvent une place raisonnable dans ce qu’il est possible et convenable de faire. Au lieu d’être un devoir que nous dicte notre conscience, ces actes deviennent un droit que nous donne l’Église.

À partir de bonnes intentions (se préparer à réagir dans des situations qui mettent à mal l’humanité voire l’existence même de l’humanité) ne risque-t-on pas, en rognant la liberté de conscience, d’engendrer une génération de croyants irresponsables? Ne risque-t-on pas de supprimer ce que Hans Jonas, dans Le principe de responsabilité (Paris, Flammarion, 1998, p.196), a défini comme étant la responsabilité absolue: «la possibilité qu’il y ait de la responsabilité»? feuille

James Woody

Dans la vie spirituelle et religieuse, je ne puis rien accepter qui soit en dehors de la conscience personnelle ou qui la contredise, sans risquer d’écarter tout phénomène spirituel, l’esprit étant avant tout liberté.

La liberté de la conscience est un bien moral suprême et la condition même de toute vie morale.

Aucune force du monde ne peut la détruire intérieurement, elle subsiste même lorsque l’homme est jeté en prison ou lorsqu’on le mène au supplice. Mais extérieurement on peut la violenter, rejeter son droit, en tant que droit subjectif de la personne, socialement on peut refuser de la reconnaître; aussi une lutte en sa faveur est-elle possible et même inéluctable.

Nicolas Berdiaeff, De la destination de l’homme, 1935
(rééd. L’Âge d’homme, Lausanne, 1979

 

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