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Santiago Morilla, Arte y Simbolismo. ©Santiago Morilla/Agencía Zegma, Madrid. |
La prière du Notre Père telle que nous la connaissons vient de lÉvangile de Matthieu (6,9-13). Il en existe une autre version dans Luc (11,2 ss) plus courte et un peu différente. Lhistoire du texte fait dire aujourdhui quelle nest quune version altérée du texte original qui serait donc plutôt celui de Matthieu.
Nous avons là le seul exemple de prière donné par Jésus dans lÉvangile. Mais il ne sagit pas de dire le Notre Père comme une récitation, dautant que, daprès Matthieu, juste avant, le Christ condamne les païens et leurs vaines redites. Répéter mécaniquement un texte, fût-il le plus beau nest pas prier. Pour dire le Notre Père, il faut se pénétrer le plus possible de son sens pour en faire sa prière, à soi, personnellement.
Il nest même pas certain que le Christ ait voulu nous donner là un texte à usage liturgique. On peut penser plutôt que cette prière est donnée à titre dexemple, pour montrer ce que lon peut demander dans la prière, et comment le faire. Elle est plus un exemple type de prière chrétienne dont tous devraient sinspirer, quun modèle à répéter servilement.
Le Notre Père est formé de 7 demandes, 3 concernant Dieu, 4 concernant les hommes. La doxologie (car cest à toi quappartiennent...), quant à elle, a été ajoutée tardivement au texte original. Le Notre Père a ainsi une forme symboliquement parfaite, 7 étant le nombre de la perfection de la création, 3 étant le nombre divin par excellence, et 4 le nombre du terrestre. On retrouve là quelque chose qui est courant dans la Bible: laccomplissement de la création se trouve dans lunion du spirituel et du matériel, qui sont nos deux sources de vie.
Ce qui est remarquable dans le Notre Père est quil commence par trois demandes concernant Dieu lui-même. Trop souvent les chrétiens oublient cela et se précipitent pour réclamer à Dieu quantité de choses les concernant eux... Il est bon, donc, de commencer par se préoccuper de Dieu et de sa relation à Dieu, avant de se préoccuper de soi-même. Dans le décalogue de même, les premiers commandements concernent Dieu lui-même, et ceux concernant seulement les hommes viennent ensuite.
Le Notre Père dans lÉvangile de Matthieu, reproduit du «Nouveau Testament interlinéaire Grec-Français» édité par Maurice Carrez, Alliance biblique Universelle, 1994
La première particularité surprenante de cette prière est quelle est entièrement à la première personne du pluriel. Elle ne dit pas «Oh mon Père donne-moi ci ou ça», mais «Notre Père, donne Nous».
On peut en tirer plusieurs enseignements. Tous les chrétiens sont unis dans cette prière, il y a une communion de tous ceux qui reconnaissent Dieu pour leur Père. Lamour pour Dieu qui sexprime dans la prière ne peut être dissocié de lamour du prochain. Lun des rôles de la prière est de se mettre en communion avec tous les autres.
Lamour du prochain suppose une solidarité telle que lon ne peut faire à Dieu une demande particulière sans désirer quelle soit aussi accordée aux autres.
La notion du Dieu-Père se trouve déjà dans lAncien Testament, comme dans le Psaume 103 (comme lamour dun père pour ses enfants lamour de Dieu pour ceux qui le craignent), mais il est certain que le Christ a généralisé cet usage et y a accordé une importance toute particulière. Appeler Dieu «Père» est en soi révélateur de toute une théologie, cest affirmer un certain nombre de choses essentielles sur Dieu et sur son rapport avec nous. Mais il faut prendre garde de ne pas projeter sur Dieu nos expériences plus ou moins heureuses dun père terrestre, il faut donc considérer quil est le Père idéal.
Le premier des rôles du père est dêtre le géniteur, il est celui qui a donné la vie. En ce sens, appeler Dieu «Père» est dire tout simplement quil est notre créateur. Cela peut sentendre en deux sens, puisque le Nouveau Testament enseigne quil y a deux créations, une ancienne et une nouvelle. Lancienne création, cest la création matérielle, dans ce domaine, Dieu est effectivement notre créateur, il est à lorigine de toutes les choses visibles. Il est aussi celui qui est à luvre dans la «nouvelle création», celui qui nous donne la vie par son Esprit vivifiant, il est la source de la vie nouvelle qui peut surgir en nous.
Le deuxième rôle essentiel du père est de donner la loi. Il structure son enfant en lui imposant des limites, en lui disant ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Ce rôle est essentiel. Il est vrai que cest surtout la figure du Dieu de lAncien Testament qui répond à cette fonction, avec la loi de Moïse, mais ce serait une erreur de loublier totalement. Même si le chrétien se considère comme libre, il ne peut user de cette liberté dans lanarchie.
Et enfin le dernier rôle essentiel du père est quil est celui qui aime. Lamour dun père pour son enfant est en effet, normalement, total et inconditionnel. Le père aime son enfant non pas parce que lenfant ferait preuve de qualités ou de mérites le rendant aimable, mais parce quil est son enfant, et quil le reçoit, le reconnaît comme tel.
Voilà une affirmation théologique fondamentale: le Dieu dans lequel nous croyons se trouve au Ciel. Dans la Bible, la Terre est le monde matériel, le domaine des choses, des objets et du visible, et le Ciel est le domaine de linvisible, de linatteignable, du spirituel.
Ainsi, affirmer que Dieu est dans le Ciel, cest avant tout dire quil nest pas sur Terre, cest-à-dire quil nest pas une réalité matérielle, il est purement spirituel. Il est par définition limmatériel, linvisible, ce qui échappe à la physique, ce qui dépasse la matière. Dans lhomme, le divin cest cette dimension qui fait que nous sommes plus que des mammifères, cette part de notre être faisant que nous sommes plus que notre corps. Aujourdhui, où le Ciel a perdu de son immatérialité, et de son inatteignabilité, nous devrions plutôt dire: «Notre Père qui es au-delà de tout, et même du ciel».
Dans la Bible, le nom représente la personne elle-même. Ici, il nous est demandé de «sanctifier» ce nom de Dieu, «sanctifier» signifie «rendre saint», or lon ne voit pas forcément très bien comment nous pourrions rendre saint ce qui est saint par excellence. «Saint», en effet, aujourdhui évoque lidée de perfection, de divinité, mais dans la Bible cela signifie tout simplement: «être à part», et «sanctifier»: mettre à part.
Ainsi, quand il est dit dans les Dix Comman-dements: Souviens toi du jour du Seigneur pour le sanctifier, ce qui nous est commandé, cest de mettre à part une journée dans la semaine pour la consacrer à Dieu, afin que tous les jours ne se ressemblent pas, pour que notre être ne se dilue pas dans laction matérielle mais garde une part de cette autre dimension du spirituel.
Dans notre vie, nous avons de très nombreuses préoccupations de tous ordres, et il convient que la préoccupation spirituelle ait une place à part. Être humain, cest se préoccuper dautre chose que du quotidien: dune part dinvisible, de qualité, de valeurs et didéaux. Et il faut que cette réalité de Dieu dans nos vies ait une place de choix, que la préoccupation de Dieu soit dun autre ordre, pas une parmi dautres, mais quelle ait un statut spécial. Dieu doit être notre «préoccupation ultime» (Tillich), la préoccupation des préoccupations, celle qui est au-dessus de toutes les autres, et qui conditionne les autres.
La préoccupation ultime du Nom de Dieu nest pas là pour annihiler toutes les autres préoccupations, ou nous faire renoncer au monde dans son ensemble, mais pour les organiser et leur donner leurs sens propres.
Cette demande pourrait être interprétée comme une requête que Dieu vienne lui-même imposer son règne dans le monde. Cest le sens que lui donnent certaines communautés millénaristes, mais ce type de théologie a de graves défauts. Dabord, il risque de démobiliser lhomme. Si en effet, le Christ doit revenir bientôt pour imposer artificiellement son règne, alors le rôle de lhomme est bien faible, il na plus quà attendre que Dieu veuille bien faire venir son règne lui-même.
Et puis, cette attente de retour matériel du Christ soppose à la foi en Christ en tant que Messie. Si le Messie est vraiment venu, alors il ny a pas à attendre autre chose.
La question est, en fait, de savoir ce que lon entend par «règne de Dieu» (ou «royaume», puisquil y a un seul terme pour «règne» et «royaume» en hébreu comme en grec).
Vouloir que le règne de Dieu vienne sur la Terre, cest tout simplement souhaiter que Dieu soit de plus en plus reconnu comme roi, quil soit respecté, écouté, obéi, et que ce soit lui qui gouverne effectivement la plus grande partie possible du monde. Or, Dieu respectant la liberté humaine, cela dépend de lhomme. Il dépend de nous que nous sachions reconnaître Dieu pour notre roi, et il ne sagit pas dattendre passivement quil établisse son Royaume contre la volonté des hommes.
Comme dans toutes les prières, cette demande faite à Dieu na pas pour objectif de vouloir que Dieu fasse à notre place ce qui nous revient, de façon à nous éviter davoir à le faire, mais au contraire de nous aider à accomplir sa propre volonté. La prière est une demande qui nous engage, demande que nous exprimons dans la foi et la confiance en Dieu, parce que nous savons que nous avons besoin de son aide et de sa force pour quil nous aide à vouloir vraiment et à accomplir le mieux possible ce dont il est question.
Si lon sintéresse enfin au sens courant du terme «royaume», on peut considérer quil sagit de lensemble de ceux qui reconnaissent quelquun pour roi, qui se soumettent à lui et qui sont gouvernés, protégés par lui. Mais comme il nest pas possible détablir une division entre les hommes pour désigner ceux qui seraient totalement fidèles et ceux qui seraient totalement infidèles, il faut bien penser que les limites du Royaume de Dieu passent au milieu de nous, il y a une part de nous-mêmes qui reconnaît Dieu pour roi, et une autre part qui lui désobéit et qui se soumet à dautres priorités. Nous pouvons donc souhaiter que non seulement le monde dans son ensemble soit de plus en plus soumis à Dieu, mais quen nous-mêmes, la part qui se soumet à Dieu grandisse de façon que, idéalement, tout notre être soit dans le Royaume de Dieu.
Là encore, le risque dune interprétation passive est présent. On pourrait voir dans cette demande une sorte de fatalisme, dInshallah musulman. Il est vrai que lon trouve, dans lépître de Jacques (4,13-14) un type de théologie se rapprochant de cela quand il met en garde ceux qui font des projets, en leur conseillant de dire plutôt: Si Dieu le veut, nous vivrons, et nous ferons ceci ou cela.
Ce qui est en question, cest de savoir si lon pense que cest vraiment toujours la volonté de Dieu qui saccomplit sur cette Terre ou non. Pour ceux qui le pensent, cette demande peut signifier que nous sachions accepter la volonté de Dieu, puisque de toute façon cette volonté divine doit saccomplir.
Mais on peut penser, au contraire, que tout ce qui arrive nest pas précisément la volonté de Dieu, et que là est lexplication de lexistence du mal: cest ce qui sécarte du projet divin. Dieu ainsi ne peut que vouloir le bien, et il est à luvre pour que progressivement ce soit sa volonté, son plan créateur, qui saccomplisse. Là est le rôle essentiel de lhomme, sa vocation est daccepter de prendre part à la création de Dieu en di-sant «que je sois capable daccomplir ta volonté sur cette terre... et non la mienne».
Ainsi, quand le Christ dit à Gethsémané: Père, sil était possible que cette coupe passe loin de moi sans que jen boive... toutefois, non pas ma volonté mais la tienne. Il ne sagit pas pour lui dattendre simplement que les événements simposent à lui, mais quil accomplisse lui-même sa mission jusquau bout comme Dieu voudrait quil le fasse, et ce quel quen soit le prix.
Ainsi cette demande, comme toute prière, nest pas une manière de tout attendre de Dieu pour que nous nayons plus rien à faire nous-mêmes, mais bien une demande qui nous engage nous aussi, et là plus particulièrement dans laccomplissement de sa volonté.
Le Ciel, cest le monde spirituel, le domaine de Dieu. Dans le domaine du terrestre, au contraire, il y a de nombreuses forces en présences, dont beaucoup sont hétérogènes à Dieu, et de nombreux événements arrivent qui ne sont pas la volonté de Dieu, mais le simple fait du hasard, ou de volontés autres, de volontés dêtres créés. Le mieux que nous puissions faire, est de mettre notre propre capacité daction dans ce monde au service de la volonté de Dieu pour que ce monde terrestre puisse devenir une image du Ciel qui est le seul lieu où Dieu règne véritablement et totalement.
Certains considèrent que ces quelques mots: «sur la Terre comme au Ciel» ne concernent pas seulement cette troisième demande, mais est une agrafe entre les deux parties du Notre Père, entre les demandes «célestes», et celles qui suivent: «terrestres». La volonté de Dieu est justement quil y ait un lien entre le Ciel et la Terre, une union entre le spirituel et le matériel, et cest à ce lieu que lhomme doit se tenir, à lexemple du Christ qui accomplit parfaitement ce lien.
On pourrait aussi dire quil y a là un souhait supplémentaire: «et quainsi la Terre puisse être comme le Ciel». Que même dans notre monde, le Nom de Dieu soit respecté, quil soit aussi reconnu comme roi, quaussi sa volonté soit faite, et que toutes les réalités du Royaume de Dieu (la justice, la paix, la joie, lamour...) puissent être vécues effectivement sur la Terre.
Mais comme cela nest pas facile pour nous humains, il nous faut de laide pour parvenir à y travailler, et ce sera lobjet des demandes suivantes.
Il est curieux, dailleurs, que les demandes daide de Dieu pour nous, viennent après les grands objectifs exposés dans les trois premières demandes... mais cest sans doute que, justement, pour demander laide de Dieu, il faut déjà savoir dans quel but. Il faut dabord se sentir appelé par Dieu et vouloir uvrer pour lui, ensuite seulement nous pouvons mesurer notre faiblesse et vouloir y parvenir avec son aide.
Cette demande a pu être interprétée de façons contradictoires. De quel pain sagit-il en effet, du pain matériel, ou seulement du pain spirituel?
La question de savoir si lon peut demander des choses matérielles à Dieu est fortement controversée dans le Christianisme. Certains pensent que Dieu étant tout puissant, il est évidemment dans ses attributions de donner ou de ne pas donner des choses matérielles, dintervenir dans un sens ou dans un autre dans le cours des événements. Dautres pensent quà court terme, Dieu ne peut agir que selon sa nature, cest-à-dire dans le domaine de lesprit, de lamour, du pardon, de la vie etc.
Même si lon ne veut pas a priori rejeter le sens dune demande matérielle, il faut néanmoins être conscient des extrêmes difficultés théologiques auxquelles une telle interprétation mène inévitablement. Si en effet on suppose quil est du ressort de Dieu de faire que lon ait effectivement à manger, que penser alors des gens, ou des peuples qui meurent de faim? Doit-on voir là leffet dune volonté divine? Pense-t-on vraiment quil soit dans le pouvoir de Dieu, ou conforme à sa nature, de faire quil en soit autrement et que ces peuples éprouvés trouvent su-bitement à manger pour tous? Pourquoi alors ne le fait-il pas? Est-ce parce quils nont pas assez prié le Notre Père, et ne devrait-on pas remplacer toute laide humanitaire aux pays du Tiers monde par la distribution de papiers contenant le texte de cette prière à réciter? Il y a là une option fondamentale en théologie, option qui touche de très près le problème du mal.
De toute façon, on ne peut entendre parler de «pain» dans la bouche du Christ sans que lon pense au pain spirituel dont il est question à plusieurs reprises dans sa bouche. En particulier, dans lÉvangile de Jean, Jésus dit: (Jn 6,35) Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi naura jamais faim, et celui qui croit en moi naura jamais soif. Il ne sagit évidemment pas là de pain matériel dans ce qui est promis par le Christ. Et le pain de la Cène nest pas fait pour nourrir les corps. Cest bien de ce pain-là que nous avons besoin: le pain spirituel de la Parole du Christ, de sa présence, de sa personne-même qui peut nous nourrir pour léternité et nous donner la force qui vient de Dieu.
Lhomme en effet ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de lÉternel cest une parole du Deutéronome (8,4), citée par le Christ lui-même lors de ses tentations (Mt 4,4), lorsque le Diable lui souffle quil pourrait demander à Dieu de le nourrir matériellement, et que celui-ci précisément refuse en citant ce verset.
Et enfin, une étude plus approfondie des termes grecs utilisés dans cette demande semble vouloir aller dans le sens dune interprétation spirituelle. Le mot «epiousion» que lon traduit fautivement par «de ce jour» est difficile à traduire parce quil est unique dans le Nouveau Testament. Mais son étymologie, son sens peut être: «super-substanciel», cest-à-dire qui se trouve au-dessus de la substance matérielle, cest bien le pain spirituel.
Pour dautres raisons, on pourrait aussi le traduire par «de demain», ou «qui vient». Certes, le «donne-nous aujourdhui notre pain de demain» quavaient certaines traductions est insensé sil sagit de don matériel, nous ne demandons pas à Dieu une sorte davance matérielle. Mais si lon entend dans le «demain» une allusion à un futur eschatologique, un demain qui ne concerne pas ce temps terrestre, mais le demain du Royaume de Dieu, alors nous retrouvons lidée des dons spirituels qui sont propres à son Royaume éternel, et dont nous avons besoin pour vivre comme enfants de Dieu.
Et il est vrai que lon peut demander à Dieu de nous donner chaque jour, le pain spirituel dont nous avons besoin pour avancer sur notre route, nous nourrir quotidiennement de sa présence, de son esprit, de sa force et de sa parole.
Il nest pas étonnant que la prière modèle donnée par le Christ fasse mention du pardon, point central de sa prédication et part importante de la bonne nouvelle de sa prédication. Il y a en effet ces deux dimensions dans le message de Jésus: dune part nous sommes pardonnés par Dieu, selon un effet de sa grâce, et dautre part il nous invite à nous pardonner les uns les autres.
Ici de même, nous avons le pardon de Dieu et le pardon que nous sommes invités à donner aux autres. La difficulté réside dans le «comme» que le texte met entre les deux membres de la phrase.
Certains ont voulu y voir une proposition exprimant une condition: «pardonne-nous nos offenses... dans la même mesure que nous avons pardonné...» (Cest le sens retenu par Matthieu lui-même dans son ajout suivant le Notre Père). Mais ce type de théologie pèche par un manque de confiance dans la grâce première de Dieu. Le premier serait en effet, le pardon de lhomme et non le pardon de Dieu. Or cest parce que Dieu nous aime que nous pouvons aimer, cest parce quil nous a pardonné que nous pouvons aimer, et pardonner à notre tour... On ne peut vraiment pardonner que si lon se sait pardonné. Pour nous dit Jean, nous aimons Dieu parce quil nous a aimés le premier... (1 Jn 4) et Paul, dit également: de même que le Christ vous a pardonnés, pardonnez, vous aussi... (Col 3,13)
Ce qui est en définitive important, cest de remarquer que, quel que soit le lien logique entre les deux propositions, le pardon reçu est nécessairement lié au pardon offert. Pardonner et être pardonné est un même mouvement, cest finalement croire et vouloir vivre le pardon dans toutes ses dimensions.
Notre traduction habituelle laisse supposer que Dieu pourrait volontairement nous envoyer du mal pour nous tenter afin de nous mettre à lépreuve. Mais cela est tout à fait opposé à certains passages de lÉcriture-même qui affirment, comme en Jacques 1,13 Que personne, lorsquil est tenté, ne dise: Cest Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne.
Cependant, le fait que Dieu puisse mettre à lépreuve est aussi présent dans la Bible, que lon pense en particulier au sacrifice dIsaac, ou au livre de Job.
Il ny a donc pas unanimité dans la Bible, mais il est certain que lévolution constante que lon trouve dans la théologie biblique est de rendre Dieu de plus en plus indépendant du mal qui peut arriver. Il ne serait pas cohérent par rapport à la pensée évangélique dinterpréter cette demande comme nous incite à le faire la traduction habituelle.
Une fois de plus, si lon revient au texte original, un certain nombre de choses séclairent.
Tout dabord, le mot «peirasmon» a un double sens, en grec (et dans lhébreu quil traduit): ce peut être la «tentation» ou l«épreuve». Certes la tentation peut être une mise à lépreuve, et dans toute épreuve il y a une tentation: celle de savouer vaincu par cette épreuve et de cesser de lutter contre elle. Mais là encore, sil sagit de lutter contre une épreuve, il va de soi que celle-ci ne peut venir de Dieu, nous navons en aucun cas à lutter contre quoi que ce soit qui nous soit donné par Dieu.
Ensuite, la traduction «soumettre» est certainement mauvaise pour rendre le verbe «eisnenegkein». Ce mot signifie tout simplement «faire entrer quelque part». Quant à la forme verbale utilisée, elle peut désigner indifféremment une action venant de Dieu lui-même ou une action que Dieu laisserait faire. Il faudrait donc plutôt traduire: «Ne nous laisse pas entrer dans lépreuve», ou plutôt, «fais que nous ne soyons pas introduits dans lépreuve», comme enfermés dans une maison, ou dans une cellule. Cela, nous pouvons bien le demander à Dieu: quil nous donne une porte de sortie, quil nous libère, quil ouvre devant nous un passage, comme il a libéré le peuple dÉgypte, lui ouvrant un passage dans la Mer Rouge.
On pourrait même alors presque réhabiliter la traduction habituelle que nous critiquions tout à lheure: ce que nous demandons à Dieu cest que nous ne soyons pas «soumis» dans lépreuve, que nous ne soyons pas irrémédiablement vaincus, mais que nous puissions relever la tête sans perdre toute espérance, sans être anéantis par lépreuve. Une des anciennes traductions qui disait: «ne nous laisse pas succomber dans lépreuve» était certainement loin du texte original quant à la littéralité, mais dans le fond restituait bien le sens de cette demande.
Cette demande va dans le sens de la précédente, et ajoute quelque chose dessentiel: il ne sagit pas de demander quil ne nous arrive pas de mal, mais que Dieu nous en libère. Laction de Dieu nest pas vue comme intervenant sur le mal lui-même, mais sur le croyant. La question nest pas là de savoir si Dieu ne peut ou ne veut pas éviter lépreuve à lhomme, mais davoir lintime conviction que Dieu peut nous libérer du mal qui nous arrive. Le mal existe encore, il reste là, mais nous pouvons devenir libres par rapport à lui.
On retrouve la même chose dans le très célèbre Psaume23: Quand je marche dans la vallée de lombre-mort La promesse nest pas que Dieu nous évite cette vallée, mais que dans cette situation chacun puisse dire: Je ne crains aucun mal car tu es avec moi.
Cette conclusion du Notre Père sappelle la «doxologie» (de «doxa» qui signifie la gloire), puisquelle rend gloire à Dieu. Les exégètes sont unanimes pour dire quelle est une adjonction tardive.
Lon sait cependant que du temps du Christ, les juifs avaient lhabitude de conclure leurs prières par une doxologie de ce type. Elle nétait en général pas écrite, mais allait de soi. Cétait une sorte d«Amen» développé, rendant gloire à Dieu.
Il nest donc pas pensable que le Christ ou ses disciples aient jamais prononcé le Notre Père tout sèchement sans aucune doxologie. Ils en prononçaient forcément une, et celle que nous avons est tout à fait le genre de celles qui étaient effectivement utilisées.
Et puis il est certainement essentiel que la prière par excellence comporte autre chose que des demandes: reconnaissance, louange, car cest aussi cela la prière.
Ce qui est plus discutable, ce sont les termes utilisés là. Le Règne, la Puissance et la Gloire sont-ils vraiment les choses les plus importantes concernant Dieu, sont-ce vraiment les réalités que nous considérons comme les plus propres à Dieu et comme légitimant le fait que nous nous adressions à lui et que nous lui faisions confiance dans notre vie?
On peut regretter les termes de cette doxologie qui donnent une image de Dieu qui appartient plus à lAncien Testament quau Nouveau. Lune des grandes choses dans le message du Christ est de nous présenter Dieu comme un Père qui nous aime, qui nous pardonne, un proche qui nous remplit de joie et de confiance, alors que là, nous retombons dans une conception de Dieu comme monarque oriental pour ne pas dire tyrannique qui est environné de puissance, de règne, de gloire, de respect et de crainte. Il est dommage que notre prière qui est pleine damour, de tendresse et de pardon se termine de cette façon-là. On aurait pu préférer une doxologie du type: Car cest à toi quappartiennent lAmour, le pardon et la paix (ou la joie) aux siècles des siècles Amen. Certes, dirait-on, ce nest pas le texte de lÉvangile, mais après tout, cette finale nest pas beaucoup moins authentique que celle que nous connaissons, et il se pourrait bien quelle soit plus évangélique...
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Numéro 187 |
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